Les deux vies de Marcel Ophuls

Marcel Ophuls n’avait pas fait de film depuis dix-huit ans. Un bail. Son dernier film, Veillées d’armes, sur les correspondants de guerre durant le siège de Sarajevo, date de 1994. Depuis, Marcel Ophuls rongeait son frein. Retiré dans un village du Béarn, dans les Pyrénées, le cinéma lui manquait, et lui boudait. Titillé par Vincent Jaglin, jeune homme curieux de connaître sa vie et ses secrets, l’auteur du Chagrin et la Pitié a consenti à se remettre au travail. Chemin faisant, il a repris goût au cinéma. Plutôt un film qu’une autobiographie écrite, tout sauf la page blanche, disait-il hier en présentant Un voyageur, son nouveau film, sur la scène du Théâtre Croisette où ont lieu les séances de la Quinzaine des réalisateurs. Il prit son temps, conviant à ses côtés ses proches collaborateurs : outre Vincent Jaglin, Sophie Brunet, sa fidèle monteuse, Frank Eskenazi, son producteur (The Factory) et quelques autres. Marcel Ophuls le disait lui-même : travailler avec lui n’est jamais une mince affaire. On commence amis, et on finit vite par se fâcher. Mais l’homme est intelligent, supérieurement intelligent, et doté d’humour. Pour lui, tout film (documentaire) est par essence une aventure, avec un point de départ et un point d’arrivée qui n’apparaît jamais clairement à l’horizon. Raconter une vie d’homme, en prenant le temps qu’il faut, c’est l’histoire de ce film, Un voyageur. Impossible d’en écrire le scénario à l’avance, comme le demandent en général les « décideurs », bête noire de Marcel Ophuls, qui partage ce point de vue avec son grand ami Fred Wiseman.

Il y a en fait deux vies dans la vie de Marcel Ophuls. La sienne et celle de son père, le grand Max Ophuls. Le fils s’est en quelque sorte donné comme mission de raconter l’aventure ou l’épopée du père, Max Ophuls, né à Sarrebruck et qui travailla tour à tour en Allemagne,  en France puis à Hollywood, avant de revenir en France réaliser coup sur coup quatre purs chefs d’œuvre : La Ronde (1950), Le Plaisir (1952), Madame de… (1953) et Lola Montès (1955). Dans Un voyageur, le fils prend le temps d’évoquer la figure paternelle, ce « papa » impressionnant, génial cinéaste à la carrière aventureuse et grand séducteur. La deuxième vie de Marcel Ophuls, c’est celle d’un cinéaste qui commença sa carrière en tournant un des courts métrages de L’Amour à vingt ans, aux côtés de Truffaut, Renzo Rossellini, Shintarô Ishihara et Andrzej Wajda. Truffaut, qui admirait follement Max Ophuls, et qui fut à deux doigts d’être son assistant sur Lola Montès, se prit de sympathie pour le fils et convainquit son amie Jeanne Moreau de jouer dans le première film de fiction de Marcel Ophuls : Peau de banane(1963). Elle y avait Belmondo comme partenaire. Le film suivant, Faites vos jeux, mesdames, avec Eddie Constantine, fut la dernière incursion de Marcel Ophuls dans la fiction. Après ça il trouva refuge à l’ORTF, fit du grand reportage, Mai 68 arriva, et les grandes bagarres pour détacher la télévision des griffes du pouvoir gaulliste. Et Le Chagrin et la Pitié, chef d’œuvre d’audace et de liberté, qui bouscula jusqu’au tréfonds l’imagerie française sur l’Occupation allemande. Avec ses complices, André Harris et Alain de Sedouy, Ophuls inventa un style et une véritable écriture documentaire à base d’interviews, d’enquêtes et de recoupements. Soudain la vérité historique se présentait sous la forme d’une mosaïque de points de vue, une construction étoilée, loin de l’hagiographie gaulliste et communiste. Longtemps interdit à la télévision en France (il fallut attendre 1982 et l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand pour que le film soit diffusé), Le Chagrin et la Pitié connut un succès dans le monde entier et fit d’une certaine manière école. Marcel Ophuls travailla ensuite en Allemagne et en Angleterre, puis aux Etats-Unis, trouvant plus facilement qu’en France des producteurs pour l’accompagner dans son odyssée documentaire : The Memory of Justice (1976), Hôtel Terminus (1988), November Days (1991) et Veillées d’armes. Cette forme d’exil a eu des conséquences importantes à la fois sur son caractère et sur ses relations avec les commanditaires institutionnels. Ce qui fait que Marcel Ophuls est mieux considéré à l’étranger que dans son propre pays. Mais, pour le connaître et admirer son travail, on est tenté de dire que le pays de Marcel Ophuls – en cela il est bien le digne héritier de son père – n’est ni la France ni un tout autre pays mais bien le Cinéma. Follement épris du cinéma américain (de Lubitsch aux Marx Brothers en passant par Woody Allen), Marcel Ophuls s’est toujours senti à l’étroit dans le cadre national. Juif errant ou juif apatride, comme on voudra. Un voyageur raconte cette vie, souvent cocasse et rocambolesque, parfois très intime (ses disputes avec sa femme, son amitié avec Truffaut…), un tantinet cabot : une véritable aventure au pays du Cinéma.

7 Réponses à “Les deux vies de Marcel Ophuls”

  1. frank eskenazi a écrit :

    Merci Mister Toub.
    Amitiés
    frank

  2. olmer a écrit :

    sa sortie sur Antonioni, dans le doc diffusé hier soir sur Arte, était pitoyable

  3. Jean Pellegrino a écrit :

    Serge, bonjour, quelle déception hier. Alain Delon encore absent, alors qu’il était annoncé pour la projo de ‘Plein Soleil’. Il nous avait déjà fait faux bond pour la projo du ‘Cercle rouge’. C’est dommage. Il devrait jouer dans…  » Faux Bond « . A la place on a eu Annie Cordy, super!, et on a revu le film vieillot et académique de René Clément. C’était pas la joie, quoi. Vous, en douce, au début du film, vous êtes parti. Comme je vous comprends ! Revoir un Godard, oui! Mais un Clément c’est presque de l’ordre du devoir d’école, à l’ère de Tarantino et de Sofia Coppola. La Nouvelle Vague n’aurait-elle servi à rien ?

  4. serge toubiana a écrit :

    Oui, déçu par l’absence d’Alain Delon. Il avait de bonnes raisons, d’ordre médical. J’ai quitté la salle, ayant revu Plein soleil il y a dix jours à Cannes. Je vous trouve sévère avec ce film, qui révèle Delon acteur. René Clément est le premier cinéaste à avoir « vu » Delon, acteur « fauve » et sensuel: sa démarche, son côté gouape, sa beauté physique et son élan sauvage. Ce n’est pas rien. Et il y a la trace de Paul Gégauff, je pense à la longue scène, au début, ou Maurice Ronet et Alain Delon se foutent d’un aveugle et lui achètent sa canne. Du pur Gégauff. Et il y a la mise en scène de Clément, logique, architecturale, et qui parfois devient sensuelle grâce à Delon. Bon, une rétrospective sert à réévaluer une œuvre et un cinéaste. J’ai très envie de revoir Monsieur Ripois, samedi après-midi.

  5. SEBASTIEN TOUBIANA a écrit :

    Tout autre sujet,

    Je me fais le relais d’une information suceptible de vous intéresser :

    Une manifestation festive est prévue Samedi 8 juin pour soutenir le Cinéma Le Méliès à Montreuil suivi d’une réunion participative pour envisager la poursuite d’une programmation de qualité.

    Rdv pour les intéressés non empêchés à 14 h 30 devant le Cinéma à Montreuil.

    Bien cordialement,

    Sébastien

  6. matti a écrit :

    Une ou deux remarques après un parcours rapide de l’autobiographie de Marcel Ophuls : 1. il considère que Positif est la meilleure revue de cinéma en Europe ou dans le monde , je ne sais plus . Je lis la revue régulièrement et
    j’ ai apprécié le texte écrit par Marcel Ophuls sur François Truffaut , publié dans un numéro récent , il y a des informations fiables , je pense , mais dès qu’il s’agit d’émettre des jugements de goût , il est souvent difficile d’approuver ce qu’écrivent les rédacteurs .
    Je veux croire que d’autres revues dans le monde proposent une vision plus excitante de l’histoire et l’actualité du cinéma .
    2. Il s’emporte stupidement , quand il parle de « La Marquise d’O » , affirmant que Rohmer n’aurait jamais dû adapter Kleist ,
    je ne crois pas qu’il se rende bien compte que la compétence et la culture de Rohmer en ce qui concerne la littérature et la langue allemande ne sont
    guère contestables , le film est excellent , primé à Cannes , admiré , je crois , par Truffaut . A quoi bon tant d’aigreur ?

    .

  7. serge toubiana a écrit :

    Je n’ai pas lu l’autobiographie de Marcel Ophuls, mais je compte le faire. Il a des avis tranchés, qui sont souvent des paradoxes. Le souvenir que j’ai de La Marquise d’O contredit totalement le point de vue d’Ophuls: excellent film de Rohmer.