Archive pour le 04.2013

La Baie des anges, version restaurée

mercredi 10 avril 2013

La Cinémathèque française, le Fonds Culturel Franco Américain et les Archives audiovisuelles de Monaco, en accord avec la société Ciné-Tamaris, ont pris l’initiative de restaurer La Baie des Anges de Jacques Demy. Le film ouvre ce soir la rétrospective complète consacrée au cinéaste et qui accompagne  l’exposition « Le monde enchanté de Jacques Demy », qui ouvre ses portes au public aujourd’hui. En présence ce soir de Jeanne Moreau et Claude Mann, les acteurs principaux du film.

Cela pourrait s’appeler: Faites vos jeux. Rien ne va plus! 

L’aventure de Jean Fournier (Claude Mann) commence, guidée par le hasard et la passion du jeu.

Jean est introduit dans ce cercle infernal par un collègue plus expérimenté (Paul Guers). Lui est novice en toutes choses. Sa vie s’éclaire, son visage s’illumine, il croit enfin en son destin.

Mais la chance peut tourner. Nice, Monte-Carlo, là ou l’on ne vit que pour le jeu.

Ne plus vivre comme un petit garçon stupide, dit-il à son père courroucé d’apprendre que son fils gagne de l’argent sans le mériter. Et qui le chasse.

Descendre sur la Côte d’Azur. Nice a un parfum d’Italie. Les ruelles, la lumière, la chambre d’hôtel aux murs blancs, comme une clinique.

La Baie des anges est une symphonie en noir et blanc que Jacques Demy, dit-on, voulait faire en couleurs – ce qui, à l’époque, aurait coûté beaucoup d’argent. Quitte à le faire en noir et blanc, autant qu’il y ait du contraste. Tout sauf du gris. Les noirs sont très noirs, les blancs très blancs.

Jackie Moreau (sublime Jeanne Moreau) a les cheveux oxygénés, cramés par la passion et la lumière. Elle porte un tailleur blanc dessiné par Pierre Cardin. Ou un fourreau noir et blanc, les couleurs emblématiques du film.

Jean lui porte chance. Mais cela ne dure qu’un temps.

– Partons, nous allons perdre.

– Vous croyez ?

– J’en suis sûr.

Jackie est et vit borderline, toujours à la frontière du pire. Elle frise la catastrophe, et elle aime ça. On pourrait dire que c’est sa jouissance.

Brûler sa vie.

« La joie que j’éprouve au jeu n’est comparable à aucune joie. », dit-elle.

Son mari, très riche, est jaloux de cette passion. Elle divorce.

« Croyez-moi Jean, il ne faut jamais laisser passer la chance. »

Ils y retournent. Pour perdre. Pourtant elle dit : nous allons gagner, je le sens.

Ils sortent à sec.

Elle dit encore : « Être ici ou à Paris, qu’elle importance, il faut bien être quelque part. Personne ne m’attend là-bas. »

Il lui dit qu’il a été fiancé mais qu’il a eu peur de voir ce qu’il allait devenir, sa vie raisonnable, sans risque, sans surprise.

Tout le cinéma de Jacques Demy est résumé dans cette phrase. Depuis Lola jusqu’à Une chambre en ville, les personnages de Demy sont guidés par le hasard et mènent une vie déraisonnable. Vivre c’est sortir du cadre étroit d’une vie rangée. Le cinéma c’est l’aventure. Et celle-ci se montre souvent impitoyable.

Jackie perd tout.

Un homme l’accoste, l’invite à boire un verre au bar.

Elle se refait en jouant le 23.

Racoleuse.

La chance revient. Au moment où on croit que tout est perdu, tout s’arrange.

Jackie et Jean mènent la grande vie à Monte-Carlo.

Elle l’entraîne dans le tourbillon de la vie.

Une suite avec une terrasse, nous serons mieux.

Elle dit à Jean : « Si j’aimais l’argent je ne le gaspillerais pas. Ce que j’aime justement dans le jeu, c’est cette existence idiote faite de luxe et pauvreté. »

Elle aime le mystère des chiffres. C’est comme entrer dans une église.

Retour à Nice – la “Baie des angesˮ leur porte bonheur.

Pas tant que ça. Ils perdent tout.

Jean fait appel à son père, qui envoie un mandat.

Elle : Je me sens pourrie de l’intérieur. Je salis tout ce que je touche.

Lui : J’ai de l’argent, je rentre à Paris.

Elle : Je ne te retiens pas.

Lui : Viens avec moi.

Elle : Laisse moi tranquille, tu ne vois pas que tu me fais perdre.

Il s’en va.

Elle court derrière lui. JEAN.

Jeanne Moreau vient cette fois encore de jouer sa vie sur un coup de tête.

Cinquante ans après avoir été réalisé, La Baie des anges donne toujours le frisson.

Le monde enchanté de Jacques Demy

samedi 6 avril 2013

J – 4. Bien sûr, il y aura mercredi prochain, 10 avril, le match retour entre le Barça et le PSG, en quart de finale de la Ligue Europa. Mais aussi et surtout, l’ouverture de l’exposition « Le monde enchanté de Jacques Demy » à la Cinémathèque française.

Cette exposition me tient tout particulièrement à cœur. Parce qu’elle intervient tout juste dix ans après mon arrivée à la direction de la Cinémathèque, une date importante pour moi. Surtout, elle est consacrée à un cinéaste, que j’ai eu la chance de connaître, et dont la trace ou la mémoire est intacte, essentielle, très liée à un désir singulier d’enchanter le cinéma français. Jacques Demy appartient à cette catégorie informelle de cinéastes n’ayant tourné qu’une douzaine de films, comme Becker, comme Bresson ou comme Melville, mais dont l’œuvre est cohérente, insécable et résiste magnifiquement au temps.

De Lola, son premier long métrage réalisé en 1961, jusqu’à Trois places pour le 26, sorti en 1988, Jacques Demy a tout tenté, pris des risques, connut la gloire (la Palme d’or pour Les Parapluies, en 1964) et le purgatoire, vécut des moments douloureux quand les portes se fermaient devant des projets jugés trop audacieux. Ses films les plus connus, et que beaucoup connaissent au point d’en réciter ou d’en chanter par cœur les répliques, les paroles et les rythmes, sont Les Parapluies de Cherbourg, Les Demoiselles de Rochefort et Peau d’âne. Dans ces trois films, il y a comme par hasard Catherine Deneuve. Elle me disait récemment, au cours d’un entretien qui figure dans le catalogue de l’exposition : « En 1963, j’étais une jeune comédienne et le regard que Jacques posa sur moi me permit d’envisager  les choses différemment, à une époque où je n’étais pas certaine de vouloir continuer à faire du cinéma – un peu comme le regard que porte sur vous un jeune homme amoureux. L’assurance que cela vous donne ne vous quitte plus. » Que serait devenue Catherine Deneuve, si ce regard amoureux n’avait pas été porté sur elle ? Les photos d’elle prises lors du tournage des Parapluies de Cherbourg par Agnès Varda, et qui sont accrochées au mur de l’exposition, sont vertigineuses de beauté. La jeunesse, la blondeur, le sentiment de force et de fragilité qui en émane, l’évidence d’une présence naturelle, tout cela renvoie au miracle de ce film entrepris par Demy avec la complicité inouïe, totale, de Michel Legrand, dans une sorte d’innocence doublée d’une incertitude quant à sa possibilité même d’exister. « La musique fait partie intégrante de l’écriture cinématographique, raconte Legrand à Stéphane Lerouge, dans un entretien qui paraît dans le catalogue. L’ouvrage terminé, ce fut difficile de dénicher un producteur… avant que Pierre Lazareff nous présente Mag Bodard. Idem pour la partition : il fallait financer une heure et demie de musique, avec orchestre et voix, avant même le premier tour de manivelle. Tous les éditeurs de Paris ont refusé avec le même argument : « Trop risqué ! » Au bout du compte, j’ai moi-même produit les séances avec mon camarade Francis Lemarque. »

Grâce à Stéphane Lerouge, paraît chez Universal Music un superbe coffret de 11 CD qui fera date : l’Intégrale Jacques Demy – Michel Legrand, dont la collaboration artistique recouvre neuf longs métrages plus La Luxure, l’un des sept courts métrages composant Les Sept péchés capitaux. L’entreprise est incroyable tant elle réserve de surprises, par exemple le réenregistrement des principaux thèmes de Lola, l’intégralité musicale de Lady Oscar, ou la version américaine, inédite, de The Young Girls of Rochefort. Sans compter les reprises d’Astrud Gilberto, de Stéphane Grappelli, de Tony Bennett et Bill Evans, les séances de travail donnant lieu à des maquettes, les suites symphoniques et versions instrumentales, interprétées par Legrand au piano, Catherine Michel à la harpe, avec orchestre. Un objet délirant, un coffret définitif. Tant il est évident que les films de Jacques Demy s’écoutent autant qu’ils se revoient.

Par un autre sens inouï du timing, paraît au moment où s’installe l’exposition consacrée à Jacques Demy, un ouvrage intense et très agréable à lire, justement consacré à Mag Bodard. Ce petit livre, édité à la Tour verte, on le doit au producteur Philippe Martin, des Films Pelléas, fasciné par la personnalité étonnante de cette productrice. Son titre : Mag Bodard, Portrait d’une productrice, et il est préfacé par Anne Wiazemsky. Mag Bodard a produit quelques-uns des films essentiels du cinéma français moderne, par exemple Au hasard Balthazar, Mouchette et Une femme douce de Bresson, L’Enfance nue de Pialat, Deux ou trois choses que je sais d’elle et La Chinoise de Godard ou encore Le Bonheur de Varda, Je t’aime, je t’aime de Resnais, Benjamin ou les mémoires d’un puceau de Michel Deville, plusieurs films de Jacques Doniol-Valcroze, d’André Delvaux et de Nina Companeez. Elle a produit les trois films déjà cités de Demy : Les Parapluies, Les Demoiselles et Peau d’âne. À propos de Demy, Mag Bodard dit ceci : « Quand j’ai vu Lola, je me suis dit que je continuerais à produire seulement si c’était pour produire celui qui avait fait ce film. Quelques jours après, Pierre (Lazareff, le patron de France Soir, qui est aussi son amant) m’appelle : “Truffaut quitte mon bureau, il vient de me parler du réalisateur qui a fait Lola, il cherche un producteur, tu veux le rencontrer ?” Et j’ai rencontré Demy. »

Mag Bodard s’entiche, c’est le cas de le dire, du projet des Parapluies de Cherbourg. Elle assiste aux répétitions musicales, rue Daguerre, Legrand au piano et Demy retouchant ses dialogues chantés, tout cela dure un an, le temps pour elle de monter la production du film. Elle sera plus que secondée, aidée par Philippe Dussart, qui vient de mourir et qui a joué un grand rôle dans la production de ce film. Philippe Dussart fut un homme essentiel dans la production en France, pendant plus de deux décennies, directeur de production de plusieurs films de Godard, de Resnais et de beaucoup de cinéastes, dans les années 60 et 70, avant de produire lui-même un grand nombre de films.

En produisant Les Parapluies de Cherbourg, Mag Bodard n’a aucunement conscience  des risques qu’elle prend. « Ça s’est fait avec le hasard, les choses se sont mises ensemble et ça a donné Les Parapluies de Cherbourg… Je ne pensais pas que je faisais du cinéma, je pensais que quelque chose que j’avais voulu et qui me plaisait artistiquement se faisait, avec des gens qui avaient envie de la même chose que moi. C’était vraiment plus qu’artisanal, c’était rêvé, c’est un film rêvé ! Je l’ai réussi parce qu’il y avait Demy, je l’ai réussi parce qu’il y avait Legrand, je l’ai réussi parce que j’aimais ce film et que je l’ai tenu dans mes mains financièrement. Tout le monde a mis le paquet ! Et artistiquement, le film a été ce que je voulais, vraiment ! » Elle dit aussi, Mag Bodard, que sa collaboration avec Jacques Demy c’était « comme deux enfants qui jouent à la marelle. »

C’est le plus bel hommage que l’on peut faire à Demy, de considérer qu’il a fait ses films « comme dans un rêve », ou comme on joue à la marelle. Ses plus beaux films ont cet air-là de jouer avec le hasard des rencontres et la mélancolie des rendez-vous manqués. On se croise beaucoup, dans Lola, dans La Baie des anges ou encore dans Model Shop, on se cherche sans toujours se trouver, on attend et on espère son double idéal. C’est aussi vrai dans Une chambre en ville et dans Trois places pour le 26. Les personnages se frôlent, se trouvent et se quittent, se font des promesses qu’ils ne peuvent tenir, le temps passe et le bonheur devient une quête difficile, exigeante. Tout cela est dit en chansons, ou dans un dialogue qui fait la part belle à la trivialité quotidienne. Jacques Demy résume mieux que quiconque sa conception du cinéma en disant ceci : « Un film léger parlant de choses graves vaut mieux qu’un film grave parlant de choses légères. » C’est vrai des Parapluies comme des Demoiselles, c’est aussi vrai de La Baie des anges, de Lola et de Model Shop, comme de ses autres films.

Cette exposition, très gaie et colorée, fourmille de documents rares, de carnets de travail, de photos, de dessins et maquettes, d’extraits de films et d’archives audiovisuelles, de tableaux de peintres qui ont inspiré Demy (Cocteau, Dufy, Fini ou Nikki de Saint Phalle), et de tant d’autres choses. Elle n’aurait pu être envisagée sans une collaboration et une complicité avec Ciné-Tamaris, qui garde précieusement les films de Demy et d’Agnès Varda ainsi que leurs archives privées.

J’ai eu le désir de cette exposition il y a longtemps, reprenant une idée que m’avait soufflée Claude Berri, alors président de la Cinémathèque, de concevoir une exposition Demy-Varda. Nous nous étions rendus, Berri et moi, rue Daguerre pour en parler à Agnès. Celle-ci nous avait répondu avec sa franchise habituelle : « Si nous faisions cette exposition couplée, j’occuperais trop le terrain, ce ne serait pas juste, parce que Jacques n’est plus là. » Elle avait bien sûr raison. Mais l’idée a fait son chemin, d’une exposition entièrement consacrée à Demy. Matthieu Orléan, qui en est le commissaire, a travaillé en bonne intelligence avec Rosalie Varda et Mathieu Demy, dont la complicité a été essentielle dans ce qui me paraît être une vraie réussite. Suis-je le mieux placé pour le dire ? Sans doute non. Mais je peux témoigner que ce projet a été un pur moment de bonheur. Ce bonheur, je l’espère, va bientôt se transmettre au visiteur.

L’exposition « Le monde enchanté de Jacques Demy » s’installe à la Cinémathèque française jusqu’au 4 août 2013. L’idée qu’elle soit voisine de celle consacrée à Maurice Pialat, actuellement installée au 7è étage, me réjouit. Pialat considérait en effet que Le Sabotier du Val de Loire, un court métrage réalisé par Jacques Demy en 1955, était un des meilleurs films français de l’après-guerre. Et puis, il y a autre chose qui relie Pialat et Demy : la peinture. Pialat a commencé par vouloir devenir peintre, en s’inscrivant aux Arts Décoratifs. Quant à Demy, il s’était mis à peindre à la fin de sa vie, se sentant atteint par la maladie. L’exposition Pialat commence par ses dessins et peintures, et se termine avec ses films. Celle de Demy commence par son rêve de cinéma, un rêve d’enfance, et se termine par quelques-unes de ses peintures. Sorte de chassé-croisé. La nuit, lorsque les visiteurs s’en vont et que les lumières s’éteignent, une part de leur rêve ou de leur imaginaire continue d’exister, comme en veilleuse.

Catalogue Le monde enchanté de Jacques Demy, préfacé par Costa-Gavras, avec des textes de Mathieu Orléan, Guillaume Boulangé, Agnès Varda, Joséphine Jibokji Frizon, Jean-Baptiste Thoret, Olivia Rosenthal, Farid Chenoune, Jean-Marc Lalanne, Serge Toubiana, et les témoignages de Marc Michel, Michel Legrand, Jacques Perrin, Harrison Ford, Agostino Pace, Donovan, Catherine Deneuve, Dominique Sanda, Mathieu Demy et Rosalie Varda. Coédition Skira Flammarion / La Cinémathèque française / Ciné-Tamaris. 300 illustrations ; 45 euros.

Mag Bodard, portrait d’une productrice, par Philippe Martin, préface d’Anne Wiazemsky, édition la tour verte ; 15 euros.

L’Intégrale Jacques Demy – Michel Legrand, 11 CD avec des versions originales, inédits, séances de travail, maquettes et relectures + un livret illustré comportant un entretien avec Michel Legrand mené par Stéphane Lerouge, chez Universal Music France.