Archive pour le 09.2013

Bertolucci, une leçon de cinéma

dimanche 15 septembre 2013

Bernardo Bertolucci était notre invité à la Cinémathèque française, samedi 14 septembre, pour une conversation qui suivait la projection du Conformiste. Jean-François Rauger et moi étions chargés d’animer un dialogue qui commença par des questions sur la structure narrative très originale, puissante, du Conformiste, faite de retours en arrière pendant le voyage en voiture du protagoniste principal interprété par Jean-Louis Trintignant. Bernardo Bertolucci évoqua le rôle essentiel de son monteur, Kim Arcalli (crédité sous le nom de Franco Arcalli), qui fut par la suite le scénariste de certains de ses films (Le Dernier tango à Paris, Novecento, La luna). Arcalli lui ouvrit des perspectives au niveau du montage que Bertolucci lui-même n’entrevoyait pas. Il était passionnant d’écouter un cinéaste ayant une telle expérience cinématographique, dire ce qu’il devait à un collaborateur artistique, en termes d’écriture et de construction narrative, donc de mise en scène.

Ce qui frappe en revoyant Le Conformiste (projeté en numérique dans une belle copie restaurée), c’est la structure du Temps, l’élasticité narrative et plastique, mentale, qui fait l’originalité des premiers films de Bertolucci, que l’on retrouvera plus tard dans Le Dernier empereur. L’action et le journal intime s’entremêlent, se chevauchent, dialoguent et se contredisent. Dans le cinéma de Bertolucci, la place du père est essentielle, plusieurs de ses films sont construits autour d’une figure œdipienne confrontée à l’Histoire, qui permet de questionner le fascisme et le rôle des pères. C’est le cas de La Stratégie de l’Araignée, réalisé un an avant Le Conformiste, où le héros arrive dans un village italien pour tenter de comprendre dans quelles conditions son père, héros de la Résistance, fut assassiné. Récit borgésien, qui noue et dénoue une intrigue où s’entremêlent la réalité et le fantasme, la vérité et le mensonge, l’amitié et la trahison. A tel point que le spectateur, à la toute fin du film, est en droit de se demander si tout cela a bien existé réellement.

Bertolucci parla hier de son propre père, Attilio Bertolucci, grand poète et ami de Moravia, d’Elsa Morante et de Pasolini. Grâce aux amis de son père, Bernardo Bertolucci passa « ses universités » aux côtés de figures illustres, romanciers, poètes et cinéastes, dont il devint en quelque sorte le fils élu. Comment expliquer, sinon par une sorte de filiation sauvage, que Bertolucci put entreprendre La commare secca, son premier film d’après un scénario original de Pasolini, dès l’âge de 22 ans. Bertolucci, cinéaste hautement précoce. Prima della rivoluzione fut tourné en 1964 à Parme, la ville dont il est originaire, alors qu’il n’avait que 24 ans. Je me souvins l’avoir vu dans une salle de cinéma à Grenoble, en 1965, et l’impact qu’il eut sur ma « formation » de cinéphile. Parme, Stendhal (né à Grenoble), le marxisme, les premiers émois amoureux…  Bertolucci redit ce qu’il devait à la Nouvelle Vague, à Godard en particulier, dans un désir de cinéma qui ne trouvait pas son inspiration dans le cinéma italien. La différence – elle est cruciale – c’est que les films de Bertolucci, en tout cas les premiers, sont traversés par une interrogation politique absente des films de la Nouvelle Vague. Fabrizio, le héros de Prima della rivoluzione, s’interroge sur le désir de faire ou ne pas faire la Révolution et cette interrogation se double d’un questionnement amoureux (et incestueux), ce qui n’effleure jamais la conscience de Michel Poiccard, le héros d’A bout de souffle. La Nouvelle Vague, la lecture des Cahiers du cinéma, la fréquentation de la Cinémathèque à Chaillot, la programmation par Henri Langlois de Prima della rivoluzione, après le succès du film présenté à la Semaine de la Critique à Cannes cette même année 64, tout cela justifiait, dans un raccourci historique de près d’un demi-siècle, que nous invitions Bernardo Bertolucci à la Cinémathèque d’aujourd’hui, celle de Bercy, pour présenter toute son œuvre. Œuvre moderne et multiple, profondément romanesque et qui n’a pas eu peur de rivaliser avec Hollywood. Une œuvre où le désir et la pulsion se confrontent aux limites sociales, ce dont témoigne son dernier film, Io e Te, qui sort en France (distribué par KMBO) dans quelques jours. J’avoue avoir été très ému, hier après-midi, en accueillant sur scène Bernardo Bertolucci, dont on sait qu’il est diminué sur le plan physique. Mais rien la douleur et les difficultés motrices n’altèrent en rien son intelligence vive du cinéma.

La rétrospective des films de Bernardo Bertolucci dure jusqu’au 13 octobre 2013.

Il est possible de retrouver la totalité de la conversation avec Bernardo Bertolucci sur les sites internet : arte.tv et cinematheque.fr

Lien : http://www.arte.tv/sites/fr/olivierpere/2013/09/12/retrospective-bernardo-bertolucci-a-la-cinematheque-francaise/