Archive pour le 09.2014

Passion Truffaut

mardi 30 septembre 2014

« Je fais des films pour réaliser mes rêves d’adolescent, pour me faire du bien et, si possible, faire du bien aux autres. » Cette phrase de François Truffaut exprime simplement, clairement et pleinement son amour du cinéma et son désir d’en faire. Cet homme a organisé sa vie afin de parvenir à son but. Disparu le 21 octobre 1984 à l’âge de cinquante-deux ans, il a laissé le sentiment d’avoir mené sa vie à toute vitesse, comme pressé par le temps et comme s’il voulait arriver à tout faire tant que cela était encore possible. Vingt-et un longs métrages, une poignée de courts, plusieurs centaines d’articles sur le cinéma parus dans un grand nombre de journaux ou revues, principalement aux Cahiers du cinéma et dans l’hebdomadaire Arts, des préfaces consacrées aux livres d’hommes qu’il admirait ou qui l’ont aidé (Renoir, Bazin, Welles, Rossellini, Ophuls, Guitry, Nestor Almendros, Tay Garnett, etc.), le fameux livre d’entretiens, Le Cinéma selon Alfred Hitchcock, devenu familièrement le « Hitchbook », paru en 1966 chez Robert Laffont, puis en Amérique chez Simon & Schuster, traduit en maintes langues, sans cesse réédité depuis trente ans. Sans compter le Truffaut acteur, dans certains de ses films : L’Enfant sauvage, La Nuit américaine et La Chambre verte, et dans le film de Spielberg, Close Encounters of the Third Kind (Rencontres du troisième type, 1977). Sans oublier la publication de sa Correspondance qui reprenait de nombreuses lettres, parmi les milliers qu’il écrivit durant sa vie à toutes sortes de gens, proches ou lointains. Bref, contrat rempli, vie rondement menée, bilan « globalement positif ».

Il n’empêche que sa mort a laissé un goût amer, un sentiment d’inachevé, de mélancolie profonde, pas seulement pour les siens, pour ses proches, pour ses actrices et acteurs, et pour sa « famille du Carrosse ». Combien de cinéastes aujourd’hui, jeunes hommes et surtout jeunes femmes, s’inspirent de son œuvre et de son goût du romanesque, regrettant de ne pas l’avoir connu, croisé, côtoyé, et ce non seulement en France, mais au Japon, en Amérique et dans le reste du monde ? Truffaut a réalisé Vivement dimanche !, son dernier film, alors qu’il avait plusieurs fers au feu. Plusieurs scénarios très avancés, coécrits avec Jean Gruault (le projet 00-14) ou Claude de Givray (La Petite voleuse, que réalisera Claude Miller en 1985), sans oublier un projet auquel il tenait beaucoup, Nez de cuir, qu’il envisageait avec Gérard Depardieu – dont il était devenu le complice – et Fanny Ardant. Affaibli, malade, se croyant convalescent ou voulant le croire, Truffaut gardait l’espoir de poursuivre son travail pour, en quelque sorte, « achever la figure », comme le dit avec fièvre et passion Julien Davenne dans La Chambre verte. Oui, achever la figure. Mais laquelle ? Celle d’un homme entièrement voué à son unique passion, le cinéma. Sorte de dévotion radicale, exclusive. Sacrée.

Beaucoup, lorsqu’il est mort, avait au fond classé François Truffaut dans la catégorie bien rangée des cinéastes « installés », ayant trahi des idéaux de jeunesse, sans voir ce qu’était chez lui la force incroyable de l’obstination et de l’idée fixe, consistant à poursuivre un rêve adolescent : « Je veux que mes films donnent l’impression d’avoir été tournés avec 40° de fièvre » disait-il… On croit, à juste titre, que l’œuvre entière est cohérente, harmonieuse, ronde : elle l’est. Plusieurs films s’enchaînent dans une belle logique ; la « saga Doinel », série originale et unique qui voit grandir un personnage, Jean-Pierre Léaud, de quatorze à trente-huit ans, à travers cinq épisodes de son éducation sentimentale. Les films « passion », de Jules et Jim à La Femme d’à côté, en passant par La Peau douce, La Sirène du Mississipi, Les Deux Anglaises, L’Histoire d’Adèle H., où Truffaut s’emploie à exorciser sa vision funèbre de l’amour fou : « Ni avec toi ni sans toi », le mot de Madame Jouve (Véronique Silver) dans La Femme d’à côté résume parfaitement cette équation impossible, où le couple amoureux se brûle les ailes, jusque dans la mort : « Comme les grands oiseaux rapaces, il plane au-dessus de nous, il s’immobilise et nous menace… Oui, l’amour fait mal. » Les cinq films adaptés de « série noire » : Tirez sur le pianiste, vision poétique à la Queneau du monde des gangsters, La mariée était en noir, orchestrée par Bernard Herrmann, à revoir pour son audace narrative et la force de l’idée fixe (une femme décide une fois pour toutes de tuer), La Sirène du Mississipi, beau film « malade » où Belmondo est faible, parfois gémissant, quand l’héroïne, magnifiquement interprétée par Catherine Deneuve, mène la ronde en mentant comme une arracheuse de dents. La beauté des couples chez Truffaut : Aznavour-Marie Dubois (Tirez sur le pianiste), Jeanne Moreau et ses deux amants : Oskar Werner et Henri Serre (Jules et Jim), Desailly-Françoise Dorléac (La Peau douce), Belmondo-Deneuve (La Sirène), Deneuve-Depardieu (Le Dernier Métro), Fanny Ardant-Depardieu (La Femme d’à côté) ou Fanny Ardant-Trintignant (Vivement dimanche !). Oui, les couples sont magiques, même s’il y a toujours quelque chose qui cloche, un grain de sable, comme dans les chansons d’amour qui se terminent tristement. On s’aime, on se quitte, on se retrouve parce que l’amour est plus fort, mais il y a toujours un moment où le déséquilibre apparaît, où la recherche de l’harmonie échoue. Et cela fait du tort. Bien sûr, les films sur l’enfance : des Mistons à L’Argent de poche, en passant par Les Quatre Cents Coups et L’Enfant sauvage, où Truffaut, dans une sorte de retour imaginaire sur sa propre enfance, tente de percer le mystère des êtres et du langage, conciliant tout à la fois son goût pour l’école buissonnière et sa croyance dans l’apprentissage du langage, seule arme qui permet de se forger un destin, sinon d’avoir sa place dans la société.

 

Dans cette œuvre voulue de manière consciente, harmonieuse, apparaît une béance, un sentiment d’inachevé, une porte ouverte sur un avenir sans illusion. Truffaut est mort trop tôt et trop jeune pour que l’on se contente de le regretter. Surtout, il y a un grand mystère dans son cinéma, quelque chose qui d’un film à l’autre revient pour faire écho, ricochet. Comme une hantise. On a beau avoir vu et revu ses films, ils prennent, en fonction du Temps ou des saisons, une couleur changeante, une tonalité nouvelle ; on se surprend à les revoir avec un autre regard, comme si le temps jouait pour eux, comme s’ils nous regardaient à un autre âge de notre propre vie.

Ainsi, L’Homme qui aimait les femmes, avec le génial Charles Denner, double idéal du cinéaste. Ce qui revient avec ce film c’est l’amour, la conquête amoureuse (et sexuelle) sous la forme d’une obsession et d’une hantise. Après dix-huit heures, Bertrand Morane ne supporte plus la compagnie des hommes. Il part à la chasse, tel un « cavaleur », avec son œil d’oiseau de nuit, l’air anxieux. Cela le met dans un état pas possible, comme si sa vie en dépendait. Ainsi fait-il remonter son obsession des femmes, « petites pommes » ou « grandes tiges », à son enfance et son adolescence, en la faisant naître d’une relation si particulière avec sa mère, totalement indifférente envers lui. Scénario hyper « truffaldien », quand on sait combien la propre mère du jeune François Truffaut était indifférente à l’égard de son fils unique. De ce manque d’amour, du manque d’intérêt d’une mère envers son fils, naîtra une vocation, celle de faire des films, ou celle d’aimer toutes les femmes. Idée fixe, obsession de réussir sa vie en ne faisant que ce que l’on aime : le cinéma. Ce schéma fictionnel très romanesque est cher à Truffaut et revient sous une forme morbide et élégiaque dans La Chambre verte, où le cinéaste lui-même, acteur, voue un culte à son épouse morte et à ses amis disparus. Il y a de manière logique un lien à la fois évident et secret, entre Bertrand Morane qui voue un culte à toutes les femmes (qu’il a eues) et Julien Davenne qui, enfermé dans la chambre mortuaire, passe la bague au doigt à son épouse disparue. Deux films qui se répondent, accompagnés par la musique sublime (post-mortem) de Maurice Jaubert. Le cinéma ou l’art de célébrer les morts, ou les vivants (comme Denner), qui ignorent encore qu’elle rode autour d’eux.

 

L’exposition, conçue à l’occasion du trentième anniversaire de la disparition du cinéaste le 21 octobre 1984, est faite à partir de ses archives déposées il y a une quinzaine d’années par sa famille, constituées de scénarios annotés, notes manuscrites, photos, affiches, correspondances, documents, bibliothèque, un ensemble cohérent qui témoigne aussi de ce que fut son goût pour l’archive. Comme si Truffaut avait construit de manière méthodique la mémoire de sa vie de cinéaste et d’écrivain de cinéma. L’exposition s’accompagne d’une rétrospective complète de ses films, de conférences, rencontres, ateliers. Bref, il s’agit d’un retour complet à François Truffaut.