Archive pour le 10.2012

Conversation avec Jean-Louis Trintignant

dimanche 21 octobre 2012

Dimanche dernier, j’avais bien préparé les quelques questions que je voulais poser à Jean-Louis Trintignant, à l’occasion de sa venue à la Cinémathèque. J’avais aussi revu Le Grand silence, le film réalisé par Sergio Corbucci en 1968 dans lequel Trintignant joue le rôle d’un justicier muet. Ce film précédait notre conversation, la salle était pleine. Trintignant a d’emblée dit qu’il trouvait le film médiocre, tout en affirmant que Corbucci était intelligent mais paresseux. J’aime assez Le Grand silence, vu il y a belle lurette à l’époque où les « westerns spaghetti » étaient à la mode, ces films tournés en Espagne vers le milieu des années soixante, avec des acteurs de série B affublés de faux patronymes américains. Dans le genre, le film de Corbucci fait figure d’ovni, tellement la mise en scène est soignée, élégante. Avec un arrière-fond politique, qui s’explique par la période : on y voit le peuple errer à la recherche de nourritures, puis se faire massacrer. La violence y est omniprésente, mais soumise à une sorte de distance critique, osons dire « brechtienne ».

Jean-Louis Trintignant racontait dimanche qu’il devait un film à un ami producteur italien fauché ; il accepta donc le rôle à condition de ne pas dire un mot. D’où ce personnage muet. « Après son passage, il ne reste que le silence et la mort », dit une femme dans le film à son propos. Le plus étonnant c’est que ce western fut entièrement tourné dans la neige. Du coup, les chevaux avançaient moins vite, disait Trintignant, qui n’était pas très bon cavalier. Tourné à Cortina d’Ampezzo, il arrivait que des skieurs traversent le champ…

La carrière de Jean-Louis Trintignant au cinéma est conséquente, environ cent trente films. Sa carrière italienne commence à la fin des années cinquante et elle est magnifique, grâce à quelques rencontres formidables. La première fut avec Valerio Zurlini, Un été violent (1959). Le rôle était destiné à Jacques Perrin qui n’était pas libre – il fera le film suivant de Zurlini, La Fille à la valise, avec Claudia Cardinale. En 59, Trintignant revenait du service militaire et était encore tout auréolé de sa participation dans Et Dieu créa la femme de Roger Vadim avec Brigitte Bardot. Sorti en 1956, le film fut un énorme succès et un choc médiatique, grâce à Bardot. Trintignant parla avec émotion de Zurlini, cinéaste mélancolique dont la carrière fut hélas trop brève, une dizaine de films à peine (Il faut voir Le Professeur, avec Alain Delon). Le cinéaste est mort à 56 ans en 1982…  Il évoqua également Le Fanfaron de Risi avec Vittorio Gassman, le film fit un triomphe en Italie et reçut un très bon accueil critique en France. Jeune homme timide, introverti, à côté d’un Gassman extraverti et déluré. Gassman était surtout un grand acteur de théâtre, tandis que la « comédie italienne » était en quelque sorte accaparée par Alberto Sordi, Marcello Mastroianni et Ugo Tognazzi. Avec Le Fanfaron, Gassman prouva qu’il était en mesure d’élargir son registre d’acteur.

Zurlini, Risi, Tinto Brass, Bertolucci (Le Conformiste), Comencini, Ettore Scola, Gianni Amélio, et quelques autres… Trintignant a donc souvent traversé les Alpes pour faire une belle carrière italienne. Rome était à l’époque une capitale du cinéma, ce qui n’est hélas plus vrai. Au cours des années 60, il enchaîna film sur film, les plus notables étant Le Combat dans l’île (Alain Cavalier), Un homme et une femme (Lelouch), Les Biches (Chabrol), Z (Costa-Gavras) et Ma nuit chez Maud (Rohmer). Sa relation avec la Nouvelle Vague se fit en pointillés. On peut citer Le Cœur battant de Jacques Doniol-Valcroze, ce dernier faisant une apparition dans Une journée bien remplie (1972), le premier des deux films réalisés par Trintignant, l’autre étant Le Maître-nageur sorti en 1978. Bien qu’il ait fait l’Idhec (dans la même promotion que Cavalier et Malle), Trintignant bifurqua vers le théâtre, sa passion première. Il le raconte bien dans un livre, Du côté d’Uzès, fruit d’une longue conversation avec André Asséo (paru aux éditions Le Cherche-Midi). Lelouch vs Godard : il fallait choisir et Trintignant a choisi (5 films avec Lelouch).

Côté Truffaut (dont c’est aujourd’hui le jour anniversaire de son décès, le 21 octobre 1984), les choses auraient pu tourner autrement. Trintignant a parlé dimanche à la Cinémathèque d’une lettre qu’il écrivit à Truffaut en 1979 : « J’aurais adoré être dans vos films, vous auriez été content et j’aurais été bien… Je me considère comme un homme qui a du temps pour faire ce qu’il aime. » Sans doute fait-il allusion aux rôles que Truffaut interpréta dans ses propres films : L’Enfant sauvage, La Nuit américaine et La Chambre verte. Mais après avoir vu La Chambre verte, Trintignant avoua qu’il n’aurait pas fait mieux, trouvant Truffaut excellent dans ce rôle de gardien halluciné de la mémoire des morts. Quelques années plus tard Truffaut et lui se trouvèrent enfin à l’occasion de Vivement dimanche ! Dans une lettre envoyée avant le tournage, Truffaut écrivit ceci à Trintignant : « Si vous acceptez ce rôle, nous adopterons une démarche souple, genre mocassins ». J’aime beaucoup cette formule du film souple et à la démarche facile. Truffaut aimait les acteurs qui jouaient un peu faux, dit encore Trintignant, ce qui n’est pas faux. J’ai toujours pensé qu’il y avait une certaine ressemblance entre les deux hommes, même taille, même gabarit, même fragilité, même timidité. « Il était facile de jouer avec Truffaut, dit encore Trintignant, peut-être trop facile. Le scénario de Vivement dimanche ! n’était pas terrible, plein d ‘invraisemblance. Sur le tournage, Truffaut voulait que tout le monde soit heureux. Il a fait ce film pour Fanny, dont il était amoureux. »

Au cours des années 90, Trintignant s’est fait beaucoup plus rare au cinéma. Un choix de vie. Il disparaît presque des écrans radar depuis 2000. Mais il y a Rouge de Kieslowski, dans lequel il joue le rôle d’un homme solitaire et misanthrope, un juge, comme dans Z. Et puis vint le miracle Michael Haneke. Trintignant fut une des voix de doublage dans la version française du Ruban blanc. Je me souviens de sa venue, très discrète, le soir en 2009 où la Cinémathèque présenta Le Ruban blanc en avant-première, parallèlement à la rétrospective complète des films du cinéaste autrichien. Haneke avait très envie de diriger Trintignant dans un prochain film. Il écrivit le scénario de Amour en pensant à lui. Trintignant s’était juré de ne plus faire l’acteur au cinéma. Il accepta la proposition de Haneke et Margaret Menegoz, la productrice des Films du Losange. Il faut voir Amour, qui sort mercredi prochain.  Ne serait-ce que pour voir Trintignant et Emmanuelle Riva qui sont absolument magnifiques. Le film est tenu, sur le fil des émotions. Trintignant y est grave, un homme usé et boitillant. Mais sur son visage apparaît toujours cette lueur, cette légèreté des grands acteurs.

J’avais très envie, à la fin de notre conversation dimanche dernier, de lui faire une déclaration d’amour. Lui dire que si la Cinémathèque française lui rend hommage en programmant une cinquantaine de films dans lesquels il a joué, c’était parce qu’il avait accompagné nos vies de cinéphiles, dans des films qui balaient tout le spectre du cinéma. Des films d’auteurs, des films populaires, des films vus et revus, en salles et à la télévision. Trintignant appartient, avec quelques très rares acteurs (bien sûr Michel Piccoli) à notre paysage intime et mental. Il y est pour la vie.

Le dernier film de Christine Pascal

samedi 13 octobre 2012

Ce samedi  matin, j’ai vu un film étonnant, unique dans son genre. Un film tiré du néant. Bouleversant. Son titre : Adultère, mode d’emploi – Journal d’un montage. Jacques Comets, monteur et enseignant le montage à La fémis, m’avait convié à cette projection, en prenant des gants : « Cela me ferait plaisir que tu viennes, tu verras, c’est un film étrange, qui a été possible à partir du moment où nous avons retrouvé les bandes de Hi8 tournées pendant le montage du film de Christine Pascal, Adultère, mode d’emploi, en 1994, quelques mois avant la mort de l’actrice et réalisatrice ».

Curieux, je suis venu. La projection avait lieu au Saint-Germain des Prés, il y avait là des amis de Christine Pascal. Bertrand Tavernier, qui l’a souvent dirigée dans ses films (L’Horloger de St Paul, Que la fête commence…, Des enfants gâtés, Le Juge et l’Assassin, Autour de minuit) ; Bruno Coulais qui a composé la musique du film, Renato Berta qui en a fait la lumière. Lorsqu’elle a présenté Journal d’un montage dont elle est la réalisatrice, Annette Dutertre a elle aussi pris des gants : vous allez voir, l’image est dégueulasse, le son médiocre, il n’est pas sûr que ce soit un film… Vite, que la séance commence. Journal d’un montage dure une heure trente ou quarante, et suit au jour le jour le montage du dernier film de Christine Pascal. C’est un film de cinéma, sur le cinéma, dans le cinéma : il en montre les secrets de fabrication, il en dévoile le mécanisme intime.

Il existe une multitude de making of, et ce depuis des lustres. Cela consiste en général à faire un peu de tourisme durant le tournage d’un film, à interroger le réalisateur et les vedettes, à saisir une ou deux scènes au tournage. Le tour est joué, la promotion assurée. Là, c’est tout autre chose : suivre un film en cours de montage, dans ce moment d’écriture très particulier où le film trouve lentement sa forme et son rythme, sa musique, se discute et sort des limbes. En 1994, on montait encore sur pellicule, avant l’arrivée de l’Avid, c’est-à-dire du montage numérique. Jacques Comets est de tous les plans, à la table de montage, gai et plein d’humour, heureux de travailler dans une totale complicité avec Christine Pascal. Annette Dutertre est son assistante monteuse. Par jeu, ils ont pris le parti de se filmer, sans que cela ne modifie en rien leur attitude et leurs gestes. Ces images sont restées pendant longtemps dans une boîte, jusqu’à ce que Annette Dutertre décide d’en faire un film.

La salle de montage à Joinville est une sorte de caverne, on y vit dans le noir ou la pénombre, pour le film et par le film. Le dehors n’existe pas. C’est l’antre du cinéma. Sans hors champ. Ça fume beaucoup, ça rit et ça rêve, et le film peu à peu trouve sa langue propre. Christine Pascal est radieuse, elle rit, elle rit, son rire est à répétition, elle charme et l’actrice transparaît souvent derrière la réalisatrice. Elle est d’une beauté stupéfiante. Moment magique : un matin elle arrive à la salle de montage fatiguée car elle n’a pas beaucoup dormi de la nuit. Tandis que Jacques Comets se met à sa table de montage, elle s’allonge sur un lit de camp et s’endort. C’est un moment absolument bouleversant, d’abandon total (le film peut se faire sans elle, il est dans de bonnes mains). Christine Pascal s’endort et retourne en enfance, laissant son film se faire après l’avoir confié à un ami. Le cinéma sort du rêve, il en est le prolongement éveillé. C’est le sentiment qui transparaît dans ce beau film qu’il faut programmer dans toutes les cinémathèques et les écoles de cinéma du monde entier.

Adultère, mode d’emploi parlait du sexe et ce de manière osée. Au cours du montage, Christine Pascal s’amuse de l’avoir fait, et en même temps, on sent qu’elle en a peur. Jusqu’où aller, que peut-on montrer et que ne peut-on pas montrer ? Et les acteurs, comment les amener à faire des choses qu’ils n’osent pas faire ? C’est aussi pour cela qu’elle s’endort, qu’elle se retranche durant un moment du montage et du monde des adultes. Mutine et rieuse, adorable d’intelligence et de sincérité, on a du mal à croire qu’elle n’a plus que quelques mois à vivre. Tiré d’une boîte noire où il était endormi depuis dix-sept ans, ce film sur le film est aujourd’hui visible. Grâce à Anne Dutertre qui l’a réalisé, et Jacques Comets qui l’a produit avec Arnaud Dommerc, avec l’aide de la Région Île-de-France. Il est un film de plus, essentiel, vital et bouleversant, dans l’œuvre intense de Christine Pascal qui, rappelons-le, n’avait réalisé que cinq films : Félicité (1979), La Garce (1984), Zanzibar (1989), Le Petit prince a dit (1992), et Adultère, mode d’emploi (1995).