Archive pour le 18.05.2013

Les deux vies de Marcel Ophuls

samedi 18 mai 2013

Marcel Ophuls n’avait pas fait de film depuis dix-huit ans. Un bail. Son dernier film, Veillées d’armes, sur les correspondants de guerre durant le siège de Sarajevo, date de 1994. Depuis, Marcel Ophuls rongeait son frein. Retiré dans un village du Béarn, dans les Pyrénées, le cinéma lui manquait, et lui boudait. Titillé par Vincent Jaglin, jeune homme curieux de connaître sa vie et ses secrets, l’auteur du Chagrin et la Pitié a consenti à se remettre au travail. Chemin faisant, il a repris goût au cinéma. Plutôt un film qu’une autobiographie écrite, tout sauf la page blanche, disait-il hier en présentant Un voyageur, son nouveau film, sur la scène du Théâtre Croisette où ont lieu les séances de la Quinzaine des réalisateurs. Il prit son temps, conviant à ses côtés ses proches collaborateurs : outre Vincent Jaglin, Sophie Brunet, sa fidèle monteuse, Frank Eskenazi, son producteur (The Factory) et quelques autres. Marcel Ophuls le disait lui-même : travailler avec lui n’est jamais une mince affaire. On commence amis, et on finit vite par se fâcher. Mais l’homme est intelligent, supérieurement intelligent, et doté d’humour. Pour lui, tout film (documentaire) est par essence une aventure, avec un point de départ et un point d’arrivée qui n’apparaît jamais clairement à l’horizon. Raconter une vie d’homme, en prenant le temps qu’il faut, c’est l’histoire de ce film, Un voyageur. Impossible d’en écrire le scénario à l’avance, comme le demandent en général les « décideurs », bête noire de Marcel Ophuls, qui partage ce point de vue avec son grand ami Fred Wiseman.

Il y a en fait deux vies dans la vie de Marcel Ophuls. La sienne et celle de son père, le grand Max Ophuls. Le fils s’est en quelque sorte donné comme mission de raconter l’aventure ou l’épopée du père, Max Ophuls, né à Sarrebruck et qui travailla tour à tour en Allemagne,  en France puis à Hollywood, avant de revenir en France réaliser coup sur coup quatre purs chefs d’œuvre : La Ronde (1950), Le Plaisir (1952), Madame de… (1953) et Lola Montès (1955). Dans Un voyageur, le fils prend le temps d’évoquer la figure paternelle, ce « papa » impressionnant, génial cinéaste à la carrière aventureuse et grand séducteur. La deuxième vie de Marcel Ophuls, c’est celle d’un cinéaste qui commença sa carrière en tournant un des courts métrages de L’Amour à vingt ans, aux côtés de Truffaut, Renzo Rossellini, Shintarô Ishihara et Andrzej Wajda. Truffaut, qui admirait follement Max Ophuls, et qui fut à deux doigts d’être son assistant sur Lola Montès, se prit de sympathie pour le fils et convainquit son amie Jeanne Moreau de jouer dans le première film de fiction de Marcel Ophuls : Peau de banane(1963). Elle y avait Belmondo comme partenaire. Le film suivant, Faites vos jeux, mesdames, avec Eddie Constantine, fut la dernière incursion de Marcel Ophuls dans la fiction. Après ça il trouva refuge à l’ORTF, fit du grand reportage, Mai 68 arriva, et les grandes bagarres pour détacher la télévision des griffes du pouvoir gaulliste. Et Le Chagrin et la Pitié, chef d’œuvre d’audace et de liberté, qui bouscula jusqu’au tréfonds l’imagerie française sur l’Occupation allemande. Avec ses complices, André Harris et Alain de Sedouy, Ophuls inventa un style et une véritable écriture documentaire à base d’interviews, d’enquêtes et de recoupements. Soudain la vérité historique se présentait sous la forme d’une mosaïque de points de vue, une construction étoilée, loin de l’hagiographie gaulliste et communiste. Longtemps interdit à la télévision en France (il fallut attendre 1982 et l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand pour que le film soit diffusé), Le Chagrin et la Pitié connut un succès dans le monde entier et fit d’une certaine manière école. Marcel Ophuls travailla ensuite en Allemagne et en Angleterre, puis aux Etats-Unis, trouvant plus facilement qu’en France des producteurs pour l’accompagner dans son odyssée documentaire : The Memory of Justice (1976), Hôtel Terminus (1988), November Days (1991) et Veillées d’armes. Cette forme d’exil a eu des conséquences importantes à la fois sur son caractère et sur ses relations avec les commanditaires institutionnels. Ce qui fait que Marcel Ophuls est mieux considéré à l’étranger que dans son propre pays. Mais, pour le connaître et admirer son travail, on est tenté de dire que le pays de Marcel Ophuls – en cela il est bien le digne héritier de son père – n’est ni la France ni un tout autre pays mais bien le Cinéma. Follement épris du cinéma américain (de Lubitsch aux Marx Brothers en passant par Woody Allen), Marcel Ophuls s’est toujours senti à l’étroit dans le cadre national. Juif errant ou juif apatride, comme on voudra. Un voyageur raconte cette vie, souvent cocasse et rocambolesque, parfois très intime (ses disputes avec sa femme, son amitié avec Truffaut…), un tantinet cabot : une véritable aventure au pays du Cinéma.