Archive pour le 04.2015

En relisant les textes critiques de Pascal Kané

dimanche 19 avril 2015

Grand plaisir, doublé d’une réelle émotion, de me plonger dans l’ouvrage que Pascal Kané vient de faire paraître chez Yellow Now, dans la collection « Morceaux choisis » dirigée par Dominique Païni. Son titre : Savoir dire pour vouloir faire. Plaisir d’y retrouver, dans chacun des textes choisis, la plupart écrits tout au long de deux ou trois décennies, une pensée libre du cinéma, si justement critique et intègre, personnelle, des films, des auteurs, et surtout de ce qu’est la place et le rôle d’un critique, sur ce qui justifie et légitime le fait d’avoir un « point de vue ».

Pour Pascal Kané, comme pour d’autres de sa génération, comme cela fut le cas pour moi, à peine plus jeune de quelques années, la grande affaire fut d’écrire vers la fin des années soixante et le début des années soixante-dix aux Cahiers du cinéma. Cette aventure fut collective, fortement marquée par un esprit de groupe, d’aucun dirait une chapelle. Mais, ce qui est frappant à lire les textes de Pascal Kané, c’est que tout en assumant, aujourd’hui encore, d’en avoir été et d’y avoir puisé une énergie, d’y avoir éprouvé aussi le sens de l’amitié, il en ressort très fortement une écriture et une pensée irréductiblement personnelles, subjectives et libres, une approche singulière des œuvres et des auteurs qu’il croisa durant son parcours critique. C’est le plus bel éloge que l’on puisse lui faire, qui est que malgré la pression des idées, le surmoi idéologique ou théorique qui prévalait alors, Kané, par tempérament ou par goût individuel, se risquait à penser les films et les concepts avec une liberté que nous n’avions pas, ou que beaucoup avait perdue alors. Cela justifie amplement l’édition en flash-back de ces écrits, comme un effet retour ou un boomerang de la mémoire.

Pascal Kané justifie le choix du titre de son recueil en évoquant une discussion avec Serge Daney, alors que tous deux revenaient en train d’Aix-en-Provence. Ce devait être peu de temps avant la mort de Daney, survenue en juin 1992. Leur conversation portait, mais j’imagine qu’elle porta sur bien d’autres choses aussi, sur le questionnement du savoir-faire et du savoir dire, autrement dit sur ce qui peut faire lien entre une activité critique, qui consiste à analyser les films et d’y porter un regard aigu de spectateur, et sur l’activité d’en faire, de les fabriquer.

Cette problématique avait très tôt intéressé Pascal Kané, déjà vers le milieu des années soixante-dix, à une époque où les Cahiers du cinéma n’avaient pas encore achevé de purger leur période idéologico théorique. En témoigne le film qu’il réalisa dès 1977, Dora ou la lanterne magique, dont le sujet même était l’hypnose, motif qui passionne l’auteur (voir son très beau texte dans le livre sur les Mabuse de Fritz Lang). A propos de Serge Daney, Kané republie un beau texte qu’il m’avait adressé alors que j’étais en charge de la revue, et qui fut publié dans le numéro spécial des Cahiers à la mort de Serge Daney. C’est un texte sur l’amitié, sur l’idée des « commencements », et sur ce que l’amitié librement consentie entre des êtres impose en retour à chacun de ne jamais s’en dédouaner.

L’organisation de l’ouvrage, découpé en chapitres, révèle une pertinence critique évidente, avec une partie consacrée aux « classiques » : Lang, Hitchcock, Cukor, Renoir ; des « dialogues avec les pairs » : Daney bien sûr, mais aussi Skorecki et Truffaut ; un ensemble très varié de textes sur des films marquants de la période allant de 1970 à 1980 : Truffaut (La Femme d’à côté), Buñuel (Tristana), Billy Wilder (La Vie privée de Sherlock Holmes), Polanski, un cinéaste très défendu par Pascal Kané (ici, Rosemary’s Baby et Chinatown) ; un ensemble très excitant de textes regroupés dans un chapitre intitulé « Après Brecht, avant Shoah/ Cinéma et Histoire », qui traduit une pensée constante de la problématique de la représentation de l’Histoire, de Rossellini à Renoir, en passant par Pasolini, Allio, Sautet, Louis Malle ou Jacques Doillon ; un chapitre dédié au cinéma italien, avec des textes sur des films des frères Taviani, Comencini, Scola, Bellocchio ou encore Elio Petri. Pascal Kané s’intéressa aussi à ces auteurs des « nouveaux cinémas (Miklós Jancsó, Commoli et Téchiné), ou du Nouvel Hollywood (Brian De Palma). L’ouvrage se termine par les propos tenus lors d’une conférence donnée à la Cinémathèque en 1995, sous le titre : « A quoi sert la critique ? » Elle résume parfaitement l’esprit de Pascal Kané, son souci de réhabiliter l’inspiration et de voyager à l’intérieur du cinéma en emportant pour bagages quelques questionnements essentiels concernant la mise en scène, le sujet, l’inspiration critique.

Relisant en partie ces textes aujourd’hui, c’est non seulement faire le chemin à rebrousse-poil d’une expérience en partie partagée, et d’y retrouver ce qu’il y avait de profondément singulier dans cette pensée du cinéma. C’est aussi, non sans une légère nostalgie, le plaisir d’y trouver une réelle exigence critique, qui ne surplombe jamais les films et les œuvres, mais au contraire y puise une intelligence vivre, une certaine manière de vivre le cinéma. Rien que pour cela, Savoir dire pour vouloir faire est à mettre dans toutes les mains. C’est une bonne lecture, aujourd’hui, pour quiconque aime le cinéma, ou souhaite en faire.

Savoir Dire pour vouloir faire, Pascal Kané. Yellow Now/Morceaux choisis, préface de Dominique Païni. 17 euros.

En taxi avec Jafar Panahi

jeudi 2 avril 2015

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Taxi Téhéran, le nouveau film de Jafar Panahi, Ours d’Or au dernier Festival de Berlin, et Prix Fipresci, relève à l’évidence du miracle. Toujours condamné dans son pays, l’Iran, à ne plus faire de films ni à accorder le moindre entretien à la presse, réduit au silence mais refusant son statut de paria et de cinéaste censuré, Jafar Panahi a réalisé un film d’une audace folle. Il faut bien évidemment saluer son courage. Mais surtout, son talent de cinéaste. Son humour. Sa générosité. Et l’humanité profonde qui se dégage de Taxi Téhéran.

Refusant de demeurer cantonné chez lui, dans l’appartement où il avait réalisé, il y a trois ans, Ceci n’est pas un film, en collaboration avec Mojtaba Mirtahmasb, Jafar Panahi, cette fois, est sorti dans les rues de Téhéran au volant de sa voiture, transformée pour l’occasion en taxi. Le cinéaste censuré est ainsi devenu chauffeur de taxi, transportant au hasard, même si ce hasard semble parfaitement « mis en scène », divers clients pour les besoins de son nouveau film. Doté d’une caméra, l’habitacle se transforme en dispositif cinématographique imparable, espace doté d’un double regard, vers le dehors et vers le dedans. Le spectateur perçoit la vie des rues de Téhéran à travers les vitres et le pare-brise, une vie pleine de surprises et de simulacres, qui pénètre dans le cadre avec une force incroyable. De la contrainte qui lui est imposée, il est beau et stimulant de voir de quelle manière Jafar Panahi conquiert une totale liberté de cinéaste et de narrateur.

Divers personnages montent dans son taxi (acteurs ou amis, il importe peu de le savoir) et nourrissent le récit, devenant le temps d’une scène plus ou moins longue des compagnons de route ou de voyage. Chacun apporte au film une fraîcheur sans cesse renouvelée. Tel ce vendeur de vidéos pirates, cocasse et sympathique, qui propose à Jafar Panahi d’être son associé. On devine que l’homme en question a sans doute fourni au cinéaste nombre de films étrangers piratés, lui permettant ainsi de demeurer en contact avec le cinéma international. Mais, dit-il, ces films piratés sont par ailleurs interdits de distribution en Iran, ce qui fait que le mal est moindre. Deux femmes, très pittoresques, des voisines de Jafar Panahi, montent à l’arrière de la voiture, l’une portant un bocal rempli d’eau avec deux poissons rouges. Elles racontent qu’elles doivent d’urgence se rendre, avant midi : elles insistent !, dans un lieu éloigné de la ville pour y tenir une cérémonie bizarre, une sorte de rituel qui les mobilise toute les deux, non sans cocasserie. Surtout, lorsque le bocal, du fait d’un coup de frein trop brusque, se renverse dans la voiture, obligeant à la hâte Jafar Panahi à sauver les deux poissons.

La nièce de Jafar Panahi, jeune écolière qui n’a vraiment pas la langue dans sa poche, attend son oncle à la sortie de l’école. Elle monte à l’avant et se met à filmer son oncle, pour les besoins d’un film que lui demande son école. Étonnante comédienne, la jeune fille récite alors les interdits en vigueur en Iran en matière de cinéma, parfait résumé de tout ce que Jafar Panahi, sur le moment même, s’emploie à déjouer. Cette longue scène, hilarante, est d’une incroyable subtilité. Puis c’est une belle femme, portant un bouquet d’œillets rouges, qui s’installe à l’avant du véhicule, tandis que la nièce s’assied derrière. Au cours du dialogue avec Jafar Panahi, on apprend qu’il s’agit de Nasrin Sotoudeh, l’avocate du cinéaste, elle aussi interdite d’exercer son métier. On se souvient que Nasrin Sotoudeh avait reçu, en même temps que Jafar Panahi, le Prix Sakharov, en octobre 2012, et que tous deux n’avaient pas été autorisés à se rendre au Parlement européen de Strasbourg pour recevoir leur trophée.

Taxi Téhéran est un film stimulant sur le plan cinématographique, toutes les idées de mise en scène sont incroyables d’efficacité narrative, créant des effets de mise en abyme vertigineux (je ne raconte pas la toute fin, qui est absolument géniale). C’est, en même temps, un autoportrait du cinéaste (dont le visage paraît généreux et d’une bonté pleine de finesse), et un autoportrait de Téhéran à un moment donné de son histoire. Le spectateur voyage à l’intérieur du véhicule, faisant connaissance avec des personnages vivants, passionnants, et saisis sur le vif. Il est embarqué dans ce film, qui fait souvent rire, sourire, et réfléchir. Les Américains ont un terme pour résumer ce qu’est une histoire ou un scénario : ils emploient le mot « véhicule ». Qu’est-ce que ça véhicule = qu’est-ce ça raconte ? Jafar Panahi, en chauffeur de taxi, raconte tout simplement ce qu’est la vie. Il le fait sur un mode picaresque, sérieux et pas sérieux, tragi-comique.

L’avant-première du film, lundi dernier, à la Cinémathèque française, devant une salle pleine et conquise, fut magnifique. Le message enthousiaste est passé, j’en suis convaincu, jusqu’à Téhéran, et il a sans doute ému Jafar Panahi. Son film sort le 15 avril, distribué par mémento films. C’est, au sens le plus exact du terme, un film à ne pas rater.

Hommage à notre ami Manoel de Oliveira

jeudi 2 avril 2015

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Il ne faudrait vraiment pas que l’on se contente de garder en mémoire, à propos de Manœl de Oliveira, qu’il fut le cinéaste en activité le plus âgé de toute l’histoire du cinéma mondial. Ce serait faire un sort injuste à sa mémoire. Car il fut bien plus que cela, un très grand cinéaste, né en 1908 à Porto, sa ville, qu’il a filmée et qu’il aimait, auteur d’une soixantaine de films, courts ou longs, voire très longs – son adaptation du Soulier de satin, d’après Claudel, œuvre magnifique, autant lyrique que plastique, durait 6 heures cinquante.

Manœl de Oliveira, qui vient de nous quitter à l’âge de 106 ans, était, de tous les cinéastes en activité, le seul qui avait connu le temps du muet. Douro, faina fluvial, son premier film, un documentaire lyrique sur Porto, date de 1929. Cette trace du muet, ce souvenir intime de l’époque où le cinéma n’était qu’images, est demeuré vivace et traverse son œuvre, aiguisant son regard, accentuant son acuité formelle et narrative. Manœl de Oliveira était un infatigable conteur d’histoires, qui croyait ferme au cinéma des temps primitifs, à ce temps où la croyance du spectateur se fondait sur un regard candide, seul à même de pouvoir entrer dans l’écran, comprendre les personnages, vivre leurs sentiments, pénétrer dans la profondeur de leur âme. Lorsqu’il parlait de ses films, ou de ceux des cinéastes qu’il admirait, il y avait chez Manœl de Oliveira, cette même candeur, ce goût dans la croyance des sentiments profonds et exacerbés, quelque chose de l’enfance qu’il exprimait, tel un homme sage et malicieux.

Il était un grand ami de la Cinémathèque française, ayant connu Henri Langlois, qui fut le premier à reconnaître son talent et à montrer ses films. L’an dernier, à l’occasion du centenaire du fondateur de la Cinémathèque, Manœl de Oliveira nous avait adressé un message émouvant et clairvoyant, rendant hommage à ce montreur d’ombres qu’était Langlois. Nous avions accueilli Manœl de Oliveira à plusieurs reprises à la Cinémathèque, en 2008 pour un formidable dialogue avec Antonio Tabucchi, puis en février 2011 pour l’avant-première de L’Etrange affaire Angelica, et organisé la rétrospective de son œuvre en 2012.

La même année, nous avions découvert Gebo et l’ombre, un de ses derniers films, œuvre qui trouvait son inspiration dans les origines mêmes du cinéma et où l’éclairage des personnages et des décors semblait provenir de lanternes magiques, d’un théâtre optique ou de machines à rêves. Image vacillante et tremblante d’un art balbutiant, qui ne sait pas encore qu’il va devenir l’Art du XXe siècle. Manœl de Oliveira était un paradoxe vivant, à la fois cinéaste des origines, des émotions premières, et cinéaste cultivé, raffiné, inspiré par la grande littérature (Claudel, Flaubert, Dostoïevski, Madame de La Fayette, Agustina Bessa-Luis…), auteur de grands films romanesques, comme Le Passé et le Présent (1972) Amour de perdition (1979), Francisca (1981), Non, ou la vaine gloire de commander (1990), La Divine comédie(1991), Val Abraham (1993), La Lettre, son adaptation de La Princesse de Clèves en 1999. Sans oublier le génial Je rentre à la maison, avec Michel Piccoli, ou Belle toujours, avec Bulle Ogier et Michel Piccoli, suite imaginaire de Belle de Jour de Luis Buñuel.

En France, nous avions découvert ses films vers le milieu des années 70 par l’intermédiaire de Paolo Branco, alors exploitant d’une salle de cinéma à Paris, du côté de République. Ensuite, Paolo Branco devint le producteur attitré de Manœl de Oliveira, l’accompagnant durant deux décennies dans son parcours de cinéaste.