Archive pour le 11.2008

Retour du Caire

lundi 24 novembre 2008

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Deux jours et trois nuits au Caire, à l’occasion du 32è Festival International du film. Le Festival du Caire est le plus important des festivals de cinéma se déroulant dans le monde arabe. Il faut mentionner le Festival de Carthage, qui se déroule tous les deux ans en alternance avec celui de Ouagadougou au Burkina Faso, et celui de Marrakech qui se tient en ce moment même. Mais Le Caire a une bonne longueur d’avance, qui tient à l’ancienneté et à la place qu’occupe le cinéma égyptien, de loin la cinématographie la plus féconde de tout le monde arabe. Longtemps le cinéma égyptien a conçu et fabriqué un cinéma de genre – la comédie égyptienne – qui s’est exporté sur toutes les rives d’Afrique, du Nord au Sud, en concurrence avec l’énorme production indienne. Les films chantés avec Farid Al Atrache, Oum Kalsoum et Abdelwahab, ont fait les beaux jours des salles de cinéma d’à peu près tous les pays du Maghreb, sans parler des pays d’Afrique noire.

Une rencontre avait lieu jeudi en fin de matinée autour du cinéma africain. Occasion de débattre de problèmes déjà anciens : pour quelles raisons le cinéma en Afrique a-t-il tant de mal à « décoller » ? Comment expliquer son isolement ? Quels sont les divers obstacles qui empêchent son développement ? Pourquoi une si cruelle absence de structures de production, de distribution, sans parler des salles de cinéma que l’on ne compte plus que sur les doigts des deux mains ? La réponse, côté Afrique francophone, est connue. Trop de dialectes différents empêchent l’expression artistique de s’épanouir. Les quelques films africains produits chaque année sont quasi invisibles, n’accédant plus aux rares salles africaines. J’ai rappelé la programmation, conçue début 2008 à la Cinémathèque : Africamania. Plus de 80 films venus d’une vingtaine de pays, avec un réel succès public. Et dit l’importance de sauvegarder la mémoire du cinéma africain, quand on sait les difficultés de
la Cinémathèque Africaine de Ouagadougou. Relancer l’intérêt ou la curiosité pour ces cinémas d’Afrique nécessite des efforts autrement plus fournis. La question est aussi politique : comment sensibiliser concrètement les pouvoirs publics africains au nécessaire développement de cinématographies locales ? Lors de cette matinée, des propos très critiques furent tenus à l’encontre de la politique de coopération développée par la France. L’aide occidentale entraîne une corruption morale, disait l’une des intervenantes allant jusqu’à parler de censure et d’autocensure. Tout n’est pas rose en effet. Mais je connais assez de cinéastes africains, et non des moindres : Souleymane Cissé, Idrissa Ouedraogo ou Abderrhamane Sissako, qui ne feraient pas leurs films sans le recours à des coproductions. Le problème plus crucial, me semble-t-il, c’est que cette aide diminue, se dilue, ou devient plus difficile à obtenir. Mais je ne crois pas qu’elle soit dans sa nature même corruptrice. Sinon, par quoi la remplacer ?

Une des réponses aujourd’hui provient de l’Afrique anglophone, de pays comme le Nigéria et l’Afrique du Sud, qui ont su développer leur industrie cinématographique par des moyens nouveaux, en misant à fond sur le cinéma numérique. Le Nigéria produit plusieurs dizaines de films par an, dont le budget est très bas, environ cinquante mille dollars en moyenne. Et les recettes vont jusqu’à tripler la mise de départ. Tournés à la va-vite, distribués directement en DVD, ces films ont gagné leur marché et commencent à s’exporter sur le continent africain. Bonne nouvelle. Tout n’est donc pas perdu pour le cinéma africain, mais le chemin est lent, si lent.

Cette discussion menée tambour battant (moins de deux heures pour aborder les problèmes que rencontre le cinéma africain) m’a donné l’occasion et le plaisir de rencontrer une personne remarquable : Naky Sy Savané, actrice née en Côte d’Ivoire et vivant depuis peu à Marseille. Actrice ayant joué dans quelques films africains (Bal poussière de Henri Puparc, 1988 ; Afrique, mon Afrique de Idrissa Ouedraogo, 1995 ; La Nuit de la vérité de Fanta Régina Nacro, 2004, ou encore Moolaadé de Sembene Ousmane, 2004), Naky Sy Savané a créé le Festival « Miroirs et cinémas d’Afrique » à Marseille, qui en est à sa troisième édition. Le festival attribue un « prix Sembene Ousmane », et Naky Sy Savané a l’intention de créer un « prix Youssef Chahine » lors de la prochaine édition. La Ville soutient son projet, mais du bout des lèvres. Elle recherche des appuis, du côté de la Région PACA ou du Département, ou encore du ministère des Affaires étrangères. Réfugiée en France avec son mari, Naky Sy Savané se bat comme un beau diable, avec le sourire et un grand calme intérieur, pour faire vivre la culture africaine. Elle a créé son théâtre, Afriki Djugui, installée 27 rue d’Anvers dans le 4è arrondissement à Marseille. Aucun salarié, que du bénévolat. Elle y joue actuellement une de ses pièces, Femmes déchirées, avec des actrices venues de divers pays d’Afrique. Elle a aussi créé un festival du conte pour faire vivre la culture africaine dans toute sa diversité. Un exemple à suivre (et à aider). Habillée dans son costume traditionnel, toute bariolée, lèvres peintes en bleu, souriante, toujours à la recherche de contacts, Naky Sy Savané profitait de son séjour au Caire pour visiter un orphelinat, et nouer des contacts avec les responsables du cinéma égyptien, dans l’idée de programmer des films de Chahine, entre autres, lors du prochain festival « Miroirs et cinéma d’Afrique ». Marseille qui sera en 2013 « Capitale européenne » ne devrait pas oublier cette dimension du Sud, et faire appel au talent de Naky Sy Savané.

Le 32è Festival du Caire était dédié à la mémoire de Youssef Chahine, décédé à la fin du mois de juillet dernier. Une soirée se tenait vendredi soir à l’Ambassade de France, avec la projection en plein air de Gare centrale, réalisé en 1958. Inspiré du néoréalisme italien, ce film tourné en quatre semaines dans la grande gare du Caire est impressionnant par sa mise en scène et son rythme. Chahine y joue un des rôles principaux, celui d’un boiteux demeuré portant un regard lubrique sur de jeunes et jolies femmes aguicheuses, dont le travail consiste à vendre clandestinement des boissons fraiches aux voyageurs, en évitant de se faire prendre par la police. La trame est par essence populaire, les dialogues vont bon train, le style est enlevé, la structure en forme de conte. Après la projection, à laquelle assistaient Colette Chahine (que son mari appelait Coco), Gabriel et Marianne Khoury, les neveux et coproducteurs du cinéaste, de nombreux acteurs de Chahine, plusieurs intervenants (parmi lesquels Jacques Lassalle qui, lorsqu’il dirigeait la Comédie-Française, confia à Chahine une mise en scène de Caligula, la pièce d’Albert Camus, Jean-Michel Frodon et moi-même). Douce soirée pour célébrer la mémoire d’un cinéaste dont l’œuvre a tant marqué le cinéma égyptien, contribuant à en faire connaître la vitalité et l’énergie de par le monde.

Jubilante Juliette

vendredi 21 novembre 2008

C’est sa saison : Juliette Binoche danse, fait l’actrice, dessine et se dessine, écrit et s’expose. Elle est sur tous les fronts. Au Théâtre de la Ville, pour une dizaine de jours (jusqu’au 29 novembre), dans un spectacle de danse avec Akram Khan. Cela s’appelle IN-I. Cette création, qu’ils ont tous deux conçue, a déjà été jouée à Londres et Bruxelles ; elle ira après Paris un peu partout dans le monde, à Montréal, Abu Dhabi, Sidney, Tokyo, Séoul, Shanghai et Pékin, puis New York. Grande tournée qui s’annonce triomphale.

J’étais mardi soir au Théâtre de la Ville lors de la générale. Salle pleine, beaucoup de professionnels, d’amis, etc. Accueil enthousiaste. IN-I dure à peine un peu plus d’une heure et on ne s’y ennuie pas une seconde. C’est comme une longue scène d’amour, un corps à corps entre Juliette Binoche et Akram Khan. Comme dans les scènes d’amour (au cinéma), il y a de la bagarre ou de la dispute, du jeu, de la mauvaise foi, un hommage au burlesque : je te repousse pour mieux t’attirer à nouveau dans mes bras. Akram Khan, danseur émérite, a à peu près la même taille que Juliette Binoche. Côte à côte, c’est troublant : le féminin et le masculin, face à face, ensemble, fusionnant dans un même geste, un même rythme, et un même corps. Émouvant de les voir se déplacer tels des alter ego, amants, ou frère et sœur, dansant, se tenant par la main, s’embrassant, se chamaillant, se repoussant pour mieux se jeter dans les bras. Bref : solidaires. Leurs corps se mêlent et s’entremêlent. Lui, le professionnel, épaule celle qui n’avait jusque-là jamais dansé. Juliette Binoche se donne à plein, on sent et l’on voit sa fougue, sa joie, son goût du risque. D’autant qu’en plus de danser, elle joue la comédie (en anglais) et chante. Ce qui émeut le plus c’est de la voir au bout d’une demi-heure de spectacle reprendre son souffle. De voir son cœur battre m’a donné la chair de poule. Allez-y, s’il reste encore des places. Cela en vaut la peine.  

À l’occasion de ce spectacle et de la tournée, Culturesfrance a imaginé un événement multiple autour de Juliette Binoche. JUBILATIONS. L’idée d’une rétrospective de ses films allait de soi. La Cinémathèque est très heureuse d’accueillir cet hommage à une actrice (jusqu’au 7 décembre : voir programme sur : www.cinematheque.fr) dont le parcours, depuis une vingtaine d’années, ressemble à un saut dans le vide. Lundi soir Juliette Binoche était à la Cinémathèque pour présenter Rendez-vous, le film d’André Téchiné qui la révéla au grand public en 1985. Très gaie, elle lut un texte qu’elle avait écrit le matin même, où elle parle de sa conception du jeu, de son amour de la rencontre, de sa manière très particulière de se mettre au service d’une cause : le film à faire. « Je suis un vase », finit-elle par dire, devant le public amusé et conquis. Elle est à la fois le vase et la fleur.

Rendez-vous n’a pas pris une ride. Ce film saisit au vol quelque chose de la jeunesse, ce moment où tout paraît galère et où, à force d’abnégation, la grâce qui est en vous finit par vous porter et vous transporter. C’est ce qui arrive à Anna, le personnage que jouait Juliette Binoche. Elle débarque à Paris, venue du Sud-Ouest, se trouve ballotée, humiliée, bafouée, par un jeune homme désespéré et suicidaire (Lambert Wilson en héros dostoïevskien). Elle l’aime, au point de le suivre dans sa descente aux enfers. Il meurt, réapparaît dans sa vie tel un guide méphistophélique. À son enterrement, elle croise un homme âgé, Jean-Louis Trintignant, qui va lui confier le rôle de Juliette dans la pièce de Shakespeare. C’est le début d’une vie, la récompense du destin. Au moment où l’on est au plus bas, le hasard fait qu’un homme mise tout sur vous. Au cinéma, il ne faut jamais décevoir le destin.

Une vingtaine de films composent cet hommage à Binoche. Elle a fait quelques rencontres décisives au cinéma : Leos Carax (deux films : Mauvais sang et Les Amants du Pont-Neuf), Michael Haneke (deux films : Code inconnu  et Caché), Jean-Paul Rappeneau (Le Hussard sur le toit), Kieslowski (Bleu), Louis Malle (Fatale), Chantal Akerman (Un divan à New York : j’ai un faible pour ce film), sans oublier Godard (Je vous salue Marie), Doillon (La Vie de famille), Danièle Thompson (Décalage horaire), Philip Kaufman (L’Insoutenable légèreté de l’être), Patrice Leconte (La veuve de Saint-Pierre) et Anthony Minghella (Le Patient anglais). Et, plus récemment, Cedric Klapisch (Paris), Amos Gitai (Désengagement), Hou Hsiao hsien (Le Voyage du ballon rouge) et Olivier Assayas (L’Heure d’été).

De ces rencontres, l’actrice aime à se souvenir. Sa manière à elle de le faire consiste à dessiner et peindre. Elle a réalisé des portraits de ces cinéastes qui l’ont choisie, à qui elle adresse aujourd’hui un texte, plus ou moins court, écrit à la main, très poétique et personnel. Chaque film est une rencontre qui a laissé des traces. Sur une double page d’un grand livre, Portraits In-eyes (coédition Culturesfrance et Éditions Place des Victoires), Binoche a mis côte à côte chaque portrait qu’elle a peint et des autoportraits d’elle correspondant aux moments et aux personnages qu’elle a interprétés. Il est rare qu’une actrice s’adresse ainsi et interpelle les réalisateurs avec lesquels elle a travaillé. Cela donne quelque chose de précieux et de fragile, une sorte d’exercice partagé né d’une expérience commune : la réalisation d’un film. Ces dessins seront exposés chez Artcurial (du 24 novembre au 8 décembre : 7, rond-Point des Champs-Élysées, 75008 Paris).

Votre blog est nul. Et vlan !

mercredi 19 novembre 2008

Lydia m’envoie un message lapidaire : Votre blog est nul. Et vlan ! Le propos est sans appel. Je le publie, espérant secrètement toucher Lydia, cette inconnue, par ma mansuétude. Tout en lui répondant ceci : il ne suffit pas d’affirmer un avis, aussi radical et définitif soit-il, pour qu’il soit juste. Le caractère sec, indiscutable, irrévocable du point de vue exprimé par Lydia, se retourne évidemment contre lui (contre elle). Mon blog n’est pas nul parce qu’il ne peut pas l’être : c’est moi qui l’affirme.

Pour critiquer une chose, mon blog par exemple, encore faut-il faire preuve d’une plus grande générosité que ces trois mots accolés : Ce film est nul. So what ! Critiquer c’est nécessairement fournir des arguments. Le fait que Lydia ne m’en fournisse aucun ne me facilite guère la tâche. Reprenons les choses à la base. Qu’en est-il de l’art de la critique ? Jean Douchet disait que la critique relève de l’art d’aimer. On peut rajouter : ou de l’art de ne pas aimer, de détester, voire de haïr. Ne pas aimer un film (ou mon blog), c’est aussi affirmer le regret de ne pouvoir l’aimer. Le cinéma est souvent fait d’amours déçus…

Tout cela tombe bien car je rentre d’Estoril où se tenait une sorte de séminaire sur la crise de la critique de cinéma. Le festival d’Estoril, créé par Paolo Branco, producteur franco-portugais et distributeur de films, en est à sa deuxième édition. Cette année, il a fait fort en invitant au jury Catherine Deneuve, J-M. Coetzee, Paul Auster, Julião Sarmento et Cristina Iglesias. Compétition, hommages à Bernardo Bertolucci, Tim Burton et Paul Newman. Exposition de photos de François-Marie Banier. En marge du festival, un colloque ou séminaire sur la critique, initié par Jean-Michel Frodon, directeur de la rédaction des Cahiers du cinéma. Plusieurs critiques parmi lesquels Jean Douchet (que l’on ne présente plus), Arnaud Macé, prof de philo et critique, Geneviève Troussier, qui anime avec passion le Café des Images à Hérouville-Saint-Clair, des critiques venus d’Espagne, d’Angleterre, d’Italie, de Tunisie et du Portugal. Certains travaillent dans des quotidiens, d’autres dans des hebdomadaires, ou encore dans des revues mensuelles. Ambiance très sereine et amicale, ensemble hétéroclite dont les points de vue convergent vers une sorte d’état des lieux. Oui, la critique de cinéma est en crise. Oui, ses valeurs sont à redéfinir, de même que ses pratiques. Oui, ses réflexes sont peu ou prou émoussés, sa crédibilité remise en cause par l’apparition de nouveaux modes de communication. Evidemment les blogs, évidemment Internet.

La fonction critique a plus de mal à s’exercer du fait de la multiplication des films, et plus généralement de la prolifération des images. Cette prolifération des images se double du caractère instantané de leur diffusion. Et de leur commentaire (via les blogs et les forums d’internautes). La révolution numérique qui bouleverse le mode de production et de diffusion des films, constitue une véritable secousse sismique dont il nous faut prendre la mesure et les effets. L’image nouvelle, numérique, inclut d’emblée, pour ainsi dire dès son origine, son mode de diffusion ou de communication. L’être-là des images n’est plus celui d’avant, n’implique plus un trajet ou un voyage : il est toujours déjà là, constitutif de l’image elle-même.

Changement de statut des images. Le cinéma pendant longtemps imposait un temps spécifique, entre le film (depuis sa conception, sa fabrication) et sa réception. D’abord par la critique, puis par les spectateurs. Changement d’époque. Ce qui est en grande partie « squizzé » dans cette mutation, c’est la place, c’est l’espace et c’est le temps autrefois dévolus aux intercesseurs ou aux « passeurs ». Et le critique, dans sa fonction traditionnelle, était et continue d’être un intercesseur entre le film et le spectateur. N’oublions pas qu’il a longtemps été le premier spectateur du film, avant le spectateur. Et qu’il a pour charge de transmettre un (premier) message dans le prolongement de cette vision première du film. Entre le moment où un film est exploité en salles (j’ose plutôt dire : exposé sur grand écran), et celui où il disparaît pour apparaître ailleurs, par exemple sur Internet (du fait du piratage généralisé), il se passe un temps qui ne cesse de se réduire. Comme si la vraie vie des films se déroulait ailleurs. Où ? Sur d’autres supports, et dans un autre espace-temps.

Donc : prolifération des images, et instantanéité de leur diffusion. Ce qui se perd ou se dilue, c’est la distance critique. Entre l’écran, entre l’image et le spectateur, il n’y a plus d’espace de jugement, pour autant que cet espace inclue nécessairement du temps, un temps de solitude relative, nécessaire à l’exercice du regard. Il me semble qu’il y a de nos jours une crise de cet espace-temps, où se joue ce droit de regard. La prolifération et le caractère instantané de la diffusion des images nous enlèvent cette illusion qui a toujours existé, que le temps jouait pour chacun afin de permettre d’exercer un regard sur les films. Une image chasse l’autre. Effet de zapping généralisé. Le rôle, la place et le discours de la critique, nécessairement, s’en ressentent. Tout cela mérite réflexion et approfondissement.

Pour retrouver de la crédibilité, la critique doit s’efforcer de réinventer cet espace de jugement nécessaire à l’exercice du regard. Vaste programme. N’étant plus critique de cinéma depuis plusieurs années, je me suis permis d’intervenir, dans le cadre agréable du séminaire d’Estoril, en changeant d’axe. De nos jours le cinéma se décline, selon moi, selon diverses temporalités. S’il existe bel et bien un Temps du cinéma, celui-ci se conjuguerait de cette manière :

       le Temps de l’actualité : les sorties des films nouveaux le mercredi ;

       le Temps de l’édition des films en DVD (en général six mois après leur sortie en salle : films + bonus et commentaires) ;

       le Temps de la multidiffusion sur Canal+ et sur les chaînes thématiques ;

      le Temps Internet : courts-métrages, films expérimentaux, amateurs, etc., conçus directement pour être diffusés via Internet, sans oublier le phénomène du piratage ;

      le Temps des rétrospectives (cinémathèques, festivals), des hommages, des ressorties dans les salles de répertoire ;

      le Temps des festivals : lieux de découverte des films, créant ainsi une sorte de second marché parallèlement à l’Art et Essai ;

       le Temps des expositions, où le cinéma après être entré au Musée se confronte à son histoire, et à sa relation avec les autres arts (peinture, photo, vidéo) ;

Ce Temps du cinéma se divise ainsi en autant d’entrées possibles. Sans oublier un temps de la technique (la révolution numérique bouleverse ou transforme toute la chaine de fabrication des films), un temps économique, un temps de l’édition (livres, revues, etc.), un temps de la recherche universitaire, un temps de l’archive (indexation, création de bases de données, consultation de documents), qui ne se confond d’ailleurs pas avec un temps de la mémoire. Ces différentes couches ou strates définissent ce que l’on pourrait appeler le Temps Symbolique du cinéma. Soumis à la très forte pression de la révolution numérique, cette temporalité n’en constitue pas moins une espèce d’architecture spatio-temporelle dans laquelle la fonction critique doit s’efforcer de retrouver ses marques. Le cinéma a gagné parce qu’il est partout, mais sa victoire symbolique s’est construite sur un éparpillement ou un éclatement né de la prolifération des images et de la multiplication des supports. Victoire mais partielle, entraînant un éclatement de la sphère Cinéma. La question qui se pose à la critique consiste à reconstituer une articulation entre ces différentes temporalités, sachant que chacune dessine un spectateur ou un « consommateur » différent, qui ne formule pas ou plus la même demande envers le cinéma. Exprimer un goût, une certaine idée du cinéma continue d’être un enjeu majeur. Mais il n’est pas exclusif de notre relation avec ces différentes strates ou couches qui définissent aujourd’hui l’espace Cinéma. C’est une question que l’on se pose quotidiennement à la Cinémathèque, dans notre manière de concevoir notre travail de programmation, d’exposition, de consultation ou d’accompagnement éducatif. Comment faire de cet espace qu’est la Cinémathèque, un lieu où le cinéma se décline selon diverses temporalités, avec des passerelles ou des points de rencontres.

On peut dater cette victoire (culturelle) du cinéma au moment où celui-ci célébra son centenaire : 1995. S’est alors institué un effet globalement « rétroviseur » : le cinéma s’est retourné sur sa propre histoire, pour commencer à mettre un peu d’ordre dans son patrimoine. Là-dessus est arrivée la révolution numérique, qui le contraint à se projeter en avant, à prendre des risques et à modifier en profondeur les processus de fabrication et de diffusion des images. Double effet conjugué : retour en arrière et bond en avant. D’où un sentiment relatif de schizophrénie. Le souci de mémoire se confronte simultanément à une forme d’amnésie née de la transformation numérique. A suivre.

P.S.: Je recommande d’aller sur un site internet pour découvrir une revue de cinéma en ligne. Son titre: Spectres du cinéma, numéro un, automne 2008. http://spectresducinema.blogspot.com

Critiques, analyses, et un très long et passionnant entretien avec Charles Tesson, sur les revues de cinéma. A lire.

 

Depardon (Image) + Nougaret (Son) = La Vie moderne

dimanche 2 novembre 2008

C’est dimanche. En attendant de voir cet après-midi la finale du Masters de Paris Bercy, qui opposera Jo-Wilfried Tsonga (jeune joueur à la joie bondissante) à l’argentin David Nalbandian, j’ai envie de vous dire tout le bien que je pense du dernier film de Raymond Depardon : La Vie moderne. Sur ce film comme sur la plupart de ceux qu’il a réalisés depuis vingt ans, Depardon travaille avec Claudine Nougeret, sa complice et sa femme. Depardon à l’image, Nougaret au son : les deux font la pair. Ils n’ont besoin de personne d’autre, à ce stade du tournage, pour faire leurs films. Précieuse économie. Entendez : économie de tournage. Imaginons un instant que Depardon débarque dans une ferme des Cévennes accompagné d’une petite équipe de tournage. Il n’y aurait tout simplement pas de film. Le fait d’arriver à deux, dans une relation intime avec la chose filmée, cela change tout. Qu’est-ce que « la chose filmée » ? Le monde rural. Les Paysans. Depardon, fils de paysan, ne cesse de revenir sur le territoire de ses ancêtres. Il ne cesse de payer son dû à ce monde dont il vient et dont il est sorti. A dix-huit ans, il a quitté Villefranche-sur-Saône, pour « monter à Paris » et devenir photographe. Sentiment de culpabilité, qui vient que Depardon, il le dit lui-même, n’a jamais osé filmer son père. Alors il revient, à intervalle plus ou moins régulier, comme pour se faire pardonner. Soit en tant que photographe (il a entrepris un travail de longue haleine, sur dix ans : une sorte de Mission Photographique dont il rend régulièrement compte à travers expositions et livres). Soit en tant que cinéaste. La Vie moderne constitue le troisième volet d’une trilogie filmée, après L’Approche (2001) et Le Quotidien (2005). Dans l’une ou l’autre des formes esthétiques qui sont les siennes, photographie et cinéma, la dimension autobiographique est une donnée fondamentale du travail de Depardon. La dimension du remords s’y trouve sublimée, ou dépassée, par la qualité intrinsèque du regard. Regard étique et esthétique. En filmant les autres, c’est une part de lui-même qu’il livre, toujours avec une grande pudeur.

Dès la première image, La Vie moderne rend honneur au cinéma avec un grand C. L’image en Scope envahit tout l’écran : images de paysages des Cévennes filmées en travelling avant, la caméra posée sur la plateforme d’un camion. L’image est nette, les paysages splendides. Depardon en voix off  nous dit où il va, chez qui il se rend, pour des retrouvailles. Les paysans qu’il va filmer, il les connaît depuis des années et des années, pour les avoir déjà filmés. L’image suit le contour des lacets d’une route qui nous mène chez les frères Privat. Au détour, voilà justement Raymond Privat, à la tombée de la nuit, qui ramène son troupeau à la ferme. Le timing est parfait. Le découpage du film en séquences, chacune nous faisant (re)découvrir un lieu, des personnages, relève si l’on peut dire du journal filmé. Depardon et Claudine Nougaret sont de retour pour prendre des nouvelles. L’échange se fait de manière naturelle, même si La Vie moderne est à n’en pas douter un des films les moins bavards qui soient. Les silences sont longs, les regards durent longtemps. S’installe dans cette temporalité-là une vérité éternelle. Quelque chose est en train de passer. Cette mélancolie culmine à la fin du film, lorsque Marcel Privat, 88 ans, laconique, cède du bout des lèvres un « C’est la fin ». Le monde rural vit sous un autre régime spatio-temporel. C’est ce que l’on ressent de plus fort en regardant ce film.

La formidable modernité esthétique ou plastique du dispositif mis au point par Depardon/Nougaret, avec l’image en Scope et le son numérique ultra sensible, enregistre avec une patience infinie, et grâce à une présence fondée sur l’empathie, les vibrations à peine sensibles d’un monde en train de disparaître. La modernité esthétique du film contredit d’une certaine manière la mélancolie du sujet abordé. Le cinéma, dans toute sa splendeur et sa simplicité, est là conçu comme en état de veille. Au sens où, depuis une éternité, le monde rural et ceux qui l’habitent font chaque soir la veillée, une fois les troupeaux revenus au bercail.

Ce temps qui n’en finit pas de passer, Depardon et Nougaret l’ont filmé et enregistré avec les outils techniques les plus performants du moment. Une caméra mise au point par Jean-Pierre Beauviala surnommée la « Pénélope », et le « Cantar », un magnétophone inventé par le même Beauviala permettant d’enregistrer le son sur huit pistes numériques, avec une autonomie de sept heures.

Ce beau film invite le spectateur à la réflexion et à la patience. Ces paysages splendides et majestueux donnent une idée de ce qu’est la France rurale, peu à peu abandonnée. La Vie moderne en saisit l’émotion et le silence.

 P.S. Bonne nouvelle: La Vie moderne a obtenu cette année le Prix Louis-Delluc, attribué le 12 décembre 2008.