Archive pour le 03.2014

Hommage à Jacques Loiseleux

samedi 22 mars 2014

Nous venons d’apprendre la mort de Jacques Loiseleux, chef opérateur, qui a entre autres travaillé avec Maurice Pialat. Il a également collaboré avec d’autres cinéastes, et non des moindres : Jean-Luc Godard, Philippe Garrel, Patrick Grandperret, Philippe Faucon, Joël Santoni, Renaud Victor, Joris Ivens, Yves Boisset, Jacques Rouffio, Tony Gatlif, etc.

En 2012, Jacques Loiseleux nous avait accordé un long et magnifique entretien à propos de sa collaboration avec Pialat, alors que nous préparions à la Cinémathèque française une exposition consacrée au cinéaste (« Maurice Pialat, Peintre & Cinéaste« ). J’avais été très frappé par l’extrême intelligence et l’acuité des propos de Jacques Loiseleux, et par son intégrité artistique et morale mise à l’épreuve d’une collaboration pour le moins rugueuse avec l’auteur de Loulou et A nos amours. La rencontre entre les deux hommes s’est faite lors du tournage de Loulou en 1979. Comme souvent, les directeurs de la photographie se succèdent sur les tournages de Pialat. Jacques Loiseleux racontait comment il s’était adapté à la « méthode » du cinéaste, où aucune règle écrite ne préexiste. L’entente n’était guère facile, mais Pialat fera à nouveau appel à Loiseleux, soit pour la lumière, soit pour le cadre, pour réaliser À nos amours, puis Police, Sous le soleil de Satan et Van Gogh. Une expérience artistique et humaine en tout point fascinante.

En guise d’hommage à ce technicien et collaborateur artistique hors pair, je livre l’intégralité de ses propos recueillis en 2012.

Entretien avec Jacques Loiseleux.

Nous n’avons jamais su pourquoi nous nous entendions bien, Maurice Pialat et moi. Nous n’avons jamais su pourquoi il y eut cette histoire d’amour entre nous. Je me suis retrouvé pris dans des relations humaines, une certaine forme d’intégrité… Mais cela ne s’est pas fait d’une manière consciente, nous n’y avions pas réfléchi. Non, c’était au sujet de tout, une course à la création et à l’intelligence. Nous nous disions : « Que sommes-nous en train de faire ? Sommes-nous respectables ? Pourrons-nous ne pas rougir si nous montons les marches à Cannes ? Ne sommes-nous pas en train de nous foutre de la gueule du monde ? » Ce n’était que cela. C’est un cadeau formidable, qui nettoie la tête, quand un homme parvient à vous mettre dans cette situation de toujours vous poser la question : « Qu’est-ce qu’on fout là ce matin ? Honnêtement, avons-nous le droit de regarder les gens en face ? Avons-nous été honnêtes vis-à-vis d’eux, compte tenu de l’argent que nous dépensons ? Pour qui nous prenons-nous ? Des démiurges ? Mets-moi une lumière et mets-toi là, fais ceci, fais cela. »

On devient fou quand on fait ça. Et on se prend pour le bon Dieu. Il faut arrêter. Il m’a appris la violence de l’intégrité, qu’il faut se faire violence d’abord à soi-même. Pialat se bottait le cul tous les matins, plus que tout le monde.

Pialat m’a fait découvrir l’exigence, il m’a fait redécouvrir le cadre. Je commençais à en avoir marre de cadrer. Je cadre tellement sans problème. Lorsque je démarre un panoramique entre deux obturations, je dis au comédien qu’il ne peut pas me piéger, qu’il peut sortir par où il veut, je n’en ai rien à faire. C’est vrai car je n’ai plus aucune contraction, plus aucune retenue. Je n’ai pas de contrainte au cadre.

Un jardin pour jouer

Mais j’étais fatigué du cadre. J’avais énormément envie de faire de la lumière. Ce qui lui a plu dans ma façon de faire, c’était cette immense décontraction qui faisait que nous pouvions ne pas répéter une scène. Je vais la gober, me mettre dedans. Il suffit que je comprenne. Il a saisi cela tout de suite, en donnant des indications aux acteurs. Des indications qui n’avaient d’ailleurs rien à voir avec la scène en général. Il dessinait le contour et disait dans quel jardin nous jouions. Il donnait la limite du terrain sur lequel nous devions jouer. C’était tout. À peine les règles, et encore. Et puis « Moteur ». Et là, dans le risque absolu, tout le monde y allait. Pour moi, c’était un bonheur absolu.

Soudain, il s’est rendu compte qu’il y avait une adéquation entre cette volonté de ne pas préparer pour pouvoir profiter de l’incident, et de la présence d’esprit des acteurs – d’où sa difficulté de trouver le bon acteur, au bon moment, dans la bonne scène – et ma possibilité de lui rapporter ça sans problème. Dès qu’il a vu cela en projection, il a compris qu’il y avait quelque chose. Nous n’avions rien à nous dire. Je n’ai fait que le pomper. Lui, il était déjà arrivé à un niveau que j’admirais. Il m’a beaucoup influencé. C’est clair qu’ensuite, j’ai été sous influence. Je le recherchais d’ailleurs, car je m’épatais moi-même. C’est rare d’être content lorsque l’on va en projection des rushes et de reconnaître : « Ah j’ai fait ça, c’est bien. »

Lorsque nous nous sommes découverts, au moment du tournage de Loulou, nous étions dans une situation compliquée. J’étais le cinquième opérateur, quatre avaient été virés avant moi. Parmi eux, Pierre-William Glenn, pour des raisons d’entente, de caractère. C’est dommage parce que c’est un bon opérateur. Il n’y avait pas vraiment de raison de l’éliminer ainsi. En tous les cas, je suis arrivé dans une situation où le producteur a dit à Pialat : « Maintenant, c’est Loiseleux qui termine le film. » C’est ainsi qu’il m’a proposé le contrat en me précisant : « Voilà un contrat, tu mets ton prix mais tu lis la clause de la fin. » J’ai donc lu la fin du contrat qui stipulait : « s’engage à terminer le film quoi qu’il arrive. » Compte tenu de la réputation de Pialat, c’était un risque. Cela m’a beaucoup excité et j’ai signé tout de suite.

Sur Loulou Pialat ne m’adressait pas la parole

Pialat ne m’a pas adressé la parole durant les trois premières semaines de tournage. Puis nous sommes arrivés à cette scène du déjeuner, chez Mémère, comme on l’appelait. Nous sommes allés dans cette maison, nous avons répété durant trois ou quatre jours, je ne me souviens plus. Nous ne tournions pas. Un soir, je suis rentré chez moi et le producteur m’a appelé en me disant : « Jacques, je vais te mettre au courant de ce qui se passe. Si demain soir nous n’avons pas un rapport de tournage avec des prises à tirer au laboratoire, les banques arrêtent, tout s’arrête, on arrête le film et on rentre à la maison. » Je lui ai répondu : « Tu te fous de moi, déjà tu m’imposes sur ce film, Pialat ne me dit pas bonjour, ne m’adresse pas la parole, il me parle par l’intermédiaire de Patrick Grandperret – qui heureusement était un copain, il nous a d’ailleurs bien sauvé la vie – Fais ton boulot, viens sur le tournage et mets les choses en route. » Il a rétorqué : « Tu sais très bien que si je viens sur le tournage, ça finira à coup de cailloux sur la gueule. Nous ne ferons pas comme ça. Essaye, toi. » J’ai refusé.

Le lendemain matin, en venant au tournage, j’ai pensé qu’il y avait quand même un truc. Depuis trois jours j’emmagasinais des informations, mais là je commençais à plafonner. Je ne pouvais pas me souvenir de tout car c’était quand même un peu compliqué. De toute façon, la pellicule ne pouvait pas couvrir toute la scène que nous avions imaginée. Même avec un magasin de 300 mètres à la main. 300 mètres à la main avec un petit zoom, c’est environ 14 à 15 kg sur l’épaule, à hauteur de table, c’est-à-dire les genoux pliés pendant deux fois neuf minutes. Je ne le ferai plus aujourd’hui.

Je suis donc arrivé et j’ai signifié à Grandperret : « J’ai un problème, nous avons fait trop de répétitions et je sature un peu. Ce n’est pas profitable pour la caméra, il faut arrêter et essayer de défricher cela. Je te propose de tourner l’arrivée de Gérard avec Isabelle et les copains en voiture. Nous descendons le jardin, nous disons bonjour et nous nous mettons à table. En gros, on sert l’apéro puis on coupe. Nous saurons où sont les gens, s’ils sont assis à la bonne table, s’ils doivent changer de place, etc. »

Comment j’ai tourné la scène du repas dans Loulou

Patrick est allé proposer cela à Pialat. Et ce dernier a répondu : « Eh bien, qu’il le fasse. » J’ai réfléchi deux minutes et me suis demandé si je devais l’envoyer sur les roses afin qu’il prenne ses responsabilités. Je me suis dit que j’allais le faire, et que s’il n’était pas content, il ferait des choix. C’était une espèce de combat. J’avais vraiment envie de tourner, j’avais beaucoup d’admiration pour lui et je lui en voulais beaucoup de me faire la gueule, de ne pas me dire bonjour. Je ne voyais pas de raison personnelle. Je le comprenais un peu dans le fond, mais pas de raisons personnelles.

Donc, nous l’avons fait. Je suis parti avec un clap de début et 300 m sur l’épaule. Nous avons descendu le jardin, nous avons dit bonjour et nous nous sommes installés à table. Il y a eu l’épisode de la poule qui a été bouffée par le chien, ce n’était pas prévu. Avec Gérard (Depardieu) qui était dans une liberté totale et qui adorait ma façon de filmer. Avec Pialat, il se laissait complètement aller, d’une manière très intelligente. Avec Isabelle (Huppert) et lui, on retombait toujours sur nos pieds. Nous avons donc fait ça et, tout à coup, mon assistant me précise qu’il reste trente secondes de pellicule. Alors je décide de recharger. Ils ont donc préparé un magasin, j’ai balancé la caméra en arrière et trente secondes après, j’avais une caméra opérationnelle. J’ai changé de côté, j’ai redemandé à Isabelle de me refaire le contrechamp de la réplique du genre « T’as de beaux yeux tu sais », enfin quelque chose comme ça, je ne me souviens plus exactement du texte. Et nous sommes repartis. J’ai re-filmé, environ neuf minutes. Quand on m’a dit qu’il restait trente secondes de pellicule, clap à ma gauche, j’ai compté les secondes et quand il restait cinq secondes, clap, j’ai panoramiqué, clap, je suis tombé sur le dos, mort. C’était terminé.

Patrick Grandperret, qui a toujours le sens de l’humour, a crié : « Déjeuner ! » Je contracte un peu mais à quelques secondes près, c’était ça. Tout le monde est parti. J’étais tellement fatigué que je suis allé m’asseoir sur un banc, sur le décor du tournage. Je suis resté groggy. Patrick est passé à côté de moi et je lui ai demandé où était Maurice. Il n’était pas au tournage. Patrick m’a fait un signe de la tête, j’ai regardé à ma gauche, il y avait la table autour de laquelle nous avions tourné et au bout, il y avait une tonnelle prolongée par un garage dans lequel il y avait une petite voiture électrique avec les glaces verticales. J’ai compris qu’il était derrière la voiture électrique et qu’il avait tout vu. J’ai pensé : « Il faut y aller, il va me tuer donc, autant y aller tout de suite. »

Je me suis levé, je suis allé jusqu’au bout de la tonnelle, il m’a vu arriver, il s’est levé comme un ressort et m’a dit : « On va déjeuner. » Il n’y avait plus personne, nous avons remonté le jardin et là, je me suis avancé pour ouvrir la porte, je me suis retourné et je l’ai regardé. Je n’ai pas compris. Nous sommes remontés en plein milieu de la rue, le restaurant où nous allions était tout en haut à gauche. À droite, il y avait un tabac et lorsque nous sommes passés devant, il m’a dit : « Allons boire un whisky. » J’ai horreur du whisky, je n’ai rien dit, nous sommes entrés dans le café. Il avait l’habitude d’y aller pour acheter ses cigarettes ou téléphoner. Il a demandé le téléphone sur le comptoir et devant moi, il a appelé le producteur. Je ne saurai jamais s’il savait que ce dernier m’avait appelé et m’avait chargé de dire qu’il fallait tourner. C’était le grand mystère Pialat. Il ne m’en a pas parlé mais il a eu le producteur tout de suite au bout du fil et il lui a déclaré : « Je savais que vous étiez nul mais à ce point-là quand même ! Si vous m’aviez imposé Loiseleux depuis le début, nous serions à Cannes. » Phrase incohérente, car il n’était pas question d’aller à Cannes avec ce film. Cela signifiait simplement qu’il l’avait laissé s’enferrer dans de mauvais choix qui ne pouvaient pas aboutir, alors qu’il me connaissait déjà puisque j’avais fait un film avec cette compagnie, juste un peu avant. Un film d’Yves Boisset qui s’appelait Le juge Fayard, avec Patrick Dewaere.

Capter quelque chose en plus

C’était surtout avec Pialat que ça se passait ainsi. Sinon je ne m’engage pas à ce point-là. Dans les plans avec Maurice, il y avait une espèce de nécessité de tourner et de capter quelque chose en plus. Il était nécessaire de parvenir à mettre les comédiens dans un certain état. Quand c’est parti, je vois le film. Je suis spectateur du film. Je ne me rends pas compte que je filme. Tout ça, c’est de l’acquis, c’est le b.a.-ba. Tenir la caméra, faire le point, rien à foutre de tout ça. Ça doit marcher. On a les meilleurs autour de soi et tout ça doit marcher. Personne ne doit se planter. Il n’y a que les comédiens qui peuvent se planter. Parce qu’ils sont obligés d’entrer dans un personnage hypothétique, qu’ils peuvent diriger dans un sens ou dans un autre. C’est leur problème. Mais nous, nous n’avons pas le droit de nous planter. Donc, nous allons au bout, tout le temps. C’est enthousiasmant. Ce sont des journées épuisantes dont nous sortons complètement vidés et nous nous disons : « Là, nous n’avons trahi personne. » Si nous nous trompons, c’est parce que nous sommes mauvais mais au moins, nous avons mis tout en œuvre pour ne pas nous tromper

Pialat considérait que nous devions être capables de capter n’importe quoi. Or, en l’occurrence, cette fois-là, il y avait plusieurs ingrédients qui entraient en action. L’idée que Gérard était avec ses potes dans la cuisine, en train de vider des bières et de chahuter comme il le fait souvent. Tandis qu’Isabelle était étendue sur le lit, attendant que nous disions moteur. Ça faisait trois heures que nous devions le dire. Et nous ne le disions pas. Je devais partir d’un troisième personnage, qui lavait ses chaussettes dans un lavabo et qui venait voir la télévision en s’asseyant au pied du lit. Ça m’amenait au lit et il y avait donc un travelling de lit avec des hauteurs. J’étais braqué comme ça. Je ne quittais pas la caméra. Il y avait une espèce de défi. Pialat ne m’adressait pas encore la parole. C’était durant la première semaine de tournage, le premier jour. Il attendait peut-être que je craque. Je n’en sais rien. J’étais sur mes gardes. Pour me faire craquer, il faut vraiment en faire. Donc, c’était la guerre, une tension.

Et soudain, il a vu que je voyais en même temps que lui Isabelle qui s’était vraiment endormie. Elle avait craqué. Elle fermait les yeux et se laissait aller à somnoler un peu. Je me suis retourné vers le machiniste qui était aussi sur le coup, nous avons reculé la caméra, j’ai panoramiqué, j’ai commencé à cadrer Isabelle en entier et j’ai appuyé sur le bouton. J’ai fait le plan. À ce moment-là, Maurice a appelé Gérard, qui est arrivé. Il a compris que j’étais en train de filmer, il a enjambé le lit et il s’est mis à jouer la scène. Il n’y avait donc plus le début. On avait perdu tout ça. Nous l’avons tourné ensuite. Tout d’un coup, Isabelle endormie s’est réveillée dans le plan avec Gérard. Elle s’est réveillée dès la première réplique de ce dernier. Pour Pialat, c’était du bonheur. Nous aurions pu nous rencontrer ce jour-là. Nous ne nous sommes rencontrés qu’à la fin de l’histoire que je vous ai racontée précédemment, en buvant notre whisky. L’après-midi, il a mis en scène la petite Émilie, il s’est retourné vers moi et m’a dit : « Tu peux le faire ? »

Avec les acteurs

Cette scène de l’appartement où Isabelle s’était endormie, nous l’avons tournée au mois de novembre. Nous avions commencé à tourner à midi, et à quinze heures j’ai livré le décor éclairé, avec du soleil. Pialat est entré dans le décor et a dit à Patrick Grandperret : « Nous nous sommes trompés. C’est la lumière de la scène de demain. Ce serait mieux de tourner en nuit. » Patrick m’a demandé : « Tu peux faire nuit ? ». Pas de problème. Nous avons borgnolé les fenêtres. Je touchais le plafond avec ma main. Donc, pour éclairer une grande pièce, j’avais beaucoup de mal. J’étais obligé de cacher des miroirs au plafond, de mettre des spots verticaux qui tapaient dans des miroirs pour aller chercher des gens dans les coins. C’était une vraie galère. Il y avait assez peu de points de lumière existante, genre lampe de chevet ou des choses comme ça. J’ai donc fait nuit, nous ne voyions pas dehors. Pialat est revenu, il a regardé et a déclaré : « Non, c’était mieux tout à l’heure. » Seulement, il était dix-sept heures et nous étions en novembre. Il faisait pratiquement nuit sur la façade d’en face. Il a demandé à Grandperret : « Nous pouvons refaire la lumière de tout à l’heure ? » Patrick s’est retourné vers moi et j’ai répondu : « Il faut appeler le producteur. » Nous avons appelé le producteur et je lui ai expliqué la situation : « Il faut louer un autre groupe électrogène, le mettre de l’autre côté de la rue, louer les deux étages de l’immeuble d’en face. L’étage du haut pour envoyer douze kilowatts HMI par les fenêtres et puis l’étage au-dessus de nous pour éclairer la façade en soft. Il nous faut donc deux groupes électrogènes. » Le producteur a été d’accord.

« Propose-moi autre chose. » Nous sentions tout le temps que Pialat savait exactement ce qu’il voulait mais qu’il refusait de le dire. C’était très agaçant. J’ai vite dépassé ce cap-là, heureusement. Sinon je serais devenu fou. Il m’avait souvent déclaré, lors de conversations en aparté : « Si je te dis comment faire, tu feras ce que je te dis et si tu fais ce que je te dis, ça n’aura pas de sens. C’est toi qui dois faire les choses. Donc, il faut que j’arrive à te faire faire. C’est de la tauromachie. Il faut charger dans la muleta mais je ne te dirai pas où. J’agite le chiffon rouge, à toi de foncer ». Pour les comédiens, et pour tout le monde.

Quelquefois, il provoquait l’accident. Lorsqu’il avait compris comment nous allions faire, se doutant de comment nous allions agir, il déstabilisait complètement en enlevant un accessoire, en changeant la réplique d’un acteur, en allant lui souffler en aparté dans l’oreille : « Tu ne dis pas cette phrase-là. » Donc, l’autre attendait, ça faisait un blanc. Il était dans la jubilation la plus grande. Tout d’un coup, il y avait un truc comme dans la vie. Une recherche, un mot. C’est évident, ça raconte l’histoire. Pour la lumière, pour le cadre, pour tout c’était comme ça. Une force incroyable permanente et créative.

Quelquefois, Pialat se retournait vers moi et demandait : « On peut y aller ? » C’était une façon raccourcie de s’exprimer. En fait, je lui avais dit que cela m’intéressait beaucoup de l’entendre diriger les comédiens. J’apprenais beaucoup de choses pour le cadre et la lumière. Compte tenu qu’il ne dirigeait pas les comédiens, il avait compris également que j’extrapolais. Patrick Grandperret me disait : « Moi, j’essayais toujours de comprendre. Et toi tu semblais avoir déjà compris. » Je sais que je n’ai jamais rien compris. Je sais qu’à un certain moment, je m’accrochais à un tout petit truc dont je savais que cela le ferait jubiler, et j’avais envie de lui faire plaisir avec ça, tout en me faisant plaisir également. Savoir que j’étais capable d’aller chercher ça. C’était aussi simple que ça.

Les moments que nous sommes allés chercher, je les reconnais dans les films. Des regards de fin de tournage, de fin de plan, des trucs que nous avons découverts sur A nos amours, par exemple, avec Sandrine Bonnaire. Je laissais tourner quand il voulait couper. Quelquefois il disait « Coupez » à côté de moi, et je ne coupais pas. Ensuite, il s’est rendu compte que j’avais raison. Il se passait des choses. Sandrine ne décrochait pas. Elle n’entrait pas dans la scène et n’en sortait pas vraiment. Il n’y avait pas de coupé, comme avec Isabelle Huppert, par exemple. Cette dernière, avant « moteur », avant le clap, n’est pas là. Au clap, plouf, elle démarre. C’est formidable. C’est une tout autre façon d’être. C’est une comédienne, ce n’est pas une actrice. C’est aussi une actrice, mais c’est une comédienne. Elle joue le personnage, elle rentre dans le personnage, elle pose le personnage à côté d’elle et elle redevient Isabelle Huppert. Sandrine Bonnaire, quant à elle, a besoin d’autre chose, d’autres racines, d’être complètement dedans, de faire appel à des ressources qui viennent lentement et qui sont le personnage tel qu’elle le vit. Elle a besoin de le vivre, alors qu’Isabelle peut le jouer seulement cinq minutes et s’arrêter.

J’avais refusé d’essayer de comprendre. J’entendais par exemple Pialat parler à Isabelle et avec elle, je ne savais jamais ce qui allait se passer et ça, c’est très jouissif. Parce que tout à coup, on s’aperçoit qu’il y a une dimension créative formidable de la part d’Isabelle. Je n’avais pas compris ça. Je ne savais pas ce qu’elle allait faire, je ne pouvais pas le deviner.

Avec Sandrine, nous étions à peu près sur la même longueur d’onde. Elle semblait être en danger tout le temps, elle semblait ne pas vraiment comprendre. Elle a un instinct de bête. Sandrine est tombée dedans quand elle était petite. Elle ne le sait pas elle-même, comment ça marche. Elle intégrait un certain nombre de sentiments qui faisaient qu’elle arrivait à jouer, à aller chercher des trucs ahurissants. C’est l’une de celles qui étaient le plus dans la méthode Pialat. Elle a été fabriquée par la méthode Pialat. Elle puise dans tout ça depuis toujours.

Si je devais résumer la méthode Pialat, par rapport au cadre, ce serait quoi ? L’amour des autres, l’amour des comédiens, l’amour des personnages. C’est un acte d’amour. Le reste, c’est de la technique. À partir du moment où l’on domine totalement la technique, qu’elle n’est plus pesante, on fait des gammes. Vous pouvez me présenter n’importe quelle partition, je joue. Sans contrainte. Être à la disposition des autres, être disponible, complètement. À 100 %.

Se mettre en danger

Je me souviens d’une scène où il y avait au moins sept à huit comédiens dans le champ. À la septième ou huitième prise, il a déclaré : « Nous allons arrêter parce que vous êtes vraiment nuls. Je crois qu’il n’y a rien en tirer. C’est sûrement une mauvaise scène. C’est moi qui l’ai mal écrite ». Il faisait son grand numéro auquel il croyait peut-être plus ou moins. Donc, il disait : « Cette scène est mal écrite, elle n’est pas jouable. C’est effrayant. D’ailleurs, j’aurais dû couper. Mais on ne sait jamais ». Pendant dix à quinze minutes, les mecs debout, dans le champ qui se regardent et qui s’entendent dire qu’ils sont nuls. Il ajoutait : « Écoutez, je ne vais pas vous désespérer, nous allons le tenter une dernière fois pour avoir la conscience tranquille. Nous verrons bien, vous allez essayer d’y réfléchir un peu et nous allons la tourner. Je vous donne une dernière chance. Sinon, on la coupera. Car vraiment, ce que vous venez de faire, nous ne pouvons pas le monter. C’est impossible ». Il en remet deux ou trois couches, puis il se retourne vers moi et alors qu’il ne le disait pratiquement jamais, il lança : « Moteur ». Alors j’ai fait moteur, ça tournait, silence sur le plateau. Il y avait trois acteurs de dos et trois de face. Ceux qui étaient de dos ne voyaient pas ce qui se passait derrière, ils n’ont pas vu les autres démarrer. Et Pialat est à côté de la caméra. Pendant vingt à trente secondes, la caméra a tourné. Il a fait mine d’avoir quelque chose à dire et il n’a rien dit. Et il fait : « Bon, allez-y ». Et là, les comédiens avaient complètement perdu tout repère dans le temps et dans leurs relations. Il y en a un qui commence pendant que l’autre enchaîne. Il y a un certain moment d’incertitude. La scène se joue. Pialat rentre dans le champ sans dire « Coupez » et dit : « Bah, vous voyez, quand vous voulez ». Ça, c’est fort. Parce que là, tout le monde était au point de rupture. La trouille, l’incompréhension totale, qu’allons-nous faire ? Chacun était dé-rythmé, ne jouait plus par rapport à ce qu’il avait joué avant car il avait fait un tel trou dans la tête en parlant pendant un quart d’heure de choses négatives.

C’est un exemple de direction d’acteurs. Ça peut être assez désagréable, mais tellement productif. Parce que le cinéma, après, c’est du bronze. Quand ça passe en projection, il faut que ce soit bien, sinon ce n’est pas la peine de venir. Je me souviens de ça parce que j’ai mis quelques secondes à comprendre ce qu’il était en train de faire. Quand je l’ai vu faire, j’ai ouvert l’œil, il était à côté de moi, j’ai ouvert l’œil gauche et je me suis demandé ce qu’il allait dire. J’étais piégé comme les acteurs. En fait, il savait très bien qu’il n’avait rien à dire, qu’il devait les mettre au maximum en danger. Cela a réussi parce que la scène a été montée ensuite.

Entretien réalisé par Florence Tissot, Olivier Gonord et Frédéric Benzaquen le 24 septembre 2012.

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« Pialat, peintre et cinéaste » – Entretien avec Pierre-William Glenn, Jacques Loiseleux et Willy Kurant


Table ronde « A nos amours » – Rencontre avec Yann Dedet et Jacques Loiseleux.

Alain Resnais, sur la bouche

dimanche 2 mars 2014

Alain Resnais est mort hier samedi à l’âge de 91 ans. Il venait de terminer Aimer, boire et chanter, présenté tout récemment au Festival de Berlin et qui sortira en salles le 26 mars. La nouvelle est triste, très triste, même si l’on s’attendait à ce que cet homme si cultivé, si élégant, disparaisse un jour.

Alain Resnais occupait une place très particulière dans le cinéma français. Pas celle d’un sage que l’on venait consulter, ni celle d’un maître acceptant avec condescendance qu’on l’admirât. Il préférait celle d’un expérimentateur, gai et ludique, doté d’une incroyable humilité et d’une grande gentillesse. Le mot courtoisie semble taillé sur mesure pour décrire Alain Resnais. Il n’aimait pas cette position de maîtrise, préférant celle d’un metteur en scène “meneur de troupe” et prenant des risques. Son amour des acteurs et du jeu, du texte, de la littérature et du théâtre, de la bande dessinée, du jazz et de la musique classique, de la chanson, de l’opérette, de la comédie musicale, des décors et de la lumière, cet amour-là il le mettait au service de chacun de ses films, pensé et mis en place comme une expérience de l’espace et du langage. Chaque film de Resnais aura été une aventure de l’imaginaire, où la vie et la mort se mêlent, œuvre tour à tour grave et légère, grave puis légère, jamais sentencieuse.

Resnais a commencé par être monteur, vers la fin des années 40 et le début des années 50. Son compagnonnage avec Chris Marker marque la première partie de son parcours artistique et intellectuel. Avec (Les statues meurent aussi) ou sans Marker, Resnais réalise plusieurs documentaires, qui renouvellent le genre, très stylisés, parfois lyriques, d’une incroyable sobriété plastique : Van Gogh, Gauguin, Guernica, Toute la mémoire du monde, jusqu’à Nuit et brouillard réalisé en 1955 sur un texte de Jean Cayrol dit par Michel Bouquet. « Nuit et brouillard est non seulement un film de réminiscence, mais aussi un film de grande inquiétude ! Nous avons d’abord voulu, aux yeux de tous, faire connaître ou plutôt “porter à la connaissance du public“ la vérité sur les camps de concentration, qui furent une des images du délire raciste plus vivace que jamais à notre époque. » (dixit Jean Cayrol).

En regardant en arrière, on se rend compte que Resnais a toujours été synchrone (sa manière à lui de s’inquiéter de l’état du monde) avec les grands déchirements de l’Histoire. Les camps de concentration (Nuit et brouillard), la bombe atomique (Hiroshima mon amour), la guerre d’Algérie (évoquée dans Muriel ou le temps d’un retour), la guerre d’Espagne (La Guerre est finie), celle du Vietnam (Resnais participe au film collectif Loin du Vietnam, aux côtés de Marker, Lelouch, Joris Ivens, William Klein, Varda, Godard), Mai 68 (L’An O1). Et pourtant, Resnais n’était pas un cinéaste politique, au sens strict ou banal du terme. Ce qui l’intéressait ou le préoccupait, c’était de prendre en compte les soubresauts du monde et surtout, d’en capter les vibrations imaginaires. Toute l’œuvre de Resnais est traversée par une sorte d’inquiétude gaie, un plaisir d’explorer de nouveaux territoires de l’imaginaire. A ce titre, Mon Oncle d’Amérique (qui, pure coïncidence, était programmé hier après-midi à la Cinémathèque) me paraît être un film ou une matrice absolument essentiel(le), en ce sens qu’il joue et déjoue la construction narrative classique, pour en inventer d’autres fondées sur l’insertion de blocs narratifs exogènes, citations, chevauchements ou incrustations, qui feront florès, dans les années 90, dans le cinéma américain et dans les séries télévisées.

Aidé par des scénaristes, ou par des écrivains tentés par le cinéma – Marguerite Duras, Jean Cayrol, Alain Robbe-Grillet, Jacques Sternberg, Jorge Semprun, Jean Gruault, plus récemment par Alan Ayckbourn – Resnais s’est toujours amusé à pénétrer à l’intérieur de l’imaginaire des autres, non pour tout chambouler, mais pour y installer sa propre graine, une sorte de machine à penser ou machine à décortiquer, machine à explorer des territoires secrets. Resnais ou la petite souris du Professeur Laborit, dans Mon Oncle d’Amérique. L’imaginaire comme figure d’un labyrinthe à explorer, en gros plan, et qui renvoie au fonctionnement du cerveau humain, avec sa capacité d’aimer, de croire, de se souvenir et de faire mémoire. C’est une définition possible et plausible du cinéma. La sienne.

Le paradoxe veut que Resnais ait fait ses films les plus « graves » à ses débuts, et qu’il ait terminé son trajet avec des œuvres plus légères – il suffit de redire le titre de son dernier film : Aimer, boire et chanter. Comme s’il avait voulu moins peser sur nous et sur le monde. Comme s’il avait voulu tirer sa révérence, quitter le spectacle en toute légèreté. Sans trop peser. C’est la marque de son extrême élégance. Celle de son incroyable jeunesse.

On ne peut pas évoquer Alain Resnais sans parler de son amour des acteurs. C’est peut-être la chose la plus importante à dire à propos de son œuvre. Il avait une manière à lui de « distribuer » les rôles (la « distribution » n’a rien à voir avec le « casting », terme horrible qui ne veut rien dire), s’entourant des mêmes, Sabine Azéma, André Dussollier, Pierre Arditi, ouvrant film après film la porte à de nouvelles têtes : Fanny Ardant, Lambert Wilson, Isabelle Carré, Jean-Pierre Bacri, Agnès Jaoui, Anne Consigny, Denis Podalydès, j’en oublie sans doute.

Il était venu présenter Les Herbes folles et Vous n’avez encore rien vu, à la Cinémathèque, entouré de ses acteurs ou comédiens, de Jean-Louis Livi, son producteur ami et complice. Alain Resnais était un enfant de la Cinémathèque, celle de Messine, qu’il avait fréquentée dans les années 30, enfant du cinéma muet. Il avait évoqué, devant un public amical et conquis, les spectres qui hantent la Cinémathèque d’Henri Langlois. Tout son cinéma, derrière une apparente gaité ou légèreté, est hanté par des spectres, ces figures fantomatiques qui habitent Mélo, L’Amour à mort, Cœurs et la plupart de ses films. Resnais parlait sans peur de la mort, il la côtoyait, elle ne l’effrayait pas, car il savait par expérience que le cinéma filme toujours peu ou prou « la mort au travail ».