Archive pour la catégorie 'Cinéma'

En hommage à Pierre Cottrell

vendredi 24 juillet 2015

Pierre Cottrell ou la vie aventureuse d’un cinéphile

En hommage à Pierre Cottrell, dont nous venons d’apprendre la disparition, aujourd’hui, 24 juillet 2015. La Cinémathèque française lui avait rendu hommage en juin 2011, en l’invitant et en programmant des films auxquels Pierre était lié, intimement lié, des films qui parfois, souvent, n’auraient pu voir le jour sans lui, sans sa contribution essentielle et originale. Au-delà de son rôle dans le cinéma, on retient aussi la personnalité excentrique du personnage, secret et passionné, cinéphile et connaisseur. On ne saura jamais tout de lui, tant il était mystérieux, mais on gardera le souvenir d’un être entièrement dévoué au cinéma. 

L’enterrement aura lieu mardi au Cimetière parisien de Bagneux, à 11h30. Ses amis se retrouveront autour d’Edith, Emily, Alessa et Louise, sa famille.  S.T.

Mercredi 22 juin, Pierre Cottrel était tout intimidé lorsqu’il m’a accompagné sur le devant de la salle Henri Langlois pour ouvrir l’hommage que lui rend la Cinémathèque française en programmant plusieurs films qui, à plus d’un titre, lui doivent quelque chose – ce soir-là était projeté Mes petites amoureuses de Jean Eustache. Ses amis étaient très nombreux, et il m’a semblé qu’il y avait pas mal d’émotion à l’entendre dire, de sa voix douce, deux ou trois choses de ce que fut son itinéraire de producteur et de cinéphile depuis le début des années soixante, son admiration pour Rohmer, son amitié tumultueuse avec Eustache, sa complicité avec Roger Corman et Jack Nicholson.

Pierre Cottrell appartient à cette génération de cinéphiles qui, avec Pierre Rissient, Bernard Eisenschitz, Bertrand Tavernier et quelques autres, a grandi dans l’ombre de la Nouvelle Vague. Élève au lycée Henri IV en 1958, il n’a alors que 13 ans, il a pour condisciple Bernard Eisenschitz, et Jean-Louis Bory comme professeur de Lettres. « Nous admirions les textes de Rohmer, alors nous l’avons appelé en 1960. Rohmer recevait déjà en fin d’après-midi. Nous voulions faire du cinéma, Rohmer nous a encouragés. [1]» Rohmer a déjà réalisé plusieurs courts métrages, il est rédacteur en chef des Cahiers du cinéma et n’attend qu’une chose, se lancer dans la réalisation de son premier long métrage. « Le Signe du lion a mis trois ans à sortir et a été un échec cuisant. Pendant la première moitié des années 60, Rohmer, c’était un peu l’enfant déshérité de la Nouvelle Vague », dit Cottrell dans le numéro des Cahiers du cinéma paru en février 2010, juste après la mort du cinéaste.

Avec Barbet Schroeder, Cottrell participe à l’aventure des Films du Losange, créés en 1962 pour produire et commercialiser deux courts métrages réalisés par Rohmer, La Boulangère de Monceau et La Carrière de Suzanne. Ensuite, il y aura l’expérience de Paris vu par… , en 1964, série de courts métrages réalisés en 16mm, à laquelle participent Jean Rouch, Jean Douchet, Godard, Chabrol et Jean-Daniel Pollet. C’est l’époque où chacun est au four et au moulin, passant d’un métier à un autre. Cottrell est deuxième assistant et acteur dans La Carrière de Suzanne, puis seul producteur en 1966 lorsque Rohmer réalise Une étudiante d’aujourd’hui. Il ne figure pas au générique de La Collectionneuse, qui se tourne sans scénario, occupé à Paris à en écrire un pour espérer obtenir l’avance sur recettes : « Tous les soirs, Rohmer avait de longues conversations avec ses acteurs, et je devais me débrouiller pour écrire un scénario avec les mini-cassettes de ces conversations que je recevais en décalé. Mais nous n’avons pas eu l’avance.[2] » Le grand tournant pour Rohmer se fera en 1967 avec Ma nuit chez Maud, coproduit par François Truffaut, Claude Berri, Pierre Braunberger et La Guéville, la société de production de Danièle Delorme et Yves Robert. Barbet Schroeder, qui réalise son premier film, More, confie la production du film à Pierre Cottrell, le film sera un succès, nominé aux Oscars.

L’autre rencontre décisive de Pierre Cottrell, c’est celle avec Jean Eustache. « Eustache était passé sur le tournage de La Boulangère de Monceau. Il admirait beaucoup Rohmer, et Rohmer appréciait Eustache, témoigne Cottrell dans le numéro spécial des Cahiers du cinéma consacré à Rohmer. Quand il était rédacteur en chef des Cahiers, il avait laissé Jeannette {la femme d’Eustache et la secrétaire des Cahiers} piquer dans la caisse pour payer Les Mauvaises fréquentations. [3]» Cottrell et Eustache sont liés d’amitié depuis l’arrivée à Paris du natif de Narbonne. Eustache est un autodidacte lettré, très cinéphile, qui ne pense qu’à une chose, faire des films. « Je crois qu’il avait essayé d’entrer dans le milieu des gangsters de Pigalle et de la place Blanche, en tout cas c’est là qu’il s’était acheté un revolver, m’a raconté un jour Cottrell. Dans le milieu, il se faisait appeler Daniel… »[4] Cette forte amitié se transforme en histoire rocambolesque, à partir du jour où Eustache décide de tuer son ami : « Il a fait sur sa femme, en ma présence, une tentative de meurtre. Il m’en voulait énormément de l’avoir aimée, même si – ou parce qu’il avait délibérément provoqué la situation. Je ne sais pas si elle était déjà secrétaire aux Cahiers du cinéma. Jean avait son revolver, qu’il montrait à Jean Domarchi et à Barbet Schroeder en disant : “ Je vais tuer Cottrell ”. Ce grotesque numéro a duré des mois. Pour éviter cette fin lamentable, il fallait que je me débrouille pour arriver au cinéma au moment où la lumière s’éteignait, et que je parte avant le générique de fin. Jean était déjà, comme il a été toute sa vie, un grand manipulateur. La mise en scène était son quotidien[5]»

Pour se mettre à bonne distance d’Eustache, Cottrell se rend aux Etats-Unis durant l’été 1963, bien décidé à devenir producteur. Il y fait des petits boulots, des connaissances, rencontre des cinéastes qu’il admire comme Otto Preminger et Delmer Daves. De retour à Paris, la brouille avec Eustache est terminée, et ce dernier lui demande de l’aider à produire Les Mauvaises fréquentations. Plus tard, en 1972, Eustache appelle Cottrell pour lui dire : « Je voudrais que tu produises La Maman et la Putain. « À l’époque, j’étais assez impliqué avec le groupe de Easy Rider à Los Angeles. Bob Rafelson venait de me passer 60 000 dollars pour faire le film de mon choix. J’avais cet argent sur un compte. J’ai pu dire oui tout de suite. [6]» Tournage épique où la vie et le drame s’entremêlent, dans une œuvre parmi les plus fortes de toute l’histoire du cinéma français. Sélection au Festival de Cannes, projection houleuse, présence au palmarès avec un Prix spécial du jury (présidé par Ingrid Bergman, qui déteste le film). En 1974, Eustache et Cottrell entreprennent Mes Petites Amoureuses, qui a du mal à se monter financièrement. Ce film magnifique connaît l’échec commercial.

La vie de Pierre Cottrell bifurque, tantôt vers la production (Couleur chair, réalisé par François Weyergans en 1978, L’État des choses de Wim Wenders, ou Le Territoire de Raoul Ruiz, réalisé la même année, 1982), tantôt vers le sous-titrage, les voyages aux Etats-Unis ou en Asie. Souvenir personnel : lors d’un séjour à Los Angeles, il y a fort longtemps, je tombe sur Pierre Cottrell. « Que fais-tu ?Je travaille pour Roger Corman, comme producteur exécutif de St Jack, le film de Peter Bogdanovich qui se tourne à Singapour. – Comment fais-tu pour te déplacer à Los Angeles (sachant que Pierre n’avait pas son permis de conduire) ? – Je prends le bus…» Un paradoxe de plus. Cottrell appartient à ce genre de cinéphiles dont la vie a été, est encore, une succession d’aventures qui les mènent aux quatre coins du monde, là où le cinéma indépendant est susceptible de naître ou de survivre. À Paris, il n’est pas étonnant de le retrouver impliqué dans un film récent de Rohmer comme L’Anglaise et le Duc, où il est crédité comme producteur associé, avec son ami Rissient, Françoise Etchegaray, et Pathé qui finance le film. Fidélité envers un cinéaste admiré depuis toujours. Incalculable aussi, le nombre de films américains où l’on trouve son nom, aux côtés de Bernard Eisenschitz ou de Robert Louit, comme responsable des sous-titres. Pierre Cottrell incarne cette cinéphilie touche-à-tout, tantôt glorieuse, tantôt invisible, toujours « cultuelle ». Espérons que l’hommage que lui consacre la Cinémathèque française fera mieux connaître son itinéraire, l’un des plus étranges et des plus passionnants qui ait jalonné le cinéma depuis les années soixante.

 

 

[1] Cahiers du cinéma, N°653, Rohmer For Ever.

[2] Idem.

[3] Idem.

[4] Cahiers du cinéma, Spécial Jean Eustache, « Il faut que tout s’Eustache, Quelques souvenirs de Pierre Cottrell », par Serge Toubiana.

[5] Idem.

[6] Idem.

Une décision sereine

samedi 4 juillet 2015

La semaine dernière avait lieu la présentation de Saison 2015-2016 de la Cinémathèque française, suivie de l’avant-première d’Amnesia, le nouveau film de Barbet Schroeder. Il y avait du monde, il faisait beau et la terrasse des « 400 Coups » était pleine, joyeuse. Barbet Schroeder était fier et ému de présenter son film dans notre maison, se présentant comme un enfant d’Henri Langlois.

La Saison 2015-2016 sera séduisante, attractive, l’une de nos plus belles depuis 2005, l’année de l’installation de la Cinémathèque française rue de Bercy dans le bâtiment de Frank Gehry. Les visiteurs découvriront deux expositions, l’une consacrée à Martin Scorsese (14 octobre 2015 au 14 février 2016), la seconde à Gus Van Sant (au Printemps 2016), qui montrera photos, collages, tableaux et bien sur les films d’un cinéaste contemporain parmi les plus novateurs. Côté programmations, des cycles variés alternant diverses périodes de l’histoire du cinéma, genres, auteurs ou acteurs : Sam Peckimpah, dès la rentrée de septembre, Mathieu Amalric, acteur et réalisateur, qui conviera de nombreux invités pour évoquer avec lui son travail, son incroyable gestuelle, sa mobilité « alternative » entre les films de Desplechin et ceux des frères Larrieu, sans oublier son expérience avec Spielberg ou Cronenberg ; rétrospective consacrée à Philippe Faucon, dont on verra en avant-première Fatima, qui sort au mois d’octobre, et une rétrospective consacrée à Miklós Jancsó, dont l’œuvre, à la fois politique et formelle est à redécouvrir. Plus tard, des rétrospectives consacrées à Raoul Ruiz, John Huston, Gérard Depardieu, Im Kwon-taek… L’art de conjuguer le cinéma sur tous les tons.

Cette présentation de Saison aura été ma dernière. J’ai en effet décidé de mettre un terme, le 31 décembre 2015, à mes fonctions de directeur général de la Cinémathèque française. C’est le fruit d’une longue réflexion, sereine, et prenant en considération plusieurs éléments. D’abord celui d’avoir accompli beaucoup de choses, grâce à la confiance de Costa-Gavras, président de la Cinémathèque, celle du conseil d’administration, et celle de la tutelle publique : le ministère de la Culture et le CNC. Grâce surtout au travail collectif intense mené avec les équipes de la Cinémathèque. Tant d’énergie et d’imagination pour mener à bien tous nos projets, dans des domaines très variés : l’enrichissement des collections, leur valorisation au travers d’expositions, de catalogues, de programmations, d’activités culturelles et éducatives, de restaurations de films, de partenariat avec d’autres institutions, en France et dans le monde. Il reste beaucoup à faire, mais je suis convaincu qu’un autre, homme ou femme, pourra à ma place poursuivre cette aventure, mieux que je ne saurais désormais le faire moi-même.

Il entre dans ma décision le désir de passer à autre chose. Cela se résume pour moi à écrire sur le cinéma. J’en ressens le besoin, le temps passe. J’aurai ainsi passé près de treize années à la tête de la Cinémathèque française. Presque un record ! Je ne me compare évidemment pas à Henri Langlois qui, à une autre époque, tint les rênes de l’institution durant quatre décennies. Il a fallu ce temps pour réorienter la Cinémathèque française, insuffler une dynamique, en moderniser le fonctionnement, réussir l’implantation en 2005 dans son nouveau siège rue de Bercy, élargir son public, donner du sens et de la cohérence à l’ensemble de ses missions. Et faire en sorte qu’elle rayonne en France comme dans le monde entier. Surtout, ne renoncer à rien en termes d’exigence cinéphilique : combien de visiteurs étrangers nous disent à quel point ils admirent cette institution, se collections, ses programmations et ses expositions, ses activités en direction du jeune public ! Impressionnant pour une institution qui fêtera ses 80 ans en 2016.

Voilà, j’ai le sentiment du « devoir accompli ». Bien que cela n’ait jamais relevé du devoir, mais du plaisir, et du sens du partage. Le cinéma, l’amour du cinéma, est une passion qui se partage et se transmet. La Cinémathèque française est le lieu idéal pour incarner cette valeur. Rien ne me fait plus plaisir que de voir de très nombreux jeunes, enfants et adolescents, ou cinéphiles en herbe, passer les portes en verre de la Cinémathèque pour se rendre dans des ateliers éducatifs, ou découvrir un film de Buster Keaton dans la salle Langlois.

Il me reste six mois pour accompagner notre projet, accueillir des visiteurs prestigieux, en premier lieu Martin Scorsese, qui nous a promis d’être présent en octobre, lors du vernissage de son exposition. Et poursuivre la préparation des prochaines saisons. Je m’y consacrerai avec la même énergie, le même plaisir.

 

 

Jean Gruault

jeudi 11 juin 2015

Madeleine Morgenstern m’a annoncé il y a deux jours, au téléphone, la mort de Jean Gruault. Quelle tristesse ! Émus, nous parlons de lui pendant de longues minutes, et tout de suite remontent les souvenirs joyeux et gais de cet homme plein d’entrain, alerte, irrévérencieux, profondément cultivé, humain.

Jean Gruault communiquait sa joie de vivre, son goût des livres et des films – Griffith, Lubitsch, le cinéma muet, les Chaplin, les films Pathé-Baby de son enfance, et autres trésors du cinéma, qu’il projetait chez lui, en famille ou avec ses amis. Il était encore récemment venu à la Cinémathèque française, au moment de l’exposition consacrée à François Truffaut ; j’étais censé animer une discussion sur son travail de scénariste avec Truffaut, à laquelle nous avions convié Arnaud Desplechin, qui admire sincèrement l’apport de Gruault  à des films comme Jules et Jim, Les Deux Anglaises, L’Enfant sauvage, La Chambre verte ou encore L’Histoire d’Adèle H. Sans oublier Rossellini (Vanina Vanini), Rivette (Paris nous appartient et La Religieuse), Godard (Les Carabiniers) et bien sûr Alain Resnais (plusieurs films, je pense au bouleversant L’amour à mort et à Mon Oncle d’Amérique). Pendant plus d’une heure, ni Arnaud Desplechin ni moi ne pouvons en placer une, dire un mot ou une phrase, poser une question, devant l’éloquence de notre cher Jean Gruault. Il ne se lassait pas de raconter des anecdotes, de prendre son temps, des chemins de traverse, pour, en fin de compte, revenir à l’essentiel : son amitié avec Truffaut, sa complicité avec le cinéaste qu’il avait connu tout jeune, au début des années 50. Jean vient de mourir à l’âge de 90 ans. Il avait du mal à marcher, le corps souffrait, mais l’esprit, la jeunesse d’esprit était intact. Nous l’aimions, nous l’aimions tendrement. Et nous l’admirions pour ses incroyables qualités d’homme.

La crémation aura lieu vendredi 12 juin au cimetière du Père-Lachaise, à 14h30.

A lire de Jean Gruault, Ce que dit l’autre, Julliard (1992). La dernière phrase de ce merveilleux livre autobiographique est à méditer : « Ce n’est pas nous qui mourons, c’est un autre. »

Un lien vers le site internet de La Cinémathèque française, pour découvrir un long et passionnant entretien réalisé avec Jean Gruault en novembre 2013, au moment de la préparation de l’exposition consacrée à François Truffaut :

http://www.cinematheque.fr/fr/hommages/disparition-jean-gruault.html

 

En relisant les textes critiques de Pascal Kané

dimanche 19 avril 2015

Grand plaisir, doublé d’une réelle émotion, de me plonger dans l’ouvrage que Pascal Kané vient de faire paraître chez Yellow Now, dans la collection « Morceaux choisis » dirigée par Dominique Païni. Son titre : Savoir dire pour vouloir faire. Plaisir d’y retrouver, dans chacun des textes choisis, la plupart écrits tout au long de deux ou trois décennies, une pensée libre du cinéma, si justement critique et intègre, personnelle, des films, des auteurs, et surtout de ce qu’est la place et le rôle d’un critique, sur ce qui justifie et légitime le fait d’avoir un « point de vue ».

Pour Pascal Kané, comme pour d’autres de sa génération, comme cela fut le cas pour moi, à peine plus jeune de quelques années, la grande affaire fut d’écrire vers la fin des années soixante et le début des années soixante-dix aux Cahiers du cinéma. Cette aventure fut collective, fortement marquée par un esprit de groupe, d’aucun dirait une chapelle. Mais, ce qui est frappant à lire les textes de Pascal Kané, c’est que tout en assumant, aujourd’hui encore, d’en avoir été et d’y avoir puisé une énergie, d’y avoir éprouvé aussi le sens de l’amitié, il en ressort très fortement une écriture et une pensée irréductiblement personnelles, subjectives et libres, une approche singulière des œuvres et des auteurs qu’il croisa durant son parcours critique. C’est le plus bel éloge que l’on puisse lui faire, qui est que malgré la pression des idées, le surmoi idéologique ou théorique qui prévalait alors, Kané, par tempérament ou par goût individuel, se risquait à penser les films et les concepts avec une liberté que nous n’avions pas, ou que beaucoup avait perdue alors. Cela justifie amplement l’édition en flash-back de ces écrits, comme un effet retour ou un boomerang de la mémoire.

Pascal Kané justifie le choix du titre de son recueil en évoquant une discussion avec Serge Daney, alors que tous deux revenaient en train d’Aix-en-Provence. Ce devait être peu de temps avant la mort de Daney, survenue en juin 1992. Leur conversation portait, mais j’imagine qu’elle porta sur bien d’autres choses aussi, sur le questionnement du savoir-faire et du savoir dire, autrement dit sur ce qui peut faire lien entre une activité critique, qui consiste à analyser les films et d’y porter un regard aigu de spectateur, et sur l’activité d’en faire, de les fabriquer.

Cette problématique avait très tôt intéressé Pascal Kané, déjà vers le milieu des années soixante-dix, à une époque où les Cahiers du cinéma n’avaient pas encore achevé de purger leur période idéologico théorique. En témoigne le film qu’il réalisa dès 1977, Dora ou la lanterne magique, dont le sujet même était l’hypnose, motif qui passionne l’auteur (voir son très beau texte dans le livre sur les Mabuse de Fritz Lang). A propos de Serge Daney, Kané republie un beau texte qu’il m’avait adressé alors que j’étais en charge de la revue, et qui fut publié dans le numéro spécial des Cahiers à la mort de Serge Daney. C’est un texte sur l’amitié, sur l’idée des « commencements », et sur ce que l’amitié librement consentie entre des êtres impose en retour à chacun de ne jamais s’en dédouaner.

L’organisation de l’ouvrage, découpé en chapitres, révèle une pertinence critique évidente, avec une partie consacrée aux « classiques » : Lang, Hitchcock, Cukor, Renoir ; des « dialogues avec les pairs » : Daney bien sûr, mais aussi Skorecki et Truffaut ; un ensemble très varié de textes sur des films marquants de la période allant de 1970 à 1980 : Truffaut (La Femme d’à côté), Buñuel (Tristana), Billy Wilder (La Vie privée de Sherlock Holmes), Polanski, un cinéaste très défendu par Pascal Kané (ici, Rosemary’s Baby et Chinatown) ; un ensemble très excitant de textes regroupés dans un chapitre intitulé « Après Brecht, avant Shoah/ Cinéma et Histoire », qui traduit une pensée constante de la problématique de la représentation de l’Histoire, de Rossellini à Renoir, en passant par Pasolini, Allio, Sautet, Louis Malle ou Jacques Doillon ; un chapitre dédié au cinéma italien, avec des textes sur des films des frères Taviani, Comencini, Scola, Bellocchio ou encore Elio Petri. Pascal Kané s’intéressa aussi à ces auteurs des « nouveaux cinémas (Miklós Jancsó, Commoli et Téchiné), ou du Nouvel Hollywood (Brian De Palma). L’ouvrage se termine par les propos tenus lors d’une conférence donnée à la Cinémathèque en 1995, sous le titre : « A quoi sert la critique ? » Elle résume parfaitement l’esprit de Pascal Kané, son souci de réhabiliter l’inspiration et de voyager à l’intérieur du cinéma en emportant pour bagages quelques questionnements essentiels concernant la mise en scène, le sujet, l’inspiration critique.

Relisant en partie ces textes aujourd’hui, c’est non seulement faire le chemin à rebrousse-poil d’une expérience en partie partagée, et d’y retrouver ce qu’il y avait de profondément singulier dans cette pensée du cinéma. C’est aussi, non sans une légère nostalgie, le plaisir d’y trouver une réelle exigence critique, qui ne surplombe jamais les films et les œuvres, mais au contraire y puise une intelligence vivre, une certaine manière de vivre le cinéma. Rien que pour cela, Savoir dire pour vouloir faire est à mettre dans toutes les mains. C’est une bonne lecture, aujourd’hui, pour quiconque aime le cinéma, ou souhaite en faire.

Savoir Dire pour vouloir faire, Pascal Kané. Yellow Now/Morceaux choisis, préface de Dominique Païni. 17 euros.

En taxi avec Jafar Panahi

jeudi 2 avril 2015

taxi

Taxi Téhéran, le nouveau film de Jafar Panahi, Ours d’Or au dernier Festival de Berlin, et Prix Fipresci, relève à l’évidence du miracle. Toujours condamné dans son pays, l’Iran, à ne plus faire de films ni à accorder le moindre entretien à la presse, réduit au silence mais refusant son statut de paria et de cinéaste censuré, Jafar Panahi a réalisé un film d’une audace folle. Il faut bien évidemment saluer son courage. Mais surtout, son talent de cinéaste. Son humour. Sa générosité. Et l’humanité profonde qui se dégage de Taxi Téhéran.

Refusant de demeurer cantonné chez lui, dans l’appartement où il avait réalisé, il y a trois ans, Ceci n’est pas un film, en collaboration avec Mojtaba Mirtahmasb, Jafar Panahi, cette fois, est sorti dans les rues de Téhéran au volant de sa voiture, transformée pour l’occasion en taxi. Le cinéaste censuré est ainsi devenu chauffeur de taxi, transportant au hasard, même si ce hasard semble parfaitement « mis en scène », divers clients pour les besoins de son nouveau film. Doté d’une caméra, l’habitacle se transforme en dispositif cinématographique imparable, espace doté d’un double regard, vers le dehors et vers le dedans. Le spectateur perçoit la vie des rues de Téhéran à travers les vitres et le pare-brise, une vie pleine de surprises et de simulacres, qui pénètre dans le cadre avec une force incroyable. De la contrainte qui lui est imposée, il est beau et stimulant de voir de quelle manière Jafar Panahi conquiert une totale liberté de cinéaste et de narrateur.

Divers personnages montent dans son taxi (acteurs ou amis, il importe peu de le savoir) et nourrissent le récit, devenant le temps d’une scène plus ou moins longue des compagnons de route ou de voyage. Chacun apporte au film une fraîcheur sans cesse renouvelée. Tel ce vendeur de vidéos pirates, cocasse et sympathique, qui propose à Jafar Panahi d’être son associé. On devine que l’homme en question a sans doute fourni au cinéaste nombre de films étrangers piratés, lui permettant ainsi de demeurer en contact avec le cinéma international. Mais, dit-il, ces films piratés sont par ailleurs interdits de distribution en Iran, ce qui fait que le mal est moindre. Deux femmes, très pittoresques, des voisines de Jafar Panahi, montent à l’arrière de la voiture, l’une portant un bocal rempli d’eau avec deux poissons rouges. Elles racontent qu’elles doivent d’urgence se rendre, avant midi : elles insistent !, dans un lieu éloigné de la ville pour y tenir une cérémonie bizarre, une sorte de rituel qui les mobilise toute les deux, non sans cocasserie. Surtout, lorsque le bocal, du fait d’un coup de frein trop brusque, se renverse dans la voiture, obligeant à la hâte Jafar Panahi à sauver les deux poissons.

La nièce de Jafar Panahi, jeune écolière qui n’a vraiment pas la langue dans sa poche, attend son oncle à la sortie de l’école. Elle monte à l’avant et se met à filmer son oncle, pour les besoins d’un film que lui demande son école. Étonnante comédienne, la jeune fille récite alors les interdits en vigueur en Iran en matière de cinéma, parfait résumé de tout ce que Jafar Panahi, sur le moment même, s’emploie à déjouer. Cette longue scène, hilarante, est d’une incroyable subtilité. Puis c’est une belle femme, portant un bouquet d’œillets rouges, qui s’installe à l’avant du véhicule, tandis que la nièce s’assied derrière. Au cours du dialogue avec Jafar Panahi, on apprend qu’il s’agit de Nasrin Sotoudeh, l’avocate du cinéaste, elle aussi interdite d’exercer son métier. On se souvient que Nasrin Sotoudeh avait reçu, en même temps que Jafar Panahi, le Prix Sakharov, en octobre 2012, et que tous deux n’avaient pas été autorisés à se rendre au Parlement européen de Strasbourg pour recevoir leur trophée.

Taxi Téhéran est un film stimulant sur le plan cinématographique, toutes les idées de mise en scène sont incroyables d’efficacité narrative, créant des effets de mise en abyme vertigineux (je ne raconte pas la toute fin, qui est absolument géniale). C’est, en même temps, un autoportrait du cinéaste (dont le visage paraît généreux et d’une bonté pleine de finesse), et un autoportrait de Téhéran à un moment donné de son histoire. Le spectateur voyage à l’intérieur du véhicule, faisant connaissance avec des personnages vivants, passionnants, et saisis sur le vif. Il est embarqué dans ce film, qui fait souvent rire, sourire, et réfléchir. Les Américains ont un terme pour résumer ce qu’est une histoire ou un scénario : ils emploient le mot « véhicule ». Qu’est-ce que ça véhicule = qu’est-ce ça raconte ? Jafar Panahi, en chauffeur de taxi, raconte tout simplement ce qu’est la vie. Il le fait sur un mode picaresque, sérieux et pas sérieux, tragi-comique.

L’avant-première du film, lundi dernier, à la Cinémathèque française, devant une salle pleine et conquise, fut magnifique. Le message enthousiaste est passé, j’en suis convaincu, jusqu’à Téhéran, et il a sans doute ému Jafar Panahi. Son film sort le 15 avril, distribué par mémento films. C’est, au sens le plus exact du terme, un film à ne pas rater.

Hommage à notre ami Manoel de Oliveira

jeudi 2 avril 2015

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Il ne faudrait vraiment pas que l’on se contente de garder en mémoire, à propos de Manœl de Oliveira, qu’il fut le cinéaste en activité le plus âgé de toute l’histoire du cinéma mondial. Ce serait faire un sort injuste à sa mémoire. Car il fut bien plus que cela, un très grand cinéaste, né en 1908 à Porto, sa ville, qu’il a filmée et qu’il aimait, auteur d’une soixantaine de films, courts ou longs, voire très longs – son adaptation du Soulier de satin, d’après Claudel, œuvre magnifique, autant lyrique que plastique, durait 6 heures cinquante.

Manœl de Oliveira, qui vient de nous quitter à l’âge de 106 ans, était, de tous les cinéastes en activité, le seul qui avait connu le temps du muet. Douro, faina fluvial, son premier film, un documentaire lyrique sur Porto, date de 1929. Cette trace du muet, ce souvenir intime de l’époque où le cinéma n’était qu’images, est demeuré vivace et traverse son œuvre, aiguisant son regard, accentuant son acuité formelle et narrative. Manœl de Oliveira était un infatigable conteur d’histoires, qui croyait ferme au cinéma des temps primitifs, à ce temps où la croyance du spectateur se fondait sur un regard candide, seul à même de pouvoir entrer dans l’écran, comprendre les personnages, vivre leurs sentiments, pénétrer dans la profondeur de leur âme. Lorsqu’il parlait de ses films, ou de ceux des cinéastes qu’il admirait, il y avait chez Manœl de Oliveira, cette même candeur, ce goût dans la croyance des sentiments profonds et exacerbés, quelque chose de l’enfance qu’il exprimait, tel un homme sage et malicieux.

Il était un grand ami de la Cinémathèque française, ayant connu Henri Langlois, qui fut le premier à reconnaître son talent et à montrer ses films. L’an dernier, à l’occasion du centenaire du fondateur de la Cinémathèque, Manœl de Oliveira nous avait adressé un message émouvant et clairvoyant, rendant hommage à ce montreur d’ombres qu’était Langlois. Nous avions accueilli Manœl de Oliveira à plusieurs reprises à la Cinémathèque, en 2008 pour un formidable dialogue avec Antonio Tabucchi, puis en février 2011 pour l’avant-première de L’Etrange affaire Angelica, et organisé la rétrospective de son œuvre en 2012.

La même année, nous avions découvert Gebo et l’ombre, un de ses derniers films, œuvre qui trouvait son inspiration dans les origines mêmes du cinéma et où l’éclairage des personnages et des décors semblait provenir de lanternes magiques, d’un théâtre optique ou de machines à rêves. Image vacillante et tremblante d’un art balbutiant, qui ne sait pas encore qu’il va devenir l’Art du XXe siècle. Manœl de Oliveira était un paradoxe vivant, à la fois cinéaste des origines, des émotions premières, et cinéaste cultivé, raffiné, inspiré par la grande littérature (Claudel, Flaubert, Dostoïevski, Madame de La Fayette, Agustina Bessa-Luis…), auteur de grands films romanesques, comme Le Passé et le Présent (1972) Amour de perdition (1979), Francisca (1981), Non, ou la vaine gloire de commander (1990), La Divine comédie(1991), Val Abraham (1993), La Lettre, son adaptation de La Princesse de Clèves en 1999. Sans oublier le génial Je rentre à la maison, avec Michel Piccoli, ou Belle toujours, avec Bulle Ogier et Michel Piccoli, suite imaginaire de Belle de Jour de Luis Buñuel.

En France, nous avions découvert ses films vers le milieu des années 70 par l’intermédiaire de Paolo Branco, alors exploitant d’une salle de cinéma à Paris, du côté de République. Ensuite, Paolo Branco devint le producteur attitré de Manœl de Oliveira, l’accompagnant durant deux décennies dans son parcours de cinéaste.

Hommage à Lia van Leer, une pionnière

samedi 14 mars 2015

Nous avons appris avec beaucoup de tristesse la disparition à Jérusalem de Lia van Leer, à l’âge de 90 ans, éminente personnalité du monde du cinéma, pionnière dans son pays, Israël, en matière de culture et de patrimoine cinématographique.

Née en 1924 en Roumanie, Lia van Leer s’était installée dès l’âge de seize ans en Palestine, en 1940, fuyant la guerre et l’antisémitisme qui sévissaient en Europe. Avec Wim van Leer qu’elle épousa en 1953, elle fonda en 1955 le ciné-club de Haïfa, base de la future cinémathèque de la ville située géographiquement dans le nord d’Israël. Animé par une commune passion du cinéma, le couple sauva un nombre très important de films, constituant ainsi une collection privée qui servira à jeter les bases de la future Cinémathèque de Jérusalem. En 1960, Lia et Wim van Leer avaient produit Description d’un combat de Chris Marker, documentaire sur un pays en pleine adolescence, Israël, crée à peine douze années auparavant.

Créée en 1960, la Cinémathèque de Jérusalem s’installa en 1981 dans un bâtiment construit aux pieds des murs de la vieille ville, avec le soutien de George Ostrovsky, ami et mécène privé, et du maire de la ville Teddy Kollek. Ouverte à tous les publics, la Cinémathèque de Jérusalem a été et continue d’être un point de ralliement des cinéphiles du monde entier. Lia van Leer s’est évertuée à en faire un espace de dialogue et d’échange entre Israéliens et Palestiniens, un lieu animé par un esprit d’ouverture aux cinémas du monde entier.

Lia van Leer fonda et dirigea le Festival International du Film de Jérusalem, qui se déroule depuis trente ans chaque année en juillet dans la ville. Concernée par la mémoire et le patrimoine cinématographique, elle était également curieuse et découvreuse de nouveaux talents, accompagnant le nouveau cinéma israélien et les jeunes cinéastes venus du monde entier. C’était une femme estimée et reconnue pour son talent, son courage, sa ténacité, son engagement pour la Paix, parlant plusieurs langues et présente tous les ans à Cannes, Berlin et dans les festivals de cinéma du monde entier.

Le 1er novembre 2013, Lia van Leer avait été décorée des insignes d’Officier de la Légion d’Honneur par l’ambassadeur de France en Israël, M. Patrick Maisonnave. De très nombreux amis étaient réunis atour de cette infatigable animatrice passionnée de cinéma. Présent à cette cérémonie, j’étais venu présenter à la Cinémathèque de Jérusalem, ainsi qu’à celles de Haïfa et Tel-Aviv, une carte blanche offerte à la Cinémathèque française, composée de « films de francs-tireurs » : Marcel Carné (Quai des brumes), Jean Grémillon (Lumière d’été), Alain Cavalier (Mise à sac), Maurice Pialat (Van Gogh), Jacques Doillon (Le Premier venu), Philippe Garrel (Liberté la nuit), Jean-Daniel Pollet (L’Acrobate) et Mia Hansen-Love (Tout est pardonné).

 

En visitant l’expo Truffaut avec Léaud

vendredi 6 février 2015

L’exposition François Truffaut ayant fermé ses portes le 1er février, que reste-t-il, sinon de beaux souvenirs. Celui par exemple de la venue de Jean-Pierre Léaud lors du vernissage, le 6 octobre 2014. Sa présence lors de la visite de François Hollande, en décembre dernier. Peu après, Jean-Pierre me confia : « Il faut absolument garder des images de cette exposition. » Je lui proposai de le filmer en train de déambuler dans l’exposition. Il accepta d’être filmé et d’évoquer sa rencontre avec François Truffaut, peu de temps avant le tournage des Quatre Cents Coups en 1958. Pur hasard, ce matin-là Guillermo Del Toro, de passage à Paris et grand admirateur de Truffaut, vint lui aussi visiter l’exposition. Cela donne ce petit film d’une douzaine de minutes, réalisé avec la complicité des deux hommes.

En visitant l’expo… Avec Jean-Pierre Léaud (Vimeo)

JE SUIS CHARLIE

vendredi 9 janvier 2015

Ce qui s’est passé mercredi 7 janvier, à 11h30 au siège de Charlie Hebdo est un événement tragique, d’une gravité considérable. Un meurtre, un assassinat prémédité entrainant la mort de douze personnes : Cabu, Wolinski, Charb, Tignous, Honoré, dessinateurs au sein de l’hebdomadaire satirique, Michel Renaud, l’économiste Bernard Maris, la psychanalyste Elsa Cayat, Moustapha Ourrad, correcteur de presse, Frédéric Boissau, agent d’entretien, et deux policiers, Ahmed Berabet et Franck Brinsolaro. Plusieurs blessés graves, parmi lesquels Philippe Lançon, journaliste à Libération.

Charlie Hebdo, c’est tout un symbole. Celui de la liberté d’expression, de la jeunesse, de la dérision, de l’humour, sur tout, y compris sur des sujets « sensibles », celui du talent de ses dessinateurs, autant de personnalités qui, depuis des décennies, ont parfois, souvent, influencé nos sensibilités, nos idées ou notre vision du monde.

Aussi ce drame nous touche-t-il, tous et chacun pris individuellement, au plus profond de nous-mêmes, car il concerne la liberté d’expression, le droit de penser librement, d’oser rire, d’oser se moquer, d’oser dire ce que l’on pense.

Nous pensons à ces douze personnes tuées dans une sauvagerie immonde, à leurs familles, à leurs amis, à leurs proches, et nous nous sentons émus et solidaires.

Ce drame a suscité et continue de susciter une profonde indignation partout en France et dans le monde entier. Hier soir, place de la République, plusieurs dizaines de milliers de personnes, parmi lesquelles tant et tant de jeunes, se sont rassemblées, allumant des bougies, portant des pancartes – « Je suis Charlie » – manifestant leur solidarité envers Charlie Hebdo. Idem à Toulouse, Lyon, Marseille et ailleurs.

Aujourd’hui nous avions prévu de vous présenter nos vœux pour la nouvelle année. Nous avons décidé de maintenir ce rendez-vous à 12 heures, sur la mezzanine, et nous respecterons tous ensemble, comme partout en France, un deuil national.

La Cinémathèque, l’ensemble de son personnel, le public qui fréquente notre établissement, sont profondément touchés par cet événement. Le Plan Vigipirate mis en place pour assurer la sécurité des personnes, aussi bien le personnel que les visiteurs, sera impérativement respecté, de manière solidaire. Il en est de notre devoir.

Le crime perpétré hier matin aura des conséquences sur nos activités, sur nos mentalités, sur nos esprits. Plus que jamais, nous devons faire preuve de solidarité, faire corps autour de nos projets, de nos valeurs de liberté et de démocratie. Ne pas baisser les bras, ne rien céder, continuer de vivre et de partager notre passion du cinéma.

 

Costa-Gavras, président de la Cinémathèque française, et Serge Toubiana, directeur général

Deux documentaires signés Werner Herzog

dimanche 23 novembre 2014

Werner Herzog était de passage à Paris la semaine dernière, à l’occasion de la sortie de deux documentaires demeurés inédits. Le 17 novembre, il était convié à la Cinémathèque française pour présenter ces deux films, La Soufrière et Gasherbrum, la montagne lumineuse, et participer à une conversation qui suivait leur projection. Ces deux films sont distribués par Potemkine.

 La Soufrière (1977). En attendant l’inévitable catastrophe.

Août 1976, Werner Herzoz se rend à Basse-Terre, en Guadeloupe, au moment où le volcan « la Soufrière » menace d’entrer en éruption. Il l’a appris par la presse, un détail ayant tout particulièrement retenu son attention. Alors que la ville a été désertée par tous ses habitants, un homme a décidé de rester chez lui et de braver le volcan. Werner Herzog est accompagné par deux chefs opérateurs, Jörg Schmidt-Reitwein et Ed Lachman, lequel travaillera par la suite, entre autres, avec Wim Wenders, Sofia Coppola, Larry Clark, Steven Soderbergh, Susan Seidelman.

Arrivé à Basse-Terre, Herzog et ses deux cameramen découvrent une ville entièrement déserte. Tous les habitants ont fui le danger. Grand silence. Des chiens, des chats, quelques animaux affamés errent dans les rues. La ville, tel un décor de cinéma. On a l’impression qu’elle s’offre au cinéma, tel un décor fantôme. Les feux rouges fonctionnent encore, alors qu’il n’y a plus aucune circulation dans Basse-Terre. Werner Herzog saisit, avec son instinct de cinéaste, de quelle manière la réalité documentaire est un véritable appel de fiction.

Très vite, avec ses deux complices, il prend le risque de se rendre au plus près du volcan. Une telle décision ne peut se prendre qu’à la suite d’une discussion. Les deux preneurs d’images acceptent. Cette confrontation du cinéma avec le danger et la mort est l’une des caractéristiques du cinéma de Werner Herzog. Elle fonde sa relation profonde avec les images, elle en est le point d’orgue philosophique – la recherche d’une vérité immanente ou supérieure, profonde, au-delà des images enregistrées -, même si le cinéaste allemand rechigne à toute dissertation philosophique. Sa décision, risquée, repose sur un réflexe pragmatique : j’y suis, j’y vais, je filme.

Les images filmées au plus près du danger sont belles : pierres fumantes, terre rougie par le feu, nature dévastée, bientôt réduite en cendres. Une fois que les trois hommes redescendent du cratère, ils rencontrent un homme allongé, endormi. C’est l’homme que Herzog était venu chercher en Guadeloupe, ce héros solitaire, anonyme, qui ne craint rien. Le hasard veut qu’ils le trouvent endormi, comme s’il était protégé par ses rêves. L’homme répète plusieurs fois que s’il est resté là, chez lui, à attendre la mort, c’est que « Dieu l’a ordonné ! » Ils rencontrent un autre homme, qui lui aussi ne craint pas la mort. On a le sentiment que Herzog rencontre là des frères, des hommes pauvres qui n’ont rien à perdre, ni rien à gagner à braver ainsi la nature lorsqu’elle se montre sauvage, dangereuse. Finalement « la Soufrière » se calme, la catastrophe est évitée, les habitants regagnent la ville. Dans son commentaire, Werner Herzog paraît presque déçu, considérant son film comme « raté », une pure illusion. Que serait-il devenu si le volcan était entré en éruption ?

A propos de Gasherbrum, la montagne lumineuse (1985).

Deux alpinistes, Reinhold Messner et Hans Kammerlander, décident en juin 1984 d’escalader un sommet, puis un autre, à 8000 mètres d’altitude. Un défi face à la nature. Un dialogue avec la mort. Werner Herzog les accompagne, au Pakistan et filme la préparation de cette expédition risquée. Le film est ponctué de conversations entre le cinéaste et les deux hommes. A un moment, Herzog, qui cherche à comprendre la fascination des deux hommes pour la haute montagne, évoque la « pulsion de mort ». Si Reinhold Messner récuse le terme, tout dans son propos nous y ramène. Il n’y a qu’à voir le moment où, après que Herzog l’ait interrogé sur son frère mort lors d’une expédition en haute montagne, Reinhold Messner se met à sangloter, incapable de poursuivre le dialogue. L’expédition commence, suivie par Herzog et son équipe technique. Mais à un moment, les deux alpinistes poursuivent seuls, en direction de cette « zone mortelle » d’où ils ne sont pas certains de revenir. La force du film de Herzog consiste à nous montrer, au moyen de la mise en scène, cette frontière invisible qui sépare le monde des vivants et ce « point de non retour » où vont s’aventurer les deux hommes. Avant de s’en aller vers l’inconnu, Reinhold Messner et Hans Kammerlander laissent leurs consignes, comme s’ils rédigeaient, vivants, leur propre testament : « Si nous ne sommes pas revenus dans deux semaines… » Moins de dix jours plus tard, les deux hommes reviennent, tels des fantômes revenus de la mort.

À la fin de ce beau documentaire, Reinhold Messner, qui a retrouvé le sourire, évoque sa passion de la marche et de la grimpe en utilisant une belle métaphore. Marcher, grimper « c’est écrire des lignes sur le paysage ». Son unique but dans la vie ? « Avancer devant moi, jusqu’au bout du monde. » On sent, de manière quasi physique, mais aussi métaphysique, que Werner Herzog est prêt à le suivre avec sa caméra. Des hommes ordinaires, pris dans des situations extraordinaires. Tel semble être le credo du film. Chez Herzog le documentaire et la fiction s’entremêlent, et la frontière n’est pas toujours visible. C’est ce qui fait le prix de son cinéma.

Ces deux films, La Soufrière et Gasherbrum, la montagne lumineuse, sortiront le 3 décembre sous le titre générique: Les Ascensions de Werner Herzog. Distribution Potemkine Films.

Potemkine et agnès b. éditent un coffret DVD : Volume 1, 1962 – 1974, incluant plusieurs films réalisés par Werner Herzog : Herakles (1968), Signes de vie (1968), Les Nains aussi ont commencé petits (1970), Fata Morgana (1971), Pays du silence et de l’obscurité (1971), Aguirre, la Colère de Dieu (1972), La Grande extase du sculpteur sur bois Steiner (1973) et L’Énigme de Kaspar Hauser (1974). Ce coffret DVD contient de nombreux suppléments, dont un livret écrit par Emmanuel Burdeau.

À lire: Werner Herzoz, Manuel de survie. Entretien avec Hervé Aubron et Emmanuel Burdeau. Éditions capricci.

Werner Herzog, Conquête de l’inutile; traduit de l’allemand par Coralie Courtois, Frédéric-Guillaume Goetz, Louise-Anne Rainbault et Isabelle Voisin. Éditions capricci.