Archive pour le 12.2007

Christian Bourgois, éditeur et cinéphile

jeudi 20 décembre 2007

Cet après-midi, j’ai reçu un SMS m’annonçant la mort de Christian Bourgois. J’aurais aimé ne pas écrire ce blog et rêver, comme tant de ses amis, que la mort reculerait encore, que Christian Bourgois allait survivre, vivre encore quelques années et poursuivre avec talent et obstination son métier d’éditeur. Hélas, tout est tombé par-terre. Christian Bourgois est donc décédé ce matin et ses nombreux amis sont tristes, abattus. On va lire dans la presse des articles élogieux sur cet éditeur hors-pair, ce découvreur fidèle à ses auteurs, cet aristocrate des lettres. Le parcours de Christian Bourgois est à ce titre absolument exemplaire. Ce que j’aimerais dire aussi, c’est qu’il aimait passionnément le cinéma. Et qu’il le servait. Je me souviens d’une période heureuse, au milieu des années 80. Christian Bourgois venait d’être nommé président de la commission d’Avance sur recettes par Jack Lang, alors ministre de la culture. Christian m’avait demandé de faire partie de sa commission. Avec d’autres, comme Dominique Besnehard, Benoît Jacquot et Francis Girod. Tous ensemble, nous prenions très à cœur le travail de lecture des scénarios, les discussions au sein de la commission. Christian Bourgois avait une manière à lui de mener les débats, laissant à chacun une très grande liberté de parole et de décision. Il savait lire un scénario, mais il avait surtout ce talent de « flairer » les jeunes auteurs. Dès lors, il misait sur eux. J’en connais quelques-uns, Olivier Assayas, Laurent Perrin, et d’autres encore, qui lui doivent beaucoup. En tous les cas leur premier film.

Cet amour du cinéma, Christian Bourgois l’avait dès les années 50. Lecteur assidu des Cahiers du cinéma et de l’hebdomadaire Arts et Spectacles, il se passionnait pour le renouveau du cinéma français et celui de la jeune critique turbulente. En travaillant dans les archives de François Truffaut, nous étions tombés sur une lettre que lui avait adressée Christian Bourgois, le 12 décembre 1956. En voici un extrait : « Il semble que vous ayez mauvaise presse et mauvaise réputation dans le milieu du cinéma, mais il faut toute l’impudence et la malhonnêteté intellectuelle de nos prétendus critiques ou metteurs en scène pour ne pas voir dans vos “exécutions” et vos fureurs un immense amour du cinéma […] Dites-vous bien, cher François Truffaut, que nous sommes nombreux, dans tous les coins de Paris et dans toutes les caves des cinémas de quartier, à haïr ce cinéma, cette critique, et que jamais nous ne vous trouverons assez violent pour défendre notre Marilyn pâle et bouleversante. Nous aussi, spectateurs passionnés, nous sommes amoureux du cinéma. » (1)

Que Bourgois se soit rangé de ce côté-là du cinéma peut paraître anodin. Ce qui donne à cette conviction toute sa force, c’est de savoir qu’au même moment Christian Bourgois faisait ses études à Sciences Po, puis à l’ENA (où il fut le condisciple de Jacques Chirac en 1955), se destinant vraisemblablement à une carrière dans la haute administration. Il n’en fut rien car il choisit une autre voie que celle, royale, qui mène à la fonction publique. Dans les années 50, il travailla aux côtés de Julliard, puis créa en 1966 sa propre maison d’édition : les Editions Christian Bourgois, s’amusant à publier de grands auteurs étrangers. Entre autres : Ginsberg, Burroughs, John Fante, plus tard Antonio Tabucchi, Jim Harrison, Susan Sontag ou Salman Rushdie, ce qui lui valut des ennuis et mit en évidence son courage et son engagement d’éditeur. Qui n’a pas dans sa bibliothèque des « 10/18 » ? Littérature, essais, cinéma – les écrits de S. M. Eisenstein et de Dziga Vertov. Bourgois dirigea cette édition de poche de 1968 à 1992. J’ai dit qu’il s’amusait à exercer son métier d’éditeur. C’est vrai, j’ai toujours vu en lui un dandy, un être cultivé à qui tout semblait facile. Sa manière de s’habiller, de vous regarder, de vous parler, sa culture immense, son goût pour le théâtre et pour l’art moderne… Il installait d’emblée une relation qui avait de l’allure. Comme éditeur, il eut aussi des difficultés, dut racheter sa propre maison d’édition. Souci permanent de maintenir son indépendance. Dominique, sa femme, travaillait à ses côtés, maintenant le cap : le travail d’édition comme artisanat de luxe. Cet homme qui disparaît, il n’est pas sûr qu’on en “fabrique” d’autres. Le modèle n’existe pas. Christian Bourgois était un prince. Et cela se fait rare à notre époque.

[1] François Truffaut, par Antoine de Baecque et Serge Toubiana, Folio n°3529.

Soutien à Pierre Etaix

mercredi 19 décembre 2007

Yoyo

Pierre Etaix est connu du public et des cinéphiles, en France comme à l’étranger, pour avoir réalisé cinq films. Cinq films, ce n’est pas beaucoup dans une vie de cinéaste. Mais ces cinq films-là ont été marquants, nous ont fait rire et avaient du style ; ils appartiennent à la veine burlesque du cinéma, dans la tradition de Buster Keaton et de Jacques Tati. Cette espèce trop rare est en voie de disparition – hélas ! Le Soupirant (1962), Yoyo (1964), Tant qu’on a la santé (1965), Le Grand amour (1968) et Pays de cocagne (1969). Pierre Etaix a souvent travaillé avec son ami et complice Jean-Claude Carrière, lequel avait aussi travaillé aux côtés de Tati (et de Luis Bunuel, bien sûr). Pierre Etaix n’a pas fait que ces cinq films, ce qui serait déjà bien. Il a aussi réalisé des courts métrages, été le collaborateur artistique de Tati comme dessinateur et gagman, puis assistant-réalisateur sur Mon Oncle. Il a fait du cirque, du music-hall, joué et écrit pour le théâtre, fait des ouvrages à la main à partir de ses dessins humoristiques. Il a créé en 1973 l’Ecole nationale du Cirque, avec sa femme Annie Fratellini. Il est aussi l’ami fidèle de Jerry Lewis, ce qui pour moi veut dire beaucoup… Et puis, Monsieur Etaix est un homme charmant et délicat, d’une grande courtoisie. Clown timide, trop timide. Pour qu’il se mette en colère et se jette dans la bagarre, il lui en faut beaucoup. Et c’est ce qui est train de se passer…

Yoyo a été restauré il y a quelques mois grâce à la Fondation Groupama Gan pour le cinéma. François Ede, directeur de la photo et bon technicien, s’est occupé de cette restauration – c’est lui qui avait retrouvé, il y a plusieurs années, la version en couleur de Jour de fête de Tati. Restauré et flambant neuf, Yoyo avait été montré en mai à Cannes (dans la section Cannes Classics), puis début juillet à la Cinémathèque française, dans le cadre du festival Paris-Cinéma. Pierre Etaix était tout heureux, très ému de voir le public d’aujourd’hui rire et s’émouvoir en (re)découvrant son film. Mais cette résurrection de Yoyo tenait en fait du miracle. Car la situation juridique des films d’Etaix était complexe.

Pierre Etaix m’a téléphoné il y a quelques jours, sollicitant une salle de la Cinémathèque pour y donner une conférence de presse. Réponse positive immédiate : la Cinémathèque est la maison des cinéastes. Donc, ce matin, Pierre Etaix et Jean-Claude Carrière recevaient des journalistes dans le but de les informer sur une situation absurde, voire scandaleuse. Qu’en est-il ? Les 5 films réalisés par Pierre Etaix sont bloqués : aucune diffusion possible, aucune ressortie commerciale, aucune édition DVD. Une véritable chape de plomb. A cause d’un imbroglio juridique dont les conséquences sont tragi-comiques. Ce qui est en jeu dans cette affaire, c’est évidemment le droit de l’auteur : comment se fait-il qu’un cinéaste, plus de 30 ans après qu’il a réalisé ses films, ne puisse avoir accès aux négatifs dans le but de les restaurer ? Qu’est-ce qui fait qu’une société cessionnaire des droits d’auteur à titre exclusif et pour le monde entier, refuse toute initiative, ne se préoccupe pas de valoriser ces films ? Qu’est-ce qui fait que l’on puisse faire main-basse sur des films, sans se soucier de la volonté légitime d’un auteur de les faire renaître ?

Pierre Etaix se bat comme un diable, pour que son œuvre soit respectée, montrée, programmée, éditée. Comment lui donner tort ? Et pourtant, rien n’est simple. Si vous souhaitez en savoir davantage sur cette triste affaire, consultez le site internet : www.lesfilmsdetaix.fr

Si vous souhaitez rencontrer Pierre Etaix ou Jean-Claude Carrière, ou désirez des informations complémentaires, vous pouvez contacter : lesfilmsdetaix@gmail.com

Et si vous souhaitez, comme moi, signer la pétition pour aider à la ressortie des films de Pierre Etaix, allez au : www.ipetitions.com/petition/lesfilmsdetaix/index.html

Pierre Etaix

Ne touchez pas aux images !

vendredi 14 décembre 2007

Dans mon dernier blog, j’ai essayé de dire quelques mots à propos de la photo récente d’Ingrid Betancourt, du triste sort réservé à cette femme, et des tentatives officielles d’entrer en contact avec elle et de trouver un moyen de négocier avec ses ravisseurs. Cela m’a valu quelques commentaires vengeurs. En résumé : Ne touchez pas aux images ! Elles sont piégées et manipulées ; vous jouez à l’innocent alors que nous savons très bien qui vous êtes, et de quelle manière vous faites explicitement le jeu du pouvoir. C’est clair : Sarkozy mène le bal et vous n’êtes qu’un suppôt du pouvoir politico-médiatique. En plus, vous osez lui faire de la pub ! Ne faites pas l’innocent, on vous connaît, vous et vos amis… Je vous laisse juge. Je n’ai pas très envie de répondre, refusant d’entrer dans un débat manichéen droite-gauche, blanc-noir. J’ai néanmoins tenu à ce que ces commentaires paraissent sur mon blog. Je ne suis pas hostile à l’échange, au dialogue, voire à la polémique. A condition que cela en vaille la peine.

Parler d’une image c’est toujours prendre un risque. Celui de se tromper. De lui en faire trop dire, ou pas assez. De la prendre de trop haut, de trop loin. Là, c’est encore autre chose. Comme si cette image d’Ingrid Betancourt, avec sa symbolique, son message latent ou non-dit, était devenue un mauvais objet. C’est l’arbre qui cache la forêt. Derrière l’innocence, cherchez le coupable. Mon détracteur, dont on perçoit aisément l’idéologie (un fond de sauce gauchiste nourri de ressentiments) semble avoir une méfiance naturelle envers les images. On lui a pourtant appris dans les années 70 à les décrypter, à rechercher leur origine, leur fondement, leur sens visible et invisible. On lui a aussi appris que toute image est ou serait politique. De cette époque, celle de la sémiologie de Christian Metz ou des écrits autrement plus délicats et sensibles de Roland Barthes, il ne reste que l’écorce, le procédé ou la rhétorique. J’ajoute : le rouleau compresseur de l’idéologie. La politique a envahi toute la sphère. Ecrasant tout. Ne laissant plus trop de place au questionnement et au doute. C’est dommage. Ce qui a disparu aussi, c’est la notion de plaisir si chère à Roland Barthes. Relire Le plaisir du texte ou La Chambre claire. Ce que Barthes nous a transmis, et qui me paraît toujours nécessaire, actuel, c’est justement que les images échappent au sens littéral. Qu’il y a toujours dans une image un « troisième sens » par lequel autre chose s’exprime, une dimension secrète, aléatoire, fragile. Disons le mot : poétique. Je continue de penser que Barthes avait raison, et qu’il est urgent de le relire.

Cette photo d’Ingrid Betancourt n’appartient à personne. Ou alors à tout le monde. Elle a valeur d’icône. Elle est bien évidemment « mise en scène ». C’est-à-dire produite ou réalisée avec une intentionnalité. Que dit-elle ? Qu’Ingrid Betancourt est toujours en vie, mais que ses forces s’amenuisent. Et que le moment est peut-être venu de négocier. Que le pouvoir, n’importe quel pouvoir, négocie, quoi de plus normal. Ce n’est pas à moi, à nous, d’en juger. Le rôle des responsables politiques, c’est de négocier. Nous leur déléguons ce rôle, quitte à les juger sur pièce. C’est le fondement d’une démocratie. Toute vie humaine, celle d’Ingrid Betancourt en particulier, mérite que l’on consacre une partie de son énergie à défendre la liberté. Sa liberté. C’est ce que je disais (sans doute maladroitement) dans mon dernier blog. Je ne change pas d’opinion. Les images circulent, elles sont faites pour circuler. Monnaie d’échange. Les images de film aussi. Sauf qu’elles ne circulent pas toutes au même rythme. Celles du film d’Abdellatif Kechiche, La graine et le mulet, ont quelque chose de rare : une vitesse propre qui n’est dictée par aucun impératif extérieur au film. Il y a dans ce beau film une vérité intrinsèque, née des scènes elles-mêmes, de leur agencement, de leur rythme, de leur montage et de leur mise en scène. Abdellatif Kechiche parle très bien de son travail de cinéaste. J’ai lu deux bons entretiens avec lui, l’un dans les Inrockuptibles de cette semaine, l’autre dans les Cahiers du cinéma de décembre. Hasard qui n’en est pas un : ces entretiens sont longs, approfondis. On prend le temps de s’expliquer, en donnant la parole au cinéaste. A lui d’être précis, sincère, d’expliciter ces choix. Comme dans la grande tradition critique où les revues de cinéma aimaient dialoguer en profondeur avec des auteurs. J’avais le sentiment que cela se perdait un peu, ces derniers temps. Avec Kechiche, il faut prendre son temps. C’est un cinéaste qui réinvente une manière personnelle de faire des films. Travail d’artisan, qui passe par toutes les phases, en prenant son temps et en ne se laissant dicter aucun choix qui ne conviendrait pas à sa vision du monde et du cinéma. Avant-hier, son film a obtenu le Prix Louis-Delluc : belle récompense pour un cinéaste qui n’en est qu’à son troisième long-métrage. Signalons au passage le Delluc du premier film a été attribué à deux jeunes femmes cinéastes : Mia Hansen-Love pour Tout est pardonné, et Céline Sciamma (formée à La fémis) pour Naissance des pieuvres. Saluons les jurés du Delluc d’avoir parié sur la jeunesse.

L’image sans le son. Le son sans l’image.

vendredi 7 décembre 2007

La photo d’Ingrid Betancourt parue dans la presse il y a une semaine était terrible. Visage rongé, regard baissé et résigné, corps amaigri. « La vie ici n’est plus la vie » disait-elle dans une lettre à sa mère. Cette (belle) photo ne pouvait que renforcer notre profonde et sincère compassion. Qu’est-ce qui fait que cette femme, ainsi que les 45 autres otages des FARC, continue d’être prisonnière depuis le 23 février 2002, quelque part dans la jungle en Colombie ? Qu’a-t-elle fait, et que lui reproche-t-on ? Pourquoi lui faire endurer un tel calvaire ? Qu’est-ce qui le justifie ? Au nom de quelle absurde idéologie ou fantasme, cette situation perdure-t-elle ? Rien. Aucune réponse logique. Sinon qu’elle et les autres otages sont devenus une monnaie d’échange. L’image d’Ingrid Betancourt, sans la voix. Image entravée, corps mutilé. Voix inaudible. Si nous avions les deux, de manière simultanée, le son + l’image, alors serions-nous davantage rassurés sur sa libération prochaine…

Cette photo intervient dans un temps où l’image et le son jouent un rôle considérable dans la transmission d’information. On le dit très souvent : l’image et le son constituent la pierre de touche de la communication moderne. Avec l’intervention récente de Nicolas Sarkozy, le président de la République, ce rôle prend une tournure ou une forme différente. Le discours et la méthode s’adaptent à une situation délicate où la diplomatie a du plomb dans l’aile, et ou les « médiateurs » ont failli. Voir le rôle autoproclamé d’Hugo Chavez, le président vénézuélien, qui en a fait visiblement trop pour être réellement efficace ou crédible.

La stratégie de Sarkozy consiste à atteindre directement Ingrid Betancourt, et lui parler en direct. Mission délicate. Disons le mot : l’image devient supplique. Car il s’agit de toucher la cible et de faire passer, avec les moyens du bord, un message simple. Nous pensons à vous, et nous nous occupons de vous. Pour s’adresser directement à Ingrid Betancourt, Nicolas Sarkozy n’a pas accès à l’image. Comment ferait-elle pour la capter, car on sait bien qu’elle et ses compagnons en otage n’ont accès à aucune télévision, ni évidemment à internet. Mais Sarkozy sait, il l’a lu comme nous dans la lettre qu’elle a adressée à sa mère, qu’Isabelle Betancourt parvient à capter RFI. Aussi le message présidentiel utilise-t-il cet unique canal. Le propos s’adresse de manière directe aux otages : « Je refuse l’idée de vous laisser en perdition… ». Puis en particulier à Ingrid Betancourt : « Je veux vous dire mon admiration pour votre dignité, votre courage. » Il s’adresse aussi à l’opinion publique, signifiant de manière hautement symbolique que la France redouble d’efforts pour obtenir la libération des otages en Colombie. Ici le son, seul, doit se passer de sa sœur l’image. Celle-ci est interdite. Bannie. Inefficace. A la photo d’Ingrid Betancourt parue dans la presse (qui a fait le tour du monde), répond ici le son, la voix solitaire du président de la République. Je m’adresse à vous sans vous voir… Et je vous encourage à survivre et à résister. Le son est coupé de l’image, parce qu’il y a entre les deux un interdit, une censure, ce que l’on pourrait appeler un monde infranchissable.

L’initiative de Nicolas Sarkozy se double d’un message vidéo adressé directement au leader des FARC, Manuel Marulanda. Celui-ci a évidemment accès aux images. Où et comment ? Nous l’ignorons. La stratégie de Sarkozy est tout autre : parler directement à l’ennemi, sans pour autant faire de concession. Miser sur la modernité du support (cette fois : l’image et le son, sans oublier le sous-titrage en espagnol), et prendre à témoin le monde entier de sa bonne volonté. Invention ex nihilo d’une méthode diplomatique jusque-là inédite. Dans son message au leader des FARC, Sarkozy part des images : « Les images des otages, les lettres à leur famille ont bouleversé le monde. La vidéo d’Ingrid Betancourt, en particulier, la lettre (…) qu’elle a adressée à sa mère, ne peuvent laisser personne indifférent… » Stratégie reposant en grande part sur le culot, l’interpellation morale et humanitaire. Il n’est évidemment pas certain que cela aboutisse. Mais l’audace peut payer. Ce qui est sûr, c’est que les images et les sons jouent un rôle délicat, et peut-être essentiel, dans cette vilaine affaire qui n’a que trop duré. Tantôt l’image seule, muette. Tantôt le son seul : la voix humaine pour signifier l’espoir. La vie démocratique implique que l’image et le son marchent d’un même élan, solidaires. Ce serait le symbole de la liberté retrouvée.

Retour de Goa, Abdellatif Kechiche à la Cinémathèque

mercredi 5 décembre 2007

Retour d’Inde. Quelques jours à Goa, avec Jean-François Rauger, directeur de la programmation de la Cinémathèque. Opération conjointe, mais initiée par la Fondation Thomson animée par l’infatigable et sympathique Séverine Wemaere. Qu’allions-nous faire à Goa ? Montrer des classiques du cinéma mondial et animer des ateliers autour d’un thème : le cinéma et son patrimoine. A Goa se déroule chaque année The International Film Festival of India, dont c’était la 38è édition. C’est le festival de cinéma le plus important se déroulant en Inde. La programmation de classiques (IFFI Film Treasures) avait lieu en marge de la compétition, dans une salle agréable, le Maquinez Palace. Notons que c’est une première à Goa. La Fondation Thomson est impliquée dans la sauvegarde et la restauration de films du patrimoine, notamment au Cambodge où elle travaille aux côtés du cinéaste Rithy Panh, très engagé dans la collecte des archives audiovisuelles et cinématographiques de son pays (Rithy Panh tourne en ce moment même au Cambodge une nouvelle adaptation du roman de Marguerite Duras, Barrage contre le Pacifique, avec Isabelle Huppert).

D’autres partenaires s’étaient joints à cette initiative indienne : le National Film Archive of India, dirigé par K. S. Sasidharan (les archives indiennes sont installées à Pune), le Film and TV Institute of India et l’Ambassade de France en Inde. Cinq films avaient été choisis autour d’un thème : la Liberté. Jugez-en : La Grande Illusion de Jean Renoir, Les Temps modernes de Charles Chaplin, Le Trou de Jacques Becker, To Be or Not To Be d’Ernst Lubitsch et L’Intendant Sansho de Kenji Mizoguchi. Belle sélection ! Moments intenses, réactions à chaud du public, débats passionnants sur les problèmes de la restauration des films, mais aussi sur l’actualité de ces films, dont le plus récent, celui de Becker, date de 1960. Il est fort probable que l’expérience sera reconduite en 2008, car elle correspond à une vraie nécessité. Au cours d’une conférence de presse, K. S. Sasidharan fit part de son inquiétude due à l’absence de moyens des Archives indiennes. Conditions de stockage (trop forte humidité), absence de soutien public, etc. La présence de partenaires étrangers tels que la Fondation Thomson et la Cinémathèque française, si elle n’est pas de nature à résoudre ces difficultés du National Film Archive of India, peut aider à sortir cette institution créée en 1964 de son relatif isolement. Promesse de projets à venir, en développement.

Et pourtant, le cinéma indien se porte bien. Un millier de films produits chaque année. Quatre milliards de spectateurs annuels. Bollywood est au meilleur de sa forme. Un article de Sylvie Kauffmann paru dans Le Monde (daté du 4 décembre) signale que deux films indiens ont cartonné lors du week-end des 10 et 11 novembre. Il s’agit de deux productions made in Bollywood : Om Shanti Om et Saawariya. 19 millions de dollars de recettes pour le premier, 15 pour le second. En un seul week-end. Les grosses machines US sont battues à plate couture. Phénomène strictement local, qui ne se reproduit nulle part dans le monde. Il existe une spécificité indienne : une production massive répondant à une demande du public, avec des films longs (souvent trois heures), chantant et dansant, provenant de tel ou tel Etat. Bombay demeure le centre névralgique du cinéma indien. Mais les choses évoluent. On construit dans plusieurs états indiens des multiplexes, dont la programmation est pour le moment très fortement locale. Mais tout pourrait évoluer, car les Majors américaines sont là, attendant la moindre défaillance du système pour envahir les écrans. Songez que le cinéma américain ne dépasse pas aujourd’hui 4 % du marché indien ! Le cinéma français quant à lui a perdu du terrain. Il lui faut donc repartir à la conquête du public indien, et nul doute que le Festival de Goa peut jouer le rôle de tremplin. Trois films étaient en compétition cette année : Le Deuxième souffle d’Alain Corneau, 99 francs de Jan Kounen, et Ennemi intime de Florent Emilio Siri. C’est bien, mais on peut faire mieux !

Belle soirée hier à la Cinémathèque avec l’avant-première du troisième film d’Abdellatif Kechiche : La graine et le mulet (sortie le 12 décembre). Salle pleine, accueil enthousiaste et chaleureux. Longs applaudissements de l’auteur, sur scène, entouré d’une bonne partie de ses comédiens, tous excellents (avec une mention spéciale pour la jeune et belle Hafsia Herzi, véritable révélation). Kechiche fait du cinéma sur les traces de Pagnol et de Pialat, pour citer ces deux auteurs majeurs du cinéma français. Il faut voir de quelle manière il filme ses personnages au plus près, en leur laissant de l’espace, du temps et de la parole pour exister pleinement, physiquement. Il y a, entre le cinéaste et ses acteurs (dont beaucoup ne sont pas des professionnels), un lien très fort, une tension, une dépendance réciproque, qui crée un cinéma autre, différent, où la vérité advient sans cesse à fleur de peau. On ne dira rien de l’histoire, sinon pour dire que Kechiche, comme c’était déjà le cas dans L’Esquive, travaille aussi sur des codes dramaturgiques essentiels, en temps réel. Il offre aussi à des personnages que l’on voit peu au cinéma une représentation non seulement d’une grande dignité, mais qui évite tous les clichés sociologiques. Produit par Claude Berri et Jérôme Seydoux, La graine et le mulet a déjà gagné plusieurs prix, entre autres à la dernière Mostra de Venise. Il était émouvant de revoir Claude Berri à la Cinémathèque hier soir. A la fin de la projection, le producteur est monté sur scène rejoindre et embrasser le réalisateur. Abdellatif Kechiche est sans conteste un cinéaste essentiel du cinéma français.