Archive pour le 01.2009

Olivier Assayas : un livre de et sur le cinéma

mercredi 28 janvier 2009

Un livre de et sur le cinéma vient de paraître et je me fais une joie d’en parler. L’auteur est Olivier Assayas, cinéaste et ancien critique. Le titre : Présences, écrits sur le cinéma, chez Gallimard. L’ouvrage est (intelligemment) préfacé par Laurence Schifano, qui enseigne le cinéma à l’université. Joie d’en parler parce que ce livre respire un air de liberté incroyable à chacune de ses 400 pages. Il s’agit bien sûr d’un recueil de textes critiques d’Assayas, la plupart provenant de sa « période Cahiers du cinéma », soit les années 1980-1985. Cet ensemble se trouve enrichi d’autres écrits sur le cinéma, qui jalonnent la trajectoire d’Olivier Assayas depuis Désordre, son premier long métrage, réalisé en 1986. Assayas, au fond, a toujours écrit, avant sa « période Cahiers », pendant et après. Non seulement sur le cinéma mais également sur la peinture (sa première vocation) et sur la musique (c’est un fin connaisseur du rock). Trois domaines dont il a fait son territoire, public et privé. Au milieu de l’ouvrage figure un texte inédit, remarquable de lucidité et de clarté, sorte de « bilan d’étape », l’expression n’est pas très heureuse mais dit bien de quoi il s’agit : où le cinéaste revient sur son passé, sa trajectoire, son passage au sein de la rédaction des Cahiers, fait le va-et-vient entre ses douze ou treize films, fait part de sa réflexion aujourd’hui, dans un style direct et alerte, fluide, sans masquer les périodes noires, la perte de confiance ou les malentendus. Je recommande chaudement la lecture de ce livre, car il détonne dans son écriture et sa visée. Quoique cinéphile (je sais qu’il n’aime pas le mot, car il recouvre trop de fétichisme), Assayas ne s’enferme dans aucun dogme, s’évertue dans chaque texte à faire vibrer un regard au présent qui ose interroger le cinéma dans sa dynamique, son écriture et sa mise en scène. Dans les années 80, Assayas a écrit sur Visconti, Fassbinder, Eastwood (il fut le premier à défendre Eastwood aux Cahiers, dans un texte pertinent sur Honkytonkman), Scorsese, De Palma, Skolimowski, Samuel Fuller, George Lucas, et bien sûr sur le cinéma asiatique dont il fut avec Charles Tesson l’un des premiers, l’un des pionniers, à prendre toute la mesure. Sans oublier Godard et Truffaut, sur qui il est sacrément pertinent.

Godard et Truffaut, justement. Les cinéastes qui écrivent sur le cinéma, sur leur propre démarche artistique, ne sont pas si nombreux. Assayas s’inscrit dans la lignée des auteurs de la Nouvelle Vague qui ont tous écrit avant de réaliser des films. La plupart ont continué à écrire après avoir réalisé leur premier film. C’est le cas des deux cités, et de Rohmer. On ne revient pas là-dessus. Dans la génération plus récente Assayas fait figure de rareté. Chez lui l’écriture est une nécessité, une démarche intime, littéralement de mise au point. Tous les cinéastes sont amenés à faire le point. Peu ont recours à l’écriture, qu’elle soit critique ou sous forme de journal. A ce titre Assayas est un exemple. J’ai connu Olivier en 1980. Une amie commune, Sylvaine Sainderichin, m’avait demandé de rencontrer un jeune homme désireux d’écrire aux Cahiers du cinéma. La rencontre eut lieu dans un café de la place des Vosges. J’ai immédiatement proposé à Olivier d’écrire sur des films. Il faut dire que 1980 fut une année charnière dans l’histoire des Cahiers. C’est l’année où Marguerite Duras réalisa un numéro spécial, Les yeux verts, avec la complicité de Serge Daney, Pascal Bonitzer, Charles Tesson et François Regnault : un cadeau magnifique. Jamais un numéro des Cahiers ne s’est autant vendu dans toute l’histoire de la revue. Sans parler du prestige né de la complicité avec Duras. 1980 est aussi l’année où nous décidâmes, avec Daney, de créer le nouveau Journal des Cahiers, 16 pages insérées au milieu de la revue fourmillant d’informations, de brèves, de chroniques les plus diverses. La revue repartait enfin dans une grande aventure et nous avions besoin d’élargir les rangs de la rédaction.

Olivier Assayas d’une certaine manière tombait pile. Jeune (à peine 25 ans), mais déjà doté d’une expérience, à la fois comme scénariste des téléfilms que son père, Jacques Rémy, écrivait pour la télévision (la série des Maigret, par exemple), mais aussi troisième ou quatrième assistant stagiaire, peu importe, de réalisateurs américains ou anglais – je crois qu’il avait travaillé en Angleterre sur un film de Richard Fleischer ou de Richard Donner -, ayant une connaissance du cinéma, surtout anglo-saxon, même si celle-ci ne recoupait pas exactement le « goût Cahiers ». Ce qui caractérise une période d’ouverture c’est justement l’envie de faire appel à d’autres sensibilités, à d’autres personnalités, à d’autres styles d’écriture. Voilà comment et pourquoi Assayas nous a rejoints. Ses textes étaient précis, bien écrits (il suffit de les relire, plus de trente ans plus tard : pas une ride !), à la fois personnels et lisibles par le plus grand nombre. Son passage aux Cahiers n’aura duré que quelques années, cinq ans à peine. Très vite Olivier nous a montré un de ses courts métrages, dont le titre continue de me laisser perplexe : Laissé inachevé à Tokyo. Je me souviens vaguement qu’il avait tourné en partie son film, avec Elli Medeiros, dans les jardins japonais de la Maison Albert Kahn… Il était clair qu’Assayas deviendrait cinéaste. Ce jeune homme brûlait d’impatience.Deux grands souvenirs de son passage aux Cahiers. 1982 : nous partons en petite équipe avec Olivier, Serge Le Péron et Raymond Depardon pour Los Angeles et y passer près d’un mois afin de réaliser un numéro spécial Made in USA. Aidés sur place par Bill Krohn et Lise Bloch-Morhange. Nous séjournons au Tropicana, un motel assez fameux aujourd’hui détruit. Expérience inouïe faite de rencontres, d’interviews, de voyages, de rendez-vous manqués (avec Cassavetes) et de rendez-vous réussis. Au même moment, Daney, Jean-Paul Fargier et Jonathan Rosenbaum, sont à New York pour rencontrer des cinéastes de la Côte Est. D’un côté comme de l’autre, nous en rapportons une multitude d’entretiens, de photos (bonheur de travailler avec Depardon), de textes, de notules, de brèves, de chroniques, de légendes. Le tout excédait largement la taille d’un numéro double de la revue. Aussi pris-je la décision d’en faire paraître deux : Made in USA 1, et Made in USA 2. Deux numéros « collector ».

L’autre souvenir c’est Made in Hong Kong. Nous sommes en 1984, j’ai l’intuition comme d’autres, mais nous n’étions pas si nombreux, que l’avenir du cinéma se joue en Asie. Plus précisément à Hong Kong. Les deux personnes qui me paraissent les mieux qualifiées pour faire cette plongée dans le cinéma de Hong Kong sont Charles Tesson et Olivier Assayas. Je les accompagne quelque temps, puis les laisse sur place afin qu’ils accomplissent ce voyage dans le cinéma asiatique marqué par des rencontres très fortes avec Tsui Hark, King Hu, Allen Fong, Ann Hui et d’autres, ce qu’on appelait alors la « Nouvelle Vague de Hong Kong ». De Hong Kong, Olivier Assayas se rendit à Taiwan pour y faire une des rencontres majeures de sa vie, celle avec Hou Hsiao-hsien. L’autre étant celle avec Edward Yang. De retour à Paris, nos deux reporters se mirent au boulot pour concevoir un gros numéro, sorte de bible enfermant à peu près toutes les données, informations, analyses sur cette cinématographie en pleine effervescence. Ce numéro des Cahiers Made in Hong Kong fut un relatif échec commercial, contrairement aux deux Made in USA. N’empêche qu’il sert aujourd’hui encore de référence. Ce que j’apprécie chez Assayas, c’est sa manière de voyager dans le cinéma, le sien et celui des autres, sans jamais poser sa valise. Il arpente ce monde imaginaire fait de croisements artistiques entre l’écriture et la musique, la peinture et la chorégraphie, sans cesse ouvert, toujours moderne. En parlant du cinéma il fait son autoportrait. En parlant de lui, il s’ouvre au cinéma. Ce livre s’en fait le témoin avec talent et délicatesse.

Tout Tanner à la Cinémathèque

vendredi 16 janvier 2009

Alain Tanner est l’invité de la Cinémathèque française, à l’occasion d’une rétrospective complète de son œuvre. Mercredi, lors de la soirée d’ouverture, était projeté son film sans doute le plus connu : Jonas qui aura vingt-cinq ans en l’an 2000 (avec une pléiade d’acteurs : Miou-Miou, Myriam Boyer, Rufus, Jean-Luc Bideau, Myriam Mézières, Roger Jendly, Jacques Denis, Dominique Labourier, Raymond Bussières). Pour rappeler qui est Alain Tanner, je crois utile de citer les titres des vingt films qu’il a réalisés, titres tous poétiques, car Tanner cinéaste a toujours eu le souci de la langue.

Charles mort ou vif (1969), La Salamandre (1971), Le Retour d’Afrique (1973), Le Milieu du monde (1974), Jonas qui aura 25 ans en l’an 2000 (1976), Messidor (1979), Les Années lumière (1981), Dans la ville blanche (1983), No Man’s Land (1985), Une flamme dans mon cœur (1987), La Vallée fantôme (1987), La Femme de Rose Hill (1989), L’Homme qui a perdu son ombre (1991), Le Journal de Lady M (1993), Les Hommes du port (1995), Fourbi (1996), Requiem (1998), Jonas et Lila, à demain (1999), Fleurs de sang (2002), Paul s’en va (2004). Tous ces films sont programmés à la Cinémathèque, jusqu’au 15 février prochain. Nous allons montrer aussi quelques-uns des nombreux documentaires que Tanner a réalisés pour la Télévision suisse romande, dans les années 60 : Docteur B., médecin de campagne (1968), La Vie comme ça (1970), Le Pouvoir dans la rue (1968), filmé en plein Mai 68 dans les rues de Paris. Demain, samedi 17 janvier, Alain Tanner sera présent pour une « Leçon de cinéma », juste après la projection à 14h 30 d’un beau documentaire que lui a consacré Pierre Maillard : Alain Tanner, pas comme si, comme ça (2007). Ce soir vendredi, Alain Tanner viendra présenter un de ses plus beaux films, Dans la ville blanche, et participera à une discussion en public avec Paolo Branco, qui produisit le film en 1982. Samedi 24 janvier, c’est Myriam Mézières, avec qui Alain Tanner a réalisé trois films (Une flamme dans mon coeur, Le Journal de Lady M et Fleurs de sang), qui viendra chanter, puis dialoguer avec le public, juste après la projection d’Une flamme dans mon cœur. Enfin dimanche 15 février à 14h 30, nous avons convié deux amis, deux personnalités qui ont accompagné en partie le travail de Tanner cinéaste : Antonio Tabucchi, dont le roman Requiem a été adapté au cinéma par Tanner, et Bernard Comment, scénariste du film, éditeur au Seuil. Rappelons que Tanner a écrit un bel ouvrage sur sa vie de cinéaste : Ciné-Mélanges (Seuil, collection Fiction & et Cie). Cette rétrospective est utile car elle va permettre de réévaluer l’œuvre d’un cinéaste important. Cela peut paraître présomptueux mais je le pense. Au début des années 70, les premiers films d’Alain Tanner, Charles mort ou vif, La Salamandre (avec la sublime Bulle Ogier, entourée de deux acteurs suisses épatants, Jean-Luc Bideau et Jacques Denis), suivis deux autres films post-68 : Le Retour d’Afrique et Le Milieu du monde, ont apporté un courant d’air frais, une liberté nouvelle dans le cinéma. La Salamandre est resté de nombreux mois à l’affiche d’un cinéma à Paris, le St-André-des-Arts, animé par Roger Diamantis. Succès phénoménal. On a alors parlé d’une « nouvelle vague suisse », il y avait de ça en effet, car tout d’un coup, en pleine période de reflux post-68 et de dogmatisme idéologique, le cinéma de Tanner nous parlait autrement, les idées et les mots circulaient, il y avait de la légèreté, sans parler des affects. Ses films nous ont aidés à quitter le vieux monde. A aimer les idées pour ce qu’elles sont : juste des idées, et pas toujours des idées justes. A voyager, à prendre la tangente (revoir ce beau film avec Bruno Ganz : Dans la ville blanche). Tanner a incroyablement bien filmé la parole, le discours, avec une mise en scène distanciée (Brecht était une référence incontournable à cette période pour qui voulait interroger le théâtre ou le cinéma, et la place du spectateur) ; et il a aussi bien filmé le silence, le temps suspendu, l’utopie, les lignes de fuite. Au cinéma de l’illusion, Tanner a préféré mettre en œuvre un cinéma de la désillusion. Avec les risques que cela comporte. Ses films ont été synchrones avec le mouvement des idées, avec la contestation, mais celle-ci se préoccupait d’abord et avant tout du langage : les films de Tanner parlent une belle langue. Par la suite, Tanner a réalisé des films plus grinçants. Mais ce grincement fait partie de sa vision du monde. Aujourd’hui il faut tout revoir, et tout réévaluer. Ce dont je suis sûr c’est que l’ensemble est cohérent, fidèle à une certaine idée du cinéma. Et, dans le contexte actuel, chaque film reprend de la couleur, ce qui prouve que Tanner a toujours bien « senti » son époque.

Vers l’âge de vingt ans Tanner a été marin, il a quitté Genève, sa ville natale (là où il réside aujourd’hui) pour s’embarquer à Gênes sur des cargos. Puis il a été vivre quelque temps à Londres, vers la fin des années cinquante, en plein boum de ce qu’on a appelé le « Free Cinema » : les films de Tony Richardson, Karel Reisz, Lindsay Anderson. De retour en Suisse, il a réalisé quelques courts métrages, puis travaillé à la télévision, avant de devenir pleinement cinéaste. Tanner dit qu’il a exercé deux métiers impossibles en Suisse : marin et cinéaste. J’ignore s’il est encore un marin, mais cinéaste, oui : il l’est et il l’a été. Dans ses vingt films, les personnages sont nombreux, multiples, jeunes et moins jeunes, hommes et femmes. Tanner les a tous aimés, cela se sent dans chacun des films. Il les a accompagnés, chacune et chacun, dans leur trajectoire. Les femmes, il les a bien filmées – de Bulle Ogier à Juliet Berto, en passant par Olimpia Carlisi, Myriam Mézière, Karin Viard, Laura Morante, Angela Molina ou Aïssa Maïga.

Claude Berri est mort

lundi 12 janvier 2009

Claude Berri est mort dans la matinée, des suites d’un accident vasculaire cérébral. Il avait 74 ans. L’homme n’était pas en bonne santé, ayant subi un premier accident cérébral il y a deux ans, dont il s’était remis très lentement au point d’envisager d’entreprendre un nouveau film. Hospitalisé dans la nuit de samedi à La Pitié-Salpêtrière, il n’a pas survécu.

Les hommages affluent de partout, suscités par l’émotion ou l’admiration. Claude Berri n’était pas n’importe qui dans le paysage du cinéma et des arts en France. Il avait une personnalité, une stature, un pouvoir et un rayonnement à peu près inégalés. Pour ma part, j’ai fréquenté Claude Berri durant plusieurs mois, alors qu’il présidait la Cinémathèque française. Son mandat de président débuta en septembre 2003, Claude Berri l’a exercé autant qu’il a pu le faire jusqu’à ce que sa santé l’en empêche. En juin 2007 il a été remplacé par Costa-Gavras. Pendant toute cette période j’ai observé de près cet homme, passionné, impatient, tantôt affable, tantôt bourru, qui avait l’humeur chiffonnée, ce qui ne l’empêchait pas de manifester une très grande volonté dans la réalisation de ses désirs. A une époque où le sort de la Cinémathèque était en train de se jouer, c’est-à-dire au moment de l’installation rue de Bercy dans le bâtiment construit par Frank Gehry, que le ministère de la Culture s’était décidé à nous confier, Claude Berri a pesé de tout son poids. Ce qui n’est pas rien, étant donné son prestige et son pouvoir. Respecté du ministre – dans un premier temps Jean-Jacques Aillagon, puis Renaud Donnedieu de Vabres -, Claude Berri visita à plusieurs reprises le bâtiment alors en travaux. Il employa des arguments simples, s’appuyant sur le trajet de la lumière au sein du bâtiment, pour que la Cinémathèque française puisse concevoir des expositions temporaires ambitieuses à même d’attirer un large public. Claude Berri voyait grand. De la même manière qu’il voyait grand lorsqu’il était producteur de films, les siens ou ceux des autres. Il n’avait aucune inhibition, aucun préjugé, aucun tabou. Il se servait de l’argent pour faire, pour produire, ou pour acheter des œuvres d’art. Avec lui, on gagnait du temps en allant à l’essentiel. Pas de salamalec. Une forme d’impudeur naturelle, qui pouvait gêner dans un premier temps, mais à laquelle on s’habituait. L’homme était ainsi fait, instinctif, confiant dans son premier regard et dans son premier jugement. L’idée d’une exposition consacrée aux Renoir, père et fils – Pierre-Auguste le peintre, et Jean le cinéaste – est de lui. Il m’en parla, puis mit dans la confidence Serge Lemoine, alors président du musée d’Orsay, et l’affaire était faite. Cette exposition devait ouvrir la nouvelle Cinémathèque de Bercy, avec le succès que l’on sait, en septembre 2005. L’idée d’une exposition consacrée ou dédiée à Pedro Almodovar est aussi née dans la tête de Claude Berri. Nous le lui devons. Après, il déléguait, faisait confiance.

Je me souviendrai toute ma vie de ses coups de fil, souvent le samedi matin à l’aube :

– Serge, il faut faire l’Inde !- Oui Claude.- Il faut faire l’Inde !- Qu’entendez-vous par là ?- Il faut montrer des films indiens pour accompagner une exposition…- Dites m’en plus.- Vous n’êtes pas allé à Lille ?- Non pas encore.- Il faut que vous alliez à Lille, dès que possible, pour voir…   

C’était à l’époque de Lille 2004, capitale européenne, la ville du Nord s’était convertie à la photo indienne, aux arts plastiques et à la musique indienne. Toute la ville vivait et respirait aux rythmes indiens. Claude Berri s’y était rendu parmi les premiers, curieux de découvrir de nouveaux artistes indiens, achetant au passe nombre d’œuvres.

Il m’avait avoué que sa vraie passion était la peinture, les arts plastiques. Il mettait la peinture au-dessus du cinéma. Du moins dans la dernière période de sa vie. Il me disait aussi : Vous savez, je ne connais rien à l’histoire du cinéma ! J’avais du mal à le croire, mais je crois que c’était vrai, sincère. Il avait un rapport direct, au présent, avec les films, les siens et ceux qu’il produisait, sans arrière fond, sans culture cinéphile. Etait-ce un défaut ? Je n’en suis pas certain. Il avait une relation tellement instinctive aux choses, aux objets, il prenait ses décisions de manière si rapide, si instinctive, qu’une connaissance plus approfondie du cinéma l’aurait plutôt dérangé. Du même coup il faisait confiance. Il vous l’accordait, ça durait le temps que ça durait, puis il passait à autre chose. Là où son instinct et son regard l’entraînaient.

Je n’ai pas eu de relation avec les autres facettes du personnage, celle du cinéaste, de l’acteur, et celle du producteur. Un jour je me souviens l’avoir vu chez lui, rue de Lille, en train de me dire : « J’ai perdu beaucoup d’argent sur un film, trois millions d’euros, il faut que je vende une œuvre ». Je restai là interloqué. Il disait cela sans trembler, sans pathos, de manière simple, comme un joueur qui a perdu la mise mais qui compte bien se refaire. Quelques mois plus tard il s’était refait.

Un vendredi soir je l’appelle en sortant des Trois Luxembourg où je venais de voir L’Esquive, le film d’Abdellatif Kechiche. J’appelle Claude Berri pour lui rappeler un rendez-vous important prévu le lundi suivant à dix heures avec le ministre de la culture, pour discuter du budget de la Cinémathèque. Et je lui dis ceci en passant :

– Claude, vous devriez aller voir ce film, L’Esquive, c’est vraiment formidable !

Le lundi matin nous nous retrouvons comme convenu dans l’antichambre du ministère de la Culture, rue de Valois. En attendant notre rendez-vous, je demande à Claude Berri :

– Claude, avez-vous été voir le film de Kechiche ?- Oui, et j’ai signé pour trois films. C’est dans la lignée du cinéma de Jacques Rozier.

J’étais interloqué.

L’An neuf

samedi 3 janvier 2009

C’est la nouvelle année, il faut la souhaiter à tous, à ses amis, à sa famille, et se la souhaiter à soi-même : légère et douce, sereine et énergique, pleine d’entrain. Quels mots dire en pareil rituel ? A chacun de trouver. J’aimerais pour ma part voir la Cinémathèque française poursuivre sur sa lancée, continuer d’être, en l’étant si possible davantage encore, ce lieu accueillant et multiple ouvert aux publics, dédié à l’amour du cinéma. J’aimerais que son personnel, nos équipes variées et compétentes, mobilisées sur des projets forts et innovants, y trouve à s’exprimer avec talent et bonne humeur. Et c’est avant tout au public, à cet ensemble hétéroclite et composite fait d’une multitude de personnalités de tous âges, qu’il faut souhaiter une très bonne année cinéphile.

Mais quel sera le scénario de 2009 ? Nul ne peut le dire. Les nuages s’amoncellent, la crise financière se transforme en crise économique, et nous ne connaissons pas la suite, ni les conséquences. A nous d’inventer un autre scénario possible. Différent du scénario “catastrophe” qui semble inéluctablement s’annoncer. Il faudra de l’imagination, de la conviction, beaucoup d’énergie, et jouer “collectif”. Cela en vaut la peine…

Commencer l’année 2009, à la Cinémathèque, avec et autour de Danielle Darrieux est très réjouissant. Cela fait longtemps que nous avions le désir de rendre un hommage à cette immense actrice. Cela commence ce mercredi 7 janvier, en sa présence, avec la projection d’un des très nombreux films dans lesquels elle a joué : Madame de… de Max Ophuls. Qui n’est pas n’importe quel film, sans doute le plus beau qu’elle ait fait, le plus brillant, le plus superficiel, et le plus profond. Pendant deux mois (jusqu’au 2 mars), nous allons projeter environ quatre-vingts films de – il est plus juste de dire avec Danielle Darrieux. Sur imdb.com, sa filmographie est plus vaste encore (135 films), incluant ses interprétations pour la télévision. Sans compter le théâtre. Une vie entière dédiée au plaisir du jeu.

Cette actrice a commencé sa carrière en 1931, c’est dire sa longévité. Elle est alors une jeune fille de quatorze ans qui chante et joue dans Le Bal, un film réalisé par Wilhelm Thiele. Le cinéma sort à peine du muet. Et Danielle Darrieux déboule dans le cinéma français, avec son naturel, son charme, son insouciance de jeune fille, de jeune femme, puis de femme. En sept décennies elle a tourné avec un nombre incroyable de cinéastes : Henri Decoin, Raymond Bernard, Marc Allégret, Christian-Jaque, Carlo Rim, Yvan Noé, Marcel L’Herbier, Claude Autant-Lara, Maurice Tourneur, Gilles Grangier, Julien Duvivier, Anatole Litvak, Denys de La Patellière, Jean de Limur, Léo Joannon, Billy Wilder (Mauvaise graine, 1934), Joseph Mankiewicz (L’Affaire Cicéron 1952), Robert Siodmak, etc. D’autres cinéastes ont pris la relève, à l’âge « moderne » du cinéma : Jacques Demy (elle est la mère des demoiselles de Rochefort, Deneuve et Dorléac, puis la baronne veuve d’un colonel dans Une chambre en ville), André Téchiné (elle est à nouveau la mère de Deneuve dans Le Lieu du crime), Benoit Jacquot (Corps et Biens), Chabrol (Landru), Sautet (Quelques jours avec moi), Paul Vecchiali (En haut des marches), Dominique Delouche (Divine, Vingt-quatre heures de la vie d’une femme), François Ozon (8 femmes où Darrieux est pour la troisième fois la mère de Deneuve), Pascal Thomas (L’Heure zéro), Jeanne Labrune (Ça ira mieux demain), Anne Fontaine (Nouvelle chance), Thierry Klifa (Une vie à t’attendre), ou Marie-Claude Treilhou (Le Jour des Rois).

Parmi tous ces cinéastes, il y en a un que l’on retient, c’est Max Ophuls. Ophuls et Darrieux ont fait trois films ensemble : La Ronde (1950), Le Plaisir (1951) et Madame de… (1953). Trois films qui se suivent, et trois chefs d’œuvre. Dans un livre de cinéma ancien, je suis tombé sur des propos de Max Ophuls, au moment du tournage de Madame de… Voilà ce que disait Ophuls à Danielle Darrieux à propos de son rôle de femme légère dans le film, adapté d’un roman de Louise de Vilmorin :

« Votre tâche, chère Danielle, sera dure. Vous devrez, armée de votre charme, de votre beauté, de votre élégance, de votre intelligence que nous admirons tous, incarner le vide, l’inexistence. Non remplir le vide, mais l’incarner. Vous deviendrez sur l’écran le symbole même de la futilité passagère dénuée d’intérêt. Et il faudra faire cela de telle façon que les spectateurs soient épris, séduits et profondément émus par l’image que vous représenterez. Sans ce paradoxe, nous aurions un petit film banal de boulevard, ce qui n’est pas notre habitude. »

Danielle Darrieux, sans doute médusée, répondit à Max Ophuls : C’est ingrat, pour ma part.

C’est très ingrat, lui dit Ophuls, c’est pourquoi je compte sur vous, et je suis plein de confiance… Les bals, les loges de théâtre, les cavalcades, les uniformes, l’ambassadeur en marge de ses fonctions, les bijoux, les équipages, les duels sans danger, le champagne, les valets, la musique, et tout cela, sans aucune consistance valable, vide dans le vide, dans l’inutile. L’inexistence copieusement nourrie, richement vêtue. Si nous allons la démontrer aux spectateurs, c’est pour qu’ils en prennent conscience, et non de l’historiette elle-même. Peut-être, ce n’était pas le but de Louise de Vilmorin, tant pis… ». Extrait du livre : Max Ophuls, par Georges Annenkov, Le Terrain Vague, Paris.  Georges Annenkov fut un costumier de cinéma très célèbre, ayant sa place dans l’histoire du cinéma. Sa collaboration avec Ophuls débuta avec La Ronde, et se poursuivit jusqu’à Lola Montès, malheureusement le dernier film d’Ophuls. La première chose qu’Ophuls demanda à Georges Annenkov lors de la préparation du tournage de Madame de…, fut de dessiner la paire de boucle d’oreilles, objet qui joue un rôle essentiel dans l’histoire.

Max Ophuls : « Mais avant tout, dessinez-moi ce minuscule détail qui sera l’axe du film : les boucles d’oreilles, “deux beaux brillants taillés en forme de cœur”, d’après le texte du roman. Je ne pourrais jamais m’enfoncer dans le travail sans les avoir vues auparavant. Un métal blanc, un morceau de verre vulgaire, je m’en fiche. Mais qu’elles donnent l’impression du précieux. Choisissez un bon bijoutier pour les exécuter… C’est tout. Maintenant, je me dégage, vous restez le seul maître… ». Le détail, cette paire de boucles d’oreilles autour duquel toute cette histoire de mensonge et de passion tourne, dans la mise en scène admirable d’Ophuls, qui mène Madame de à sa perte. « La femme que j’étais a fait le malheur de celle que je suis devenue », dit Danielle Darrieux dans le film, dans sa noire lucidité.

Incarner le vide pour une actrice n’a rien d’évident, et c’est en même temps un pari  que beaucoup aiment à relever. Une qui s’y connaît dans le genre est Isabelle Huppert, à qui Gilles Jacob et Thierry Frémaux viennent de confier la présidence du jury du prochain Festiv
al de Cannes, le 62è de son histoire. Isabelle Huppert a exploré ce “vide” cinématographique, depuis La Dentellière, le film de Claude Goretta. Disparaître à l’intérieur d’un personnage, ne donner corps à rien, à de l’invisible, du non sensible, disparaître au point de devenir invisible. Et laisser apparaître le mystère. Ce mystère de l’actrice est permanent et c’est cela qui nous plaît de relever.

Commencer l’année en remontant le temps, il y a là quelque chose de magique. Danielle Darrieux sera là le 7 janvier, et nous l’accueillerons avec émotion. 1931 à 2009 : machine à remonter le temps. Le Temps du Cinéma : l’éternité plus un jour. 

P.S.: Hélas, Dannielle Darrieux ne sera pas présente mercredi 7 janvier à la Cinémathèque. Elle m’a appelé ce matin, la voix enrouée, affaiblie par une grippe… Elle est désolée, et nous a promis de venir à la Cinémathèque dès qu’elle sera rétablie.