Archive pour le 01.2010

La clarté Rohmer

mardi 12 janvier 2010

Eric RohmerLa mort d’Eric Rohmer apprise hier en fin d’après-midi (11 janvier, tout comme Maurice Pialat disparu le même jour, il y a déjà sept ans!) n’est pas en soi scandaleuse, mais elle nous attriste profondément. Pas scandaleuse parce que l’homme allait sur ses quatre-vingt dix ans (il est né, sous son vrai nom Maurice Schérer à Tulle, Corrèze, en avril 1920), et que son œuvre, abondante, complète, est d’une incroyable cohérence. Les pièces sont toutes là et dessinent une cartographie romanesque d’une incroyable densité, d’une très grande pureté artistique.

Ces derniers mois, nous l’avions vu voûté, souffrant physiquement. Il n’avait plus l’allure qu’il a toujours eu à nos yeux, celle d’un grand homme au regard clair, vous scrutant de biais, curieux des autres, toujours loyal et ouvert, d’une intelligence rare, active et concrète.

Les mots qui viennent immédiatement à l’esprit pour parler de Rohmer sont liberté, exigence artistique et morale, goût de la jeunesse et de la beauté, indépendance économique, souveraineté artistique, grande culture savante et classique, jamais ostentatoire ni pesante, modernité cinématographique. En un mot : la clarté. Cet homme avait appris dans le grand cinéma classique une certaine forme d’efficacité et le goût du suspense (chez son maître Hitchcock : relire le livre qu’il cosigna avec Chabrol), ce qui fait que ses films ont marché, su trouver un peu partout dans le monde (aux Etats-Unis, au Japon, en Allemagne, en Italie et ailleurs) leur public. Eric Rohmer avait son public, et le Cinéma d’Art et Essai perd aujourd’hui son plus fervent pourvoyeur de films.

Rohmer faisait des films depuis plus d’un demi-siècle et laisse une œuvre importante mêlant courts métrages, films éducatifs ou documentaires réalisés dans les années soixante pour la Télévision scolaire (une période de vache maigre qui faisait suite à l’échec de son premier long métrage, Le Signe du lion : film admirable qu’il faut revoir), et bien sûr longs métrages dont beaucoup sont rangés en cycles : six Contes moraux, Comédies et Proverbes et Contes des quatre saisons. Rohmer ne renouera avec le succès qu’en 1969, avec Ma nuit chez Maud que des amis, parmi lesquels François Truffaut, Claude Berri, Pierre Braunberger, Danièle Delorme et Yves Robert, l’aidèrent à financer. Dès lors, son œuvre se construisit film après film dans une sorte d’organisation logique et méticuleuse, sans donner pour autant le sentiment d’être préméditée.

Lorsqu’on évoquait avec lui cette « traversée du désert », Rohmer répondait avec intelligence qu’il lui fallait vite rebondir, dessiner le cadre de son indépendance de cinéaste et d’artiste. Il fut grandement aidé en cela par Barbet Schroeder, plus jeune que lui et qui eut l’idée de produire Paris vu par…, film à sketches réalisé par Jean Rouch, Jean Douchet, Jean-Luc Godard, Claude Chabrol, Jean-Daniel Pollet et Rohmer et d’inventer pour cela une structure de production adéquate : les Films du Losange. Margaret Menegoz les y rejoignit, la société de production (puis de distribution) existe encore et constitue une sorte d’exemple de structure indépendante abritant les films de Rohmer et ceux d’autres réalisateurs soucieux de leur indépendance artistique. Chez Rohmer, l’indépendance va de pair avec l’intégrité artistique, ce qui le mena à toujours considérer l’équation entre les moyens financiers dont il pouvait disposer et le projet artistique qui l’animait, le premier terme ne disposant jamais du second. L’économie, mesurée, toujours au service du film : tel était son credo. Le rôle de la production (celui de sa complice, Françoise Etchegaray, qui l’accompagnait depuis une dizaine d’années sur ses films, était au fond celui d’une économe, celle qui, disposant d’un souvent maigre pécule, l’affecte à la réalisation des vœux artistiques du maître. Au bout du compte, l’œuvre de Rohmer est sans doute l’une des plus rentables du cinéma français, les films s’équilibrant, vaille que vaille, dégageant souvent des bénéfices. Le paradoxe veut que Rohmer ait été souvent recalé devant la commission d’avances sur recettes, ce qui ne l’a pas empêché de monter ses films, au sou près.

Je me souviens en 1992, alors président de la commission d’aide à la distribution au CNC, défendant ardemment le dossier de L’Arbre, le Maire et la Médiathèque : le Losange demandait un soutien limité pour un tirage de quelques copies, ce qui permettait d’élargir la diffusion du film ; quelques membres de la commission rechignaient à prendre la bonne décision, je dus mettre ma démission dans la balance… Rohmer a toujours été pour moi un homme de vérité, de loyauté, et son élégance morale n’a jamais tremblé. Il m’est arrivé de réaliser des entretiens avec lui, pour les Cahiers du cinéma ou pour la radio, ou encore plus récemment pour la Cinémathèque, lorsqu’au printemps 2004 nous avions organisé la rétrospective complète de ses films à Chaillot. J’ai toujours été frappé par l’intelligence de son propos, son humilité, sa simplicité, sa manière de ne jamais se mettre trop en avant. Chaque rencontre était un moment souvent cocasse, il jouait parfaitement le jeu des questions-réponses, ce qui lui permettait aussi de « tester » chaque nouveau film auprès de ses interlocuteurs.

Mais le souvenir le plus fort demeure lié à Truffaut. En 1992, Michel Pascal et moi avions entrepris un documentaire de long métrage sur Truffaut intitulé Portraits volés. Nous avions sollicité le témoignage d’Eric Rohmer, qui nous l’avait accordé. Sauf qu’il ne souhaitait absolument pas être filmé… La chose n’était pas commode, nous avions pensé à filmer ses mains, ou cadrer le magnétophone qui enregistrerait son propos. Tout cela n’allait pas avec l’idée du film. Nous lui avions dit, honnêtement, qu’un dossier existait aux Films du Carrosse (autre exemple de société de production indépendante, dont la création à la fin des années 50 précéda et servit de modèle lors de la mise en place des Films du Losange), le concernant : un dossier portant le titre « Eric Rohmer ». Cela l’avait beaucoup intrigué, et nous lui proposâmes de le filmer en train de découvrir ce dossier. Entre parenthèses, Truffaut conservait dans ses archives de nombreux dossiers sur des cinéastes qui l’intéressaient : de Guitry à Godard, Chaplin, Rivette ou Rossellini, etc. Il y avait donc un dossier Rohmer. Invité à se rendre dans les bureaux du Carrosse, Rohmer s’installa et nous posâmes le fameux « dossier » sous ses yeux. La caméra était en place, il vint vérifier le cadrage dans l’œilleton, et nous étions prêts à tourner. Et là, soudain, Rohmer accepta d’être filmé, joua le jeu avec simplicité et candeur. Il ouvrit « en direct » le dossier, découvrit un scénario manuscrit qu’il avait coécrit au début des années 50 avec le jeune Truffaut (L’Église moderne), des coupures de presse, des revues dans lesquelles étaient critiqués ou analysés des films du « Grand Momo », puisque tel était le surnom amical et complice qu’employaient Truffaut et Chabrol pour désigner leur aîné. Truffaut gardait tout. Ce moment demeure pour moi inoubliable, je n’ose pas dire « rohmérien ». Mais il y avait infiniment de grâce dans son comportement.

Lire également sur le site de la Cinémathèque l’entretien qu’Eric Rohmer nous avait
accordé en janvier 2004 à l’occasion de la rétrospective intégrale de ses films.

La plupart des films d’Eric Rohmer sont disponibles en DVD. Je vous recommande aussi de lire un recueil des écrits du cinéaste parus sous le titre : Le Goût de la beauté (disponible dans la collection « Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma ». Idem pour ses scénarios : Six Contes moraux, Contes des quatre saisons, Comédies et Proverbes (volume 1 et 2), disponibles dans la « Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma ». Je vous recommande également un ouvrage collectif publié sous la direction de Noël Herpe : Rohmer et les autres, publié aux Presses Universitaires de Rennes. Plusieurs contributions intéressantes, des entretiens avec Eric Rohmer, une filmographie complète et une excellente bibliographie qui recense les très nombreux écrits du cinéaste (dans Les Temps modernes, La Gazette du cinéma, les Cahiers du cinéma et Arts, sans oublier La Parisienne); les nombreux entretiens accordés par Rohmer sur ses films, enfin les principaux écrits parus ici ou là sur ses films ou son oeuvre.