Archive pour le 06.2011

Elle s’appelle Mahnaz Mohammadi, elle est cinéaste et elle est en prison

jeudi 30 juin 2011
Mahnaz Mohammadi à la Cinémathèque, le 13 juin 2010

Mahnaz Mohammadi à la Cinémathèque, le 13 juin 2010

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Elle s’appelle Mahnaz Mohammadi, elle est jeune, brune et belle. Elle est cinéaste (Femmes sans ombre) et défend activement, courageusement, la cause des femmes dans son pays. Elle a été arrêtée dimanche 26 juin à Téhéran, après la perquisition de son domicile par la police iranienne, puis enfermée dans la prison d’Evin, au nord de Téhéran, dans le secteur 209 qui appartient aux gardiens de la révolution, le bras armé idéologique du régime iranien. Les militants politiques qui ont fait de la prison en Iran connaissent bien le secteur 209 où le régime est très sévère.

Mahnaz Mohammadi était venue à la Cinémathèque française le 13 juin 2010 participer à une « Journée à Téhéran ». Elle y avait présenté son film Travelogue, et participé à une table ronde sur la situation du cinéma dans son pays aux côtés de Marjane Satrapi, Rafi Pitts, Nader T. Homayoun, Sou Abadi et les actrices Golshifteh Farahani et Behi Djanati-Atai.

Je me souviens que lorsque Mahnaz avait pris la parole pour évoquer la situation des femmes dans son pays et faire état de ses propres difficultés à réaliser des documentaires, les larmes coulaient sur ses joues. Le public nombreux qui remplissait la salle Henri Langlois était ému, bouleversé. Nous étions suspendus à ses propos : allait-elle avoir la force de continuer ? Oui, elle poursuivit, tenant à témoigner. J’avais la gorge serrée, ressentant une incroyable émotion à voir et entendre cette jeune femme, assise à mes côtés, faire preuve d’un tel courage, inquiet du fait qu’elle prenait des risques à s’exprimer ainsi, librement.

Lors du dernier Festival de Cannes, Mahnaz Mohammadi ne put obtenir l’autorisation des autorités iraniennes d’accompagner le film dans lequel elle joue le rôle principal, Noces éphémères, réalisé par Reza Serkanian. Elle adressa un message, lu par Costa-Gavras : « Je suis une femme, je suis cinéaste, deux raisons suffisantes pour être coupable dans ce pays. Actuellement, je réalise un nouveau documentaire sur les femmes de mon pays. Le combat des femmes pour leur identité est un élément incontournable de leur vie de tous les jours… et la liberté est le mot qui manque le plus à leur quotidien. J’aurais vraiment aimé être parmi vous, chers amis. Hélas, n’ayant pas l’autorisation de sortir de mon territoire, je suis privée de partager cette joie avec vous. Mais j’attends toujours et j’ai de l’espoir ».

Décidément, le cinéma n’a pas l’heur de plaire aux autorités iraniennes. Se sentent-elles tellement affaiblies, tellement désavouées, pour s’autoriser à bafouer ainsi la liberté d’expression d’artistes et de militants des droits de l’homme et mettre en prison une cinéaste, sans le moindre chef d’accusation ?

Une pétition a été lancée exigeant la libération immédiate de Mahnaz Mohammadi et dénonçant les attaques faites à la liberté d’expression et de création dont sont victimes de nombreux cinéastes iraniens.

Pour signer cette pétition, allez sur :

http://www.la-srf.fr/petitions

Pierre Cottrell, ou la vie aventureuse d’un cinéphile

dimanche 26 juin 2011

Mercredi 22 juin, Pierre Cottrel était tout intimidé lorsqu’il m’a accompagné sur le devant de la salle Henri Langlois pour ouvrir l’hommage que lui rend la Cinémathèque française en programmant plusieurs films qui, à plus d’un titre, lui doivent quelque chose – ce soir-là était projeté Mes petites amoureuses de Jean Eustache. Ses amis étaient très nombreux, et il m’a semblé qu’il y avait pas mal d’émotion à l’entendre dire, de sa voix douce, deux ou trois choses de ce que fut son itinéraire de producteur et de cinéphile depuis le début des années soixante, son admiration pour Rohmer, son amitié tumultueuse avec Eustache, sa complicité avec Roger Corman et Jack Nicholson.

Pierre Cottrell appartient à cette génération de cinéphiles qui, avec Pierre Rissient, Bernard Eisenschitz, Bertrand Tavernier et quelques autres, a grandi dans l’ombre de la Nouvelle Vague. Élève au lycée Henri IV en 1958, il n’a alors que 13 ans, il a pour condisciple Bernard Eisenschitz, et Jean-Louis Bory comme professeur de Lettres. « Nous admirions les textes de Rohmer, alors nous l’avons appelé en 1960. Rohmer recevait déjà en fin d’après-midi. Nous voulions faire du cinéma, Rohmer nous a encouragés. [1]» Rohmer a déjà réalisé plusieurs courts métrages, il est rédacteur en chef des Cahiers du cinéma et n’attend qu’une chose, se lancer dans la réalisation de son premier long métrage. « Le Signe du lion a mis trois ans à sortir et a été un échec cuisant. Pendant la première moitié des années 60, Rohmer, c’était un peu l’enfant déshérité de la Nouvelle Vague », dit Cottrell dans le numéro des Cahiers du cinéma paru en février 2010, juste après la mort du cinéaste.

Avec Barbet Schroeder, Cottrell participe à l’aventure des Films du Losange, créés en 1962 pour produire et commercialiser deux courts métrages réalisés par Rohmer, La Boulangère de Monceau et La Carrière de Suzanne. Ensuite, il y aura l’expérience de Paris vu par… , en 1964, série de courts métrages réalisés en 16mm, à laquelle participent Jean Rouch, Jean Douchet, Godard, Chabrol et Jean-Daniel Pollet. C’est l’époque où chacun est au four et au moulin, passant d’un métier à un autre. Cottrell est deuxième assistant et acteur dans La Carrière de Suzanne, puis seul producteur en 1966 lorsque Rohmer réalise Une étudiante d’aujourd’hui. Il ne figure pas au générique de La Collectionneuse, qui se tourne sans scénario, occupé à Paris à en écrire un pour espérer obtenir l’avance sur recettes : « Tous les soirs, Rohmer avait de longues conversations avec ses acteurs, et je devais me débrouiller pour écrire un scénario avec les mini-cassettes de ces conversations que je recevais en décalé. Mais nous n’avons pas eu l’avance.[2] » Le grand tournant pour Rohmer se fera en 1967 avec Ma nuit chez Maud, coproduit par François Truffaut, Claude Berri, Pierre Braunberger et La Guéville, la société de production de Danièle Delorme et Yves Robert. Barbet Schroeder, qui réalise son premier film, More, confie la production du film à Pierre Cottrell, le film sera un succès, nominé aux Oscars.

L’autre rencontre décisive de Pierre Cottrell, c’est celle avec Jean Eustache. « Eustache était passé sur le tournage de La Boulangère de Monceau. Il admirait beaucoup Rohmer, et Rohmer appréciait Eustache, témoigne Cottrell dans le numéro spécial des Cahiers du cinéma consacré à Rohmer. Quand il était rédacteur en chef des Cahiers, il avait laissé Jeannette {la femme d’Eustache et la secrétaire des Cahiers} piquer dans la caisse pour payer Les Mauvaises fréquentations. [3]» Cottrell et Eustache sont liés d’amitié depuis l’arrivée à Paris du natif de Narbonne. Eustache est un autodidacte lettré, très cinéphile, qui ne pense qu’à une chose, faire des films. « Je crois qu’il avait essayé d’entrer dans le milieu des gangsters de Pigalle et de la place Blanche, en tout cas c’est là qu’il s’était acheté un revolver, m’a raconté un jour Cottrell. Dans le milieu, il se faisait appeler Daniel… »[4] Cette forte amitié se transforme en histoire rocambolesque, à partir du jour où Eustache décide de tuer son ami : « Il a fait sur sa femme, en ma présence, une tentative de meurtre. Il m’en voulait énormément de l’avoir aimée, même si – ou parce qu’il avait délibérément provoqué la situation. Je ne sais pas si elle était déjà secrétaire aux Cahiers du cinéma. Jean avait son revolver, qu’il montrait à Jean Domarchi et à Barbet Schroeder en disant : “ Je vais tuer Cottrell ”. Ce grotesque numéro a duré des mois. Pour éviter cette fin lamentable, il fallait que je me débrouille pour arriver au cinéma au moment où la lumière s’éteignait, et que je parte avant le générique de fin. Jean était déjà, comme il a été toute sa vie, un grand manipulateur. La mise en scène était son quotidien[5]»

Pour se mettre à bonne distance d’Eustache, Cottrell se rend aux Etats-Unis durant l’été 1963, bien décidé à devenir producteur. Il y fait des petits boulots, des connaissances, rencontre des cinéastes qu’il admire comme Otto Preminger et Delmer Daves. De retour à Paris, la brouille avec Eustache est terminée, et ce dernier lui demande de l’aider à produire Les Mauvaises fréquentations. Plus tard, en 1972, Eustache appelle Cottrell pour lui dire : « Je voudrais que tu produises La Maman et la Putain. « À l’époque, j’étais assez impliqué avec le groupe de Easy Rider à Los Angeles. Bob Rafelson venait de me passer 60 000 dollars pour faire le film de mon choix. J’avais cet argent sur un compte. J’ai pu dire oui tout de suite. [6]» Tournage épique où la vie et le drame s’entremêlent, dans une œuvre parmi les plus fortes de toute l’histoire du cinéma français. Sélection au Festival de Cannes, projection houleuse, présence au palmarès avec un Prix spécial du jury (présidé par Ingrid Bergman, qui déteste le film). En 1974, Eustache et Cottrell entreprennent Mes Petites Amoureuses, qui a du mal à se monter financièrement. Ce film magnifique connaît l’échec commercial.

La vie de Pierre Cottrell bifurque, tantôt vers la production (Couleur chair, réalisé par François Weyergans en 1978, L’État des choses de Wim Wenders, ou Le Territoire de Raoul Ruiz, réalisé la même année, 1982), tantôt vers le sous-titrage, les voyages aux Etats-Unis ou en Asie. Souvenir personnel : lors d’un séjour à Los Angeles, il y a fort longtemps, je tombe sur Pierre Cottrell. « Que fais-tu ?Je travaille pour Roger Corman, comme producteur exécutif de St Jack, le film de Peter Bogdanovich qui se tourne à Singapour. – Comment fais-tu pour te déplacer à Los Angeles (sachant que Pierre n’avait pas son permis de conduire) ? – Je prends le bus…» Un paradoxe de plus. Cottrell appartient à ce genre de cinéphiles dont la vie a été, est encore, une succession d’aventures qui les mènent aux quatre coins du monde, là où le cinéma indépendant est susceptible de naître ou de survivre. À Paris, il n’est pas étonnant de le retrouver impliqué dans un film récent de Rohmer comme L’Anglaise et le Duc, où il est crédité comme producteur associé, avec son ami Rissient, Françoise Etchegaray, et Pathé qui finance le film. Fidélité envers un cinéaste admiré depuis toujours. Incalculable aussi, le nombre de films américains où l’on trouve son nom, aux côtés de Bernard Eisenschitz ou de Robert Louit, comme responsable des sous-titres. Pierre Cottrell incarne cette cinéphilie touche-à-tout, tantôt glorieuse, tantôt invisible, toujours « cultuelle ». Espérons que l’hommage que lui consacre la Cinémathèque française fera mieux connaître son itinéraire, l’un des plus étranges et des plus passionnants qui ait jalonné le cinéma depuis les années soixante.


[1] Cahiers du cinéma, N°653, Rohmer For Ever.

[2] Idem.

[3] Idem.

[4] Cahiers du cinéma, Spécial Jean Eustache, « Il faut que tout s’Eustache, Quelques souvenirs de Pierre Cottrell », par Serge Toubiana.

[5] Idem.

[6] Idem.

Claudine Paquot, une amie de 30 ans

jeudi 23 juin 2011

Hier matin, la nouvelle est arrivée jusqu’à moi par SMS. D’une sécheresse totale, absolue : Claudine Paquot n’est plus. Tant qu’à faire, je préfère que ce soit net et sans appel, comme une information brutale qui neutralise l’émotion. Une heure après, je n’ai pu retenir mes larmes, mesurant ce que la mort d’une amie a de choquant.

C’est vrai : Claudine n’est plus. Elle ne vit plus. Elle a cessé son combat contre une maladie qui l’avait envahie il y a trois ans, et contre laquelle elle a lutté de toutes ses forces – et dieu sait qu’elle en avait, des forces – croyant jusqu’au bout qu’elle pouvait vaincre. Claudine était une fille qui ne pouvait pas perdre, qui ne voulait pas perdre. Et pourtant…

Ses amis et ses proches, nous qui la connaissions depuis tant d’années, nous étions devenus les témoins impuissants, mais ô combien admiratifs, de son combat contre la mort. Claudine a lutté avec un courage et une vitalité qui nous impressionnaient, sans renoncer à vivre et à rire. Sans renoncer à rien. A aimer. Et à aimer passionnément son travail d’éditrice.

Je l’ai connue en 1977 grâce à une amie, Annie Cot, qui me l’avait recommandée. Claudine avait fait Sciences Po, les Cahiers du cinéma allaient se développer après des années de stagnation et de misère. Je l’ai engagée pour s’occuper de la photothèque. Son nom apparaît dans la revue en février 1978, sous l’intitulé « Documentation, Photothèque » figurant dans l’ours d’un numéro affichant une nouvelle formule proposée au lecteur. Claudine est arrivée au moment d’un nouveau départ, d’un nouveau projet qui nous paraissait essentiel et qui se devait d’être tenu. Elle fut d’emblée partante et le fut tout au long de ces trois décennies. Claudine n’avait peur de rien ni de personne, elle y croyait dur comme fer, ne se décourageant jamais, allant de l’avant, souvent avec une brusquerie qui n’entamait en rien son honnêteté et sa vaillance. Je n’ai jamais rencontré dans ma vie une personne aussi déterminée et fiable, à qui l’on pouvait confier les tâches les plus ardues : Claudine parvenait toujours au but, avec une sorte d’idée fixe, d’obstination et d’entêtement. Elle faisait corps avec la cause qu’elle avait décidé de servir. Cette cause, c’était les Cahiers du cinéma.

Quelque temps plus tard, je lui ai confié le secrétariat de rédaction, responsabilité qu’elle a assumée pendant plusieurs années, nous assistant, Serge Daney et moi, avec une loyauté sans égal. Claudine s’est prise de passion pour les Cahiers – elle disait « La Revue », ce qui désignait à la fois la chose, le lieu, la maison mère, l’église qui nous réunissait. Elle ne cessa dès lors de faire trait d’union.

Lorsqu’elle est tombée enceinte de Pierre, son premier fils, sa première réaction fut d’être catastrophée, calculant instantanément, à peine sortie du cabinet médical, qu’elle accoucherait pendant le Festival de Cannes, ce qui à ses yeux pouvait être préjudiciable à « la revue ». Plus tard, Alexandre est né, et elle fut une mère irréprochable, aimante envers ses deux fils et envers Philippe son mari.

Au sein de « la revue » Claudine devint le pilier, l’élément stable et organisateur, déployant une force de travail peu commune, jamais prise en défaut. Elle s’était mise en tête une fois pour toutes de faire en sorte qu’un groupe composé d’individualités disparates, ayant en commun la passion du cinéma, travaille en bonne entente en respectant quelques règles élémentaires. Tâche ingrate et difficile.  À l’intérieur de la bande, ce qu’on appelle une rédaction – Olivier Assayas, Alain Bergala, Jean-Claude Biette, Pascal Bonitzer, Jean-Louis Comolli, Michel Chion, Danièle Dubroux, Thérèse Giraud, Jean-Paul Fargier, Serge Le Péron, Yann Lardeau, Jean-Jacques Henry, Pascal Kané, Joël Magny, Jean Narboni, Jean-Pierre Oudard, Louis Skorecki, Guy-Patrick Sainderichin, Charles Tesson, sans oublier l’ami américain, Bill Krohn, fidèle correspondant à Los Angeles ; plus tard, la génération des Marc Chevrie, De Baecque, Frédéric Strauss, Nicolas Saada, Marie Anne Guérin, Hervé Le Roux, Bernard Benoliel, Thierry Jousse, Jean-Marc Lalanne, et tant d’autres -, Claudine était la cheville ouvrière animée d’une foi inébranlable. Comme dans toute bande, d’autant plus lorsqu’elle est à forte majorité masculine, les Cahiers étaient régulièrement tiraillés par des conflits ou des rivalités. Claudine en était témoin, évitant les jugements subjectifs, persuadée que « la revue » était notre cause commune, plus importante que tout, au-dessus de tout. Il y avait en elle un fond d’éducation catholique, et cela faisait du bien.

À la fin des années soixante-dix, nous avons souhaité développer un secteur d’édition ; il s’agissait d’accompagner la revue, enfin redevenue mensuelle, de hors-séries puis de livres. Jean Narboni en avait la charge et développa une collection prestigieuse en coédition avec Gallimard (La chambre claire de Roland Barthes, des textes de Jean Giono, Nagisa Oshima ou Jean Renoir sur le cinéma, le Nosferatu de Michel Bouvier et Jean-Louis Leutrat, L’homme ordinaire du cinéma de Jean Louis Schefer, Souvenirs écran de Claude Ollier, etc.). Au bout de deux ans, la décision fut prise de poursuivre seuls cette politique d’édition. Alain Bergala proposa alors de diriger une collection d’ouvrages sur la photographie – « Écrit sur l’image », inaugurée avec succès par Correspondance new-yorkaise de Raymond Depardon. Il y eut aussi les livres de Denis Roche, Jean-François Chevrier, Sophie Calle (Suite vénitienne, avec un texte de Jean Baudrillard), Le désert américain de Raymond Depardon… Narboni et Bergala lancèrent la collection « Écrits » (ceux de Roger Leenhardt, André Bazin, Rossellini, Rohmer, Dreyer, Serge Daney, Jean Douchet…) ; la collection « Auteurs » dirigée par Claudine et moi-même (une trentaine de titres), les beaux livres illustrés (le « Magnum Cinéma » et tant d’autres), le Godard par Godard, les nombreux essais (de Jacques Aumont, Dominique Païni, Michel Chion, Bernard Eisenschitz, Noël Simsolo, Jérôme Prieur, et tant d’autres), les auteurs au travail (Truffaut, Welles, Scorsese, Cronenberg, Eastwood, Godard, etc.). C’est elle qui lança la « Petite Bibliothèque des Cahiers du cinéma », format de poche reprenant de nombreux scénarios et rééditant des ouvrages déjà parus. Nous avions pris goût aux livres de cinéma et à l’édition. Elle plus que d’autres. Et si le catalogue des ouvrages publiés par les Cahiers est aujourd’hui si dense et si foisonnant, c’est dans une très large mesure à Claudine Paquot qu’on le doit. Et je sais que pour de nombreux auteurs, le travail de Claudine au corps à corps avec les manuscrits fut décisif. Elle y mettait toute son âme.

J’ai néanmoins le souvenir d’avoir dû me battre pour la convaincre de quitter le secrétariat de rédaction des Cahiers, pour prendre en charge l’édition. Je savais que Delphine Pineau, qui lui succéda, s’en acquitterait parfaitement. Ce fut pour Claudine un crève-cœur de s’éloigner de « la revue ». J’avais beau lui dire que, tout au contraire, elle ne s’en éloignait pas puisqu’elle aurait tout loisir de s’en inspirer pour imaginer de nouveaux projets en s’appuyant sur un noyau de rédacteurs qui ne demandaient qu’à écrire des livres sur le cinéma, je voyais qu’elle résistait. Je ne regrette pas de le lui avoir imposé, persuadé qu’elle avait des qualités essentielles pour devenir éditrice.

L’histoire des Cahiers du cinéma est évidemment noueuse et complexe, souvent marquée par des déchirements, des brouilles et des réconciliations, le départ et l’arrivée de rédacteurs, la coexistence des « anciens » et des « nouveaux », la disparition tragique de figures essentielles – Serge Daney, Alain Philippon, Iannis Katshanias, Philippe Arnaud, plus tard Jean-Claude Biette. Tout cela recouvre plus de trente ans de notre histoire. Le point fixe c’était Claudine Paquot, fidèle à son engagement de servir « la revue ». Elle le fit également en s’occupant, avec Alain Bergala puis Thierry Jousse, des « Amis des Cahiers du cinéma », tache qui n’était guère facile, tout particulièrement au moment du rachat de la revue par Le Monde, puis récemment par Phaidon. Imperceptiblement, au fil des années, Claudine s’était identifiée à la revue, elle en devint la mémoire, faisant preuve d’une fidélité et d’une loyauté irréprochables. C’est ce que nous allons garder d’elle : sa foi, sa générosité, son courage, sa force de travail, son rire. Il n’y avait pas meilleur que cette femme, cette amie de trente ans.

Les obsèques seront célébrées mardi 28 juin à 14h30 à l’église Saint Ferdinand-des-Ternes, 27 rue d’Armaillé dans le 17è, puis à 16 heures au Cimetière Montmartre.

Adieu à Marie-France Pisier

samedi 11 juin 2011

Jeudi 9 mars, la Cinémathèque rendait hommage à Marie-France Pisier. Avant la projection de Antoine et Colette de François Truffaut, puis des Soeurs Brontë de André Téchiné, j’ai prononcé quelques mots, avant qu’André Téchiné ne prenne la parole pour dire des choses bouleversantes d’émotion et d’intelligence. Puis Jacques Bontemps, Pascal Bonitzer et Isabelle Huppert rendirent un vibrant hommage à Maris-France Pisier, évoquant son courage, sa douceur, sa générosité et son intelligence.

Les interventions sont disponibles sur le site :  www.cinematheque.fr

Voici le texte prononcé en ouverture de cette soirée.

Chers amis,

Nous sommes réunis ce soir à la Cinémathèque pour évoquer le souvenir de Marie-France Pisier, sa personnalité, sa beauté, son talent, son éclat et son mystère. Ses mystères. Il me revient de parler en premier comme je le fais souvent, trop souvent à mon goût, pour rendre hommage à nos chers disparus. Le cinéma avance, souvent à reculons. Plus il va de l’avant, comme un train dans la nuit, plus il laisse de côté des artistes, hommes ou femmes, qui nous ont éclairé le chemin.

Marie-France avait pris très jeune le train du cinéma. Elle avait été choisie, élue, pour être dans ce très beau film, Antoine et Colette de François Truffaut, aux côtés de Jean-Pierre Léaud, dont je salue la présence et respecte le douloureux silence.

Elle avait été choisie pour être le sujet du premier fantasme amoureux d’Antoine Doinel. Truffaut ne s’y était pas trompé : vous allez voir ou revoir les regards en biais du jeune Léaud, tout à la fois attiré et intimidé, aimanté par le magnifique profil, le troublant profil de cette jeune femme d’une incroyable beauté, d’une insolente beauté, mordillant la fine chaîne qu’elle porte au cou. Salle Pleyel, Colette est absorbée par la musique de Berlioz, tandis que le jeune homme n’a d’yeux que pour elle.

C’est le plus beau coup de foudre de l’histoire du cinéma !

Truffaut a conçu cette longue scène d’une intensité hitchcockienne en mettant en contrepoint la musique en action et le regard fixe de Léaud sur Marie-France. Beauté du suspense. Trouble amoureux. Il y avait de l’innocence dans ce regard, sans quoi la scène eut été désagréable. L’innocence de Doinel, la tristesse de son regard sur cette jeune fille à la fois proche et inatteignable. Et le sentiment aussi que cette jeune fille existe, qu’elle a sa vie propre et son rythme, et qu’elle est libre. Marie-France a toujours incarné ce sentiment de liberté. La liberté, c’est parfois difficile à vivre…

Oui nous n’avons eu d’yeux que pour Marie-France Pisier. Elle a dès lors envahi notre imaginaire, elle a incarné avec cette force intérieure, cette dissonance intime, ce décalage permanent, cette voix très musicale, sur lesquels elle a fondé son jeu, sa langue et ses apparitions dans des films, tant de personnages. Mais il n’y avait qu’une Marie-France, insolente et sans doute insatisfaite – mais comment savoir, comment deviner le mystère intime et profond de chaque être.

Elle était une actrice, un instrument sensible offert au regard des metteurs en scène. Il leur revenait d’aller chercher en elle et avec elle des facettes inédites, des regards intérieurs et des sentiments profonds, des éclats de vie mis au service de personnages. L’amour à vingt ans. Plus tard, l’amour en fuite. L’amour a toujours vingt ans – il ne grandit plus. Restons-en là, à ce stade où la vie n’est encore qu’un jeu, une fuite ou une poursuite. Un pari. Dans ce scénario-là, Marie-France a excellé. Elle a joué comme personne, elle a couru comme personne, plus vite que nous, intacte, solaire et lumineuse. Libre. Elle restera pour toujours ainsi.

Il y a dix jours, j’ai passé deux heures dans un café au bord de la Seine avec André Téchiné. Je tenais à montrer ce soir un de ses films, Les Sœurs Brontë dans lequel Marie-France joue le rôle de Charlotte, personnage grave, profond. Je crois, et André le pense aussi – mais lui était en première ligne – que Marie-France n’a jamais été regardée sous cet angle-là, comme dans ce film. Qu’elle n’a sans doute jamais exprimé ces sentiments là, avec cette profondeur là. Et peut-être cette douleur là. Nous parlions d’elle avec chaleur, lorsqu’André m’a dit ce mot qui m’a infiniment touché : « Elle a illuminé ma jeunesse ». Je ne crois pas qu’il y ait de plus bel hommage à faire à Marie-France que de répéter : oui elle illuminé notre jeunesse.

Actrice, scénariste, écrivain, cinéaste, intellectuelle, femme de son temps, active et engagée. Elle aura été tout cela à la fois, dans un tourbillon incessant qui donne le vertige.

Elle était aussi une femme mondaine et insolente, comme dans le sont les femmes dans les films de Sacha Guitry : je me souviens l’avoir vu jouer au théâtre des Amandiers dans Le Nouveau Testament, avec François Marthouret et d’autres partenaires, dans une mise en scène de Daniel Benoin. Elle y était comme chez elle. Cela ne dit pas tout d’elle. On ne résume pas une femme et une vie en quelques mots. Le reste n’est qu’incertitude. Mystère. Laissons-lui cette liberté. Cette ultime liberté.

J’adresse des mots très affectueux à Iris et Mathieu ses enfants ; à Thierry avec qui elle formait un couple uni et « glamour » ; à Evelyne sa sœur, à Gilles son frère, et à tous ses proches.

Dans la famille Garrel, je demande Maurice

mardi 7 juin 2011

Dans la famille Garrel, je demande Maurice. Acteur magnifiquement sobre, au visage sculpté sur le mode antique. Voix profonde et rauque, si particulière. Beau regard et grande séduction. Maurice Garrel vient de mourir à l’âge de 88 ans. Sa carrière fut dense, plus de cent-vingt films et moult téléfilms, apparitions, rôles secondaires et quelques rôles marquants qui ont fait de cet acteur intense une figure familière du cinéma français. Sans oublier le théâtre, Claudel, Brecht, Adamov…

On attend avec impatience de voir son dernier film, Un été brûlant, réalisé par Philippe Garrel, avec Louis Garrel et Monica Belluci. La saga des Garrel. Le père aura joué dans de très nombreux films du fils Philippe (Sauvage innocence, Les Amants réguliers, Le Cœur fantôme, Les Baisers de secours, Liberté, la nuit, etc.), et plus récemment avec Louis comme partenaire. Le grand-père, son fils et le fils de son fils – cela fait une famille de cinéma. D’artistes du cinéma. Le hasard fait que la dernière image que nous aurons de Maurice Garrel acteur sera éternellement liée à un film de Philippe Garrel, un des artistes les plus essentiels du cinéma français. Pour moi Maurice Garrel restera éternellement attaché à une figure de résistant – je me souviens de lui dans Drôle de jeu, le film réalisé en 1968 par Pierre Kast, adapté du roman de Roger Vailland, dans lequel il a pour nom de résistance Marat. Maurice Garrel ou la figure du militant politique. Homme de l’ombre = acteur de l’ombre ? Celui qui porte les valises, le clandestin, l’homme secret impliqué dans des réseaux invisibles et mystérieux. Il a été l’interprète de films réalisés par Alain Cavalier (L’Insoumis et Le Combat dans l’île, à revoir), Costa-Gavras (Un homme de trop), Jacques Doniol-Valcroze (La Maison des bories), Claude Sautet (Un cœur en hiver), Claude Chabrol (Nada), Claude Lelouch (Edith et Marcel), Jacques Rivette (Merry-Go-Round) et beaucoup d’autres. Dans La Peau douce de Truffaut, il fait partie de la petite bande d’intellos parasites autour de Daniel Ceccaldi, qui accueillent Jean Desailly à Reims venu faire une conférence sur André Gide, empêtré dans sa relation adultère avec la sublime Françoise Dorléac. Je me souviens de Maurice Garrel dans le premier film réalisé par son ami Michel Piccoli, Alors voilà (1997), où il était son alter ego, ou son double à l’écran. C’était un acteur engagé, ce qui veut dire impliqué, concerné par son temps. Maurice Garrel incarnait l’élégance et la souveraineté. Inoubliable.