Archive pour le 03.2009

Stella de Sylvie Verheyde

lundi 30 mars 2009

stella1.jpgHier, dimanche matin, projection de Stella, le troisième film de Sylvie Verheyde, à 11 heures. L’heure ayant changé dans la nuit, Sylvie Verheyde est arrivée en retard. La projection commence sans elle. Je revois le film avec un immense plaisir. Stella est un des meilleurs films français récents. D’une incroyable justesse, sur l’enfance et le début de l’adolescence.Stella Vlaminck est le nom de l’héroïne principale. Ses parents tiennent un bistrot populaire. La fille est laissée à elle-même, lycéenne dans un établissement parisien où elle est de fait déclassée, socialement et culturellement. Stella a du mal à suivre, à s’intéresser aux cours des profs ; elle vit sa vie de jeune fille, solitaire. Elle se fait une formidable copine, prénommée Gladys (Mélissa Rodriguez, elle aussi géniale). Rousse, marrante, juive d’origine argentine. Gladys se débrouille mieux à l’école. Plus bûcheuse, elle est déléguée de sa classe. Stella a besoin de sortir d’elle-même, d’appréhender le monde, de faire confiance. En classe, elle n’écoute pas les professeurs, ne fait pas d’effort, s’enferme un univers secret. Entre elle et les autres, il y a comme une vitre. Les notes sont mauvaises. Les parents ne sont pas fiers.Sylvie Verheyde fait parler Stella en voix off, si bien que le spectateur est de plain-pied avec le personnage. L’histoire est filmée à hauteur d’enfant, du point de vue de Stella. Les scènes de classe sont filmées de manière classique, selon les règles scolaires qu’il faut apprendre ou respecter. Les scènes familiales dans le bistrot sont tournées caméra à l’épaule, car ça chahute beaucoup dans le bistrot. Le monde des adultes est fermé, violent, bruyant, alcoolisé. Personne ne fait vraiment attention à la gamine, qui voit tout et comprend tout. Un client,Alain Bernard (Guillaume Depardieu) est attentif à la petite, il est son héros en quelque sorte, son « ange protecteur ». Tout cela est filmé avec justesse et grâce. A vif. Sans aucun pathos. Jamais larmoyant.Parmi les moments les plus émouvants, celui où Stella découvre, seule, le plaisir de la lecture. On la voit entrer timidement dans une librairie. Craintive, se sentant de trop ou comme écrasée par le poids des livres bien rangés, elle cherche et trouve son livre : Cocteau – il m’a semblé qu’il s’agissait des Parents terribles. Plus tard on la voit lire Le marin de Gibraltar de Duras. A partir de ce moment-là, Stella est sauvée. Elle a découvert le plaisir de lire.Sylvie Verheyde a rythmé son film de chansons populaires qui ont marqué l’époque, son époque. Sheila, Gérard Lenorman, Eddy Mitchell, etc. Le film se déroule en 1977, comme en attestent les habits, la DS du père et les chansons. Pourquoi 1977 ? Parce que l’auteur raconte sa propre enfance. Très beau moment, quand les parents de Stella (Benjamin Biolay et Karole Rocher, tous deux excellents) accompagnent la petite chez la grand-mère paternelle dans le Nord. Stella y retrouve Geneviève, une copine dont les parents sont alcooliques, le père au chômage. Le pays est plat, s’éloigne à perte d’horizon : rien à y faire sinon s’amuser sur une décharge, faire du vélo ou se faire draguer par des garçons désoeuvrés. A la fin, Stella réussit à passer en classe supérieure. Elle le mérite, et cela fait plaisir à ses parents qui, après s’être disputés, vont peut-être se réconcilier. Il n’en tient qu’à eux. L’important est que Stella s’est ouvert un horizon. Quelque part, avec sa copine Gladys, une lueur d’espoir, la chance de s’en sortir.Les spectateurs, à la fin de la projection, ont applaudi.Sylvie Verheyde nous a rejoints pour une discussion amicale comme on en fait encore dans les bons ciné-clubs. J’étais heureux et fier de l’accueillir à la Cinémathèque. Des films comme le sien redonnent envie de se battre pour le cinéma. Un cinéma vrai et sincère, sans mièvrerie. Cette jeune réalisatrice en est à son troisième long métrage. Elle n’a fait aucune école de cinéma, s’est retrouvée derrière une caméra par hasard. Plus littéraire que cinéphile, nous a-t-elle dit. Elle a joué un rôle dans le premier court-métrage réalisé en 1989 par Noémie Lvovsky, Dis-moi oui, dis-moi non. Cette première expérience lui a donné des ailes.Sylvie Verheyde décide d’écrire un court-métrage (plébiscité au festival de Clermont-Ferrand), puis un autre (labellisé par Canal Plus), puis s’est mis à son premier long-métrage, Un frère, remarqué à Cannes en 1997. Trois ans plus tard, un deuxième film : Princesse, dont elle garde un souvenir plus que mitigé du fait de la production. Parcours atypique, très personnel, qui fait aussi que Stella ne ressemble à rien dans le cinéma français.Sylvie Verheyde a dit aux spectateurs comment elle avait choisi la petite Léora Barbara qui interprète Stella, dès le deuxième jour de son casting. Un feeling, une relation de confiance, le partage des responsabilités entre une gamine et la réalisatrice. On sent que tout cela s’est fait avec une attention et un talent incroyables. Un spectateur a demandé comme s’était comporté Guillaume Depardieu sur le tournage. Comme un ange gardien, a répondu Sylvie Verheyde. Un rôle secondaire, mais que l’on remarque : un personnage lumineux, éclairé de l’intérieur. Le film s’en ressent. Il a pour lui la lumière et l’enfance. C’est-à-dire l’essentiel.

Tout film gagne à être mexicain

vendredi 20 mars 2009

« Tout film gagne à être mexicain » écrivait Jacques Audiberti. Il ne croyait pas si bien dire. Mercredi dernier, l’écrivain Carlos Fuentes était à la Cinémathèque, accueilli par une salle pleine, pour parler du cinéma mexicain. Avec à ses côtés Alejandro Gonzāles Iňărritu, le représentant le plus emblématique de la jeune génération de cinéastes mexicains. L’après-midi avait commencé par la projection de Babel, son dernier film réalisé en 2006. Iňărritu arrivait de Barcelone où il avait la veille achevé le tournage de son quatrième long-métrage, Biutiful (avec Javier Bardem). Cette discussion, animée par Ignacio Durān Loera, excellent spécialiste du cinéma mexicain, s’inscrivait dans le cadre d’une programmation originale qui nous a été proposée par Carlos Fuentes : « La littérature française dans le cinéma mexicain ». Chacun sait que le Mexique était à l’honneur cette année au Salon du Livre, qui s’est achevé mardi soir. Ce qui explique la présence à Paris de Carlos Fuentes. Mais ce dernier a toujours entretenu un lien de curiosité avec le cinéma, pas seulement le cinéma mexicain. Dans son propos, très vivant, il a maintes fois fait référence à son ami Luis Buňuel, dont la carrière mexicaine fut longue et prolixe. Carlos Fuentes mentionna les films majeurs de cette période mexicaine : Los Olvidados bien sûr, Susana, Subida al cielo ou La mujer si amor, et surtout El (en rappelant que Jacques Lacan projetait à ses élèves ce film qu’il concevait comme une sorte d’examen précis et parfait d’un cas de paranoïa). Luis Buňuel fit l’essentiel de sa carrière au Mexique (une vingtaine de films, la plupart jouant ou flirtant avec le mélo), avant sa période dite française. On aura très bientôt l’occasion de revoir tout Buňuel à la Cinémathèque, l’intégrale est prévue à partir du 10 juin 2009, certains de ses films ressortant en salle.

Carlos Fuentes revint aussi sur la période des années 40 du cinéma mexicain où les adaptations de romans illustres de la littérature française furent très à la mode. Alexandre Dumas (Le Comte de Monte-Cristo), Victor Hugo (Les Misérables), Guy de Maupassant (Boule de suif), Emile Zola (Nana), Balzac, Daudet et d’autres encore. Jusqu’à La Chambre bleue de Georges Simenon (le film date de 2002 : La Habitación azul, réalisé par Walter Doehner – j’en profite pour rappeler que plusieurs cinéastes français caressèrent l’idée d’adapter ce magnifique roman de Simenon, y compris Maurice Pialat). Ces romans furent mis en images par des cinéastes adeptes du mélodrame. Fuentes rappela avec humour que ces romans étaient libres de droits, ce qui rendait plus facile leur adaptation cinématographique. Mais cela n’explique pas tout. Il y avait aussi un véritable engouement pour la littérature française du XIXe, qui apportait comme sur un plateau personnages et intrigues, que scénaristes et cinéastes mexicains prirent plaisir à travailler. J’ai été frappé par l’aisance et la capacité de synthèse de Carlos Fuentes qui, en une vingtaine de minutes, retraça le parcours du cinéma mexicain. Avec aussi humour et légèreté, ce qui n’empêche pas la précision. Il passa ensuite la parole à Alejandro Gonzāles Iňărritu, dont le propos ne fut pas moins précis ni passionnant. Si la jeune génération des Alfonso Cuaron, Guillermo Del Toro, Carlos Raygadas, Iňărritu, fut tentée de s’expatrier, c’est parce que le cinéma mexicain était, et il est encore, aux mains de quelques familles de producteurs et distributeurs qui l’étouffent et empêchent son développement et sa créativité. Le syndrome de l’archaïsme a longtemps pesé sur le cinéma mexicain, empêchant toute envolée. Les choses ont commencé à changer il y a moins d’une dizaine d’années. Prenant le relai du cinéma argentin, dont on sait à quel point il a fait preuve de créativité et d’audace ces dix dernières années (voir la génération des Pablo Trapero, Lucrecia Martel et autres), le cinéma mexicain est aujourd’hui en pleine bourre. C’est par la reconnaissance acquise dans les grands festivals internationaux que le cinéma mexicain a trouvé son salut, et qui fait aussi qu’il est pris en considération par les autorités publiques. Juste un chiffre qui prouve que l’effort est visible. 21 films produits en 2001. 70 en 2007. La part de marché du film mexicain sur son propre territoire demeure faible : 7,5%. Cela s’explique par la domination quasi sans partage des majors américaines. Hollywood n’est pas loin, et son attraction s’exerce ici bien plus qu’ailleurs.

La Cinémathèque a donc eu la bonne idée, soufflée par Carlos Fuentes, de programmer sept films adaptés de romans français. Le soir même, projection du Comte de Monte-Cristo, de Chano Urueta et Roberto Gavaldón, une adaptation littérale, très fidèle, du roman de Dumas.

Cette programmation s’installe jusqu’au 30 mars.Renseignement sur www.cinematheque.fr

André Téchiné ou la tentation romanesque

mardi 17 mars 2009

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Il y avait du monde, beaucoup de monde hier soir à la Cinémathèque, à l’occasion de l’avant-première du film d’André Téchiné, La Fille du RER. En fin de soirée, profitant du temps déjà printanier, Catherine Deneuve était là sur le parvis devant le bâtiment de Frank Gehry, à discuter avec Patrick Modiano, tandis que des spectateurs fumaient une cigarette en discutant du film qu’ils venaient de découvrir. Parmi eux, Mathieu Demy, qui joue dans le film de Téchiné, ou encore Julien Hirsch, le talentueux directeur de la photographie, et Saïd Ben Saïd, le producteur du film. Téchiné lui aussi n’était pas très loin.

Cette avant-première ouvrait en quelque sorte la rétrospective complète des films d’André Téchiné, qui monta timidement sur la scène de la salle Henri Langlois pour dire quelques mots. Cette rétrospective, j’avais très envie que la Cinémathèque française l’organise, car Téchiné est un de nos cinéastes les plus secrets et les plus doués, les plus sensibles surtout. Il existe en effet une sensibilité propre au cinéma d’André Téchiné. Vive. Ecorchée. Profonde. Physique. Comme si le fait de faire des films depuis quarante ans – Paulina s’en va, son premier film, date de 1969 -, comme si le fait de faire du cinéma disais-je, n’avait pas contribué à calmer ou atténuer les douleurs ni à masquer définitivement les failles ou les manques. Bien au contraire. Chacun de ses 19 longs métrages (je les ai comptés) est comme un révélateur, une plaque sensible de sentiments entremêlés et mis à vif. Chaque film, y compris celui que vous allez découvrir ce soir, se tient au bord de la falaise des sentiments, du gouffre des sentiments, pourrait-on dire, prêt à sauter dans le vide. Et de manière générale, chaque film d’André Téchiné ressemble à un saut dans le vide.

J’ignore si André Téchiné vit dans la douleur et je ne connais pas ses manques ou ses failles. Mais je connais bien ses films. Je sais comme vous à quel point ils reposent sur des points très sensibles, de questionnement et d’inquiétude, de violence également, physique et morale, avec des personnages, jeunes et adultes, qui se mettent en jeu et à nu. Il y a dans ses films une part biographique, un trajet ou une trajectoire qui est toujours une mise à l’épreuve. On a souvent parlé à son propos de cinéma romanesque. Il y a là comme une évidence. L’œuvre de Téchiné dessine une incroyable trajectoire romanesque. Elle en repasse nécessairement par l’enfance, les ruptures symboliques, physiques, affectives, qui marquent le passage de l’enfance à l’âge adulte, avec ce qu’on appelle communément l’épreuve de la vie. Quitter la province. Quitter la famille. S’en inventer de nouvelles. « Monter à Paris », comme on dit d’ordinaire. Vivre l’aventure d’une nouvelle vie. Vivre la solitude et les rencontres amoureuses, sexuelles, physiques, les douleurs ou les désenchantements. Le rapport avec la nature, les orages et la foudre. Vivre les grandes espérances aussi, en acceptant les cicatrices. Comme on parle en littérature du « roman d’apprentissage », le cinéma de Téchiné est « un cinéma d’apprentissage ». Il y faut de la générosité, de l’exigence, un sens du don qui ne va jamais sans une part de cruauté.

C’est ce qui fait la force romanesque de ses films.

Tout cela ne serait rien ou ne serait pas grand-chose si André Téchiné ne se mettait lui-même en jeu et en risque. Il raconte des histoires, comme d’autres avant lui : Truffaut, Ophuls, Douglas Sirk, Jacques Demy, Bergman ou Renoir… On pourrait citer bien des cinéastes qui l’ont influencé ou auxquels ses films font parfois écho. La chose importante à dire c’est que chez Téchiné, tout est d’abord affaire de mise en scène. Mettre en scène : écrire avec la caméra, avec la lumière et le rythme, la vitesse. Et surtout, avec les acteurs. Il n’existe pas, dans le cinéma français contemporain, de cinéaste ayant un rapport aussi fort, aussi tendu et nécessaire avec les acteurs qu’André Téchiné. Son cinéma est d’abord pleinement un cinéma d’acteurs.

Depuis ses débuts, il a été bien servi : Bulle Ogier, Marie-France Pisier, Jeanne Moreau, Isabelle Huppert, Isabelle Adjani, Juliette Binoche, Emmanuelle Béart, Danièle Darrieux, Sandrine Bonnaire, Elodie Bouchez, Michèle Moretti, Anne Wiazemsky, Marthe Villalonga, Sabine Haudepin, Lubna Azabal, Hélène Vincent, Emilie Dequenne, Ronit Elkabetz. Je fais exprès de ne citer que les actrices.

deneuve.jpgEt puis il y a Catherine Deneuve. Six films ensemble, depuis Hôtel des Amériques en 1981. Régulièrement, le cinéma scelle leurs retrouvailles. Il y a entre eux un lien. Plus qu’un lien : une alliance. Un pacte. Un pacte de longue durée. Cela restera dans l’histoire du cinéma au même titre que d’autres couples formés par un cinéaste et son actrice. La plus grande de nos actrices a noué une sorte de pacte secret avec un cinéaste. A la vie à la mort. Tantôt solaire, tantôt plus sombre, toujours disponible, courageuse, rayonnante. Telle est Catherine Deneuve dans les films réalisés par André Téchiné.

La Fille du RER (qui sort le 18 mars) est adapté d’un fait divers qui a défrayé la chronique en 2004. Une jeune fille prétendait s’être fait agresser dans le RER D, en camouflant sa pseudo agression en acte antisémite (visage tailladé, croix gammées dessinées sur le ventre). Toute la France s’en était fortement émue. A juste titre. Sauf qu’il s’agissait d’un leurre. Téchiné est parti d’une pièce de théâtre écrite par Jean-Marie Besset (cette pièce, qui s’intitule RER ne sera montée qu’en 2010 au Théâtre de la Tempête). Téchiné a fait appel à Odile Barski pour coécrire le scénario et les dialogues. La trace du fait divers est présente dans le film, on en suit pour ainsi dire la genèse. Mais elle est prise dans une enveloppe plus large, comme si Téchiné voulait donner à cette affaire ou à cette histoire, à cette « fiction », une profondeur et une complexité plus grandes. Un enchevêtrement de motifs, visibles et invisibles, font de Jeanne (Emilie Dequenne) une héroïne malgré elle. La beauté du film tient à ce traitement ultra-rapide de ce qui fait l’univers intime de Jeanne : le roller, la musique dans les oreilles, les trajets en RER, les couleurs vives qu’elle porte, sa rencontre amicale, puis amoureuse avec Franck (Nicolas Duvauchelle). Cette fille traverse le monde sans vraiment le voir ou l’éprouver. C’est d’ailleurs son problème. Elle n’a pas d’histoire, ou du moins son histoire fait peu de poids à côté de la grande, celle qui a fait du peuple juif un peuple martyrisé. Personnage secret, entourée de mystère, Jeanne devient une héroïne par omission, ou par mensonge. Placée au centre du film, elle se situe en retrait, est agie plus qu’elle n’agit. Le film laisse venir à lui, en le construisant par touches successives, cette construction mentale dans laquelle le personnage s’enferme : Jeanne n’écoute plus personne, ni Louise sa mère (Catherine Deneuve), si son copain Franck, qui la protège et la met en danger. Entre eux, il y a une scène magnifique, du genre de celle qu’on n’a jamais vue au cinéma. Jeanne et Franck dialoguent via internet : scène de drague, incroyablement sensuelle et érotique, quand bien même l’échange est virtuel. Au fond, le thème le plus fort du film, central dans l’œuvre de Téchiné, c’est comment sauver la jeunesse. Comment faire en sorte, qu’au-delà des erreurs ou des mensonges, même quand ceux-ci sont graves et porteurs de conséquences, un espoir puisse naître, une trouée vers la liberté soit tout de même envisageable. Téchiné s’y emploie avec beaucoup de délicatesse dans son film.

André Téchiné donnera une « Leçon de cinéma », samedi 21 mars 2009 à 14 h 30 à la Cinémathèque française (salle Henri Langlois).

Joris Ivens, le « Hollandais volant »

dimanche 8 mars 2009

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Lorsque Joris Ivens mourut, le 28 juin 1989, j’avais écrit ceci : « Il sera temps de revoir un jour tous ses films (de les voir comme des cailloux jetés sur le chemin de l’Histoire, pour témoigner) et, comme on dit, d’en “faire le bilan”. Ce qui est sûr, c’est que jusqu’au dernier souffle, cet homme ne renonçait pas au cinéma. » (Cahiers du cinéma, juillet/août 1989).

Il y a quelques mois, j’avais promis à Marceline Loridan Ivens, sa complice et son épouse, que nous organiserions cette rétrospective des films de Joris Ivens (jusqu’au 5 avril à la Cinémathèque française). Nous avons tenu parole. Il est donc temps de revenir sur une œuvre documentaire aussi dense et aussi cruciale que celle de J. Ivens. Cette œuvre cinématographique a couvert une très grande partie du XXe siècle. Et d’une certaine manière, elle a ressemblé au siècle, faite d’engagements successifs, épousant les luttes pour la décolonisation et pour l’indépendance, collant aux grandes idéologies collectives, que ce soit le communisme soviétique, le communisme à la Castro et bien sûr le communisme chinois ou maoïste. Ce n’était pas rien de filmer et d’exercer son regard dans ces périodes de grands troubles et de grandes ruptures. Joris Ivens s’y est frotté, avec passion, parfois avec aveuglement. Mais ses films demeurent comme des témoignages ou des preuves. De ce par quoi et par où sont passées quelques solides croyances du siècle dernier.

Ivens est mort en 1989, il y a tout juste vingt ans. Raison de plus pour lui rendre hommage. L’homme était doux, ressemblait à un vieil indien, beau, les yeux bleus, les cheveux blancs. Il avait acquis une sorte de sagesse. A la fin de sa vie, âgé de quatre vingt dix ans, il s’est assis en Chine, quelque part dans le désert, attendant que le vent souffle. Dans un entretien qu’il nous avait accordé (j’étais avec Frédéric Sabouraud), Ivens disait ceci : « Ces dix dernières années, j’ai beaucoup repensé à mon travail antérieur, à ce à quoi j’ai cru, les utopies, les idéologies très figées ; et le vent, je crois, emporte tout ». Il voulait filmer le vent, le capturer avec sa caméra. Une histoire de vent, coréalisé avec sa complice et compagne Marceline Loridan Ivens, est un de ses plus beaux films. C’est ce même homme, calme et assagi, qui avait vécu ces luttes, ces épopées, ces moments d’engagement (et souvent d’égarement) où il n’était pas toujours évident ni possible de voir juste, de viser juste avec sa caméra. Mais la colère est encore là, prête à bondir, par exemple dans une scène très forte, comique, où on le voit négocier pied à pied avec un responsable de l’administration chinoise, cette bureaucratie intraitable et sourde, idiote, comme il en a existé dans tous les pays communiste, pour avoir juste le droit de filmer librement à l’intérieur d’un musée.

Le parcours est impressionnant, car Ivens a vécu toute sa vie sur le mode de l’aventure. Quittant sa Hollande natale, il a traversé les mers et les océans, vécu dans plein de pays, entendu les nombreuses complaintes qui s’exprimaient dans toutes les langues. La sienne était celle du cinéma. Elle impliquait de témoigner, de s’engager aux côtés des faibles et des opprimés.

Belgique : Borinage, coréalisé avec Henri Storck en 1933.

Indonésie : Indonesia Calling, 1946.

Espagne : Terre d’Espagne, 1937 (commentaire dit par Ernest Hemingway).

Chine : Les 400 millions, 1938 ; Lettres de Chine, 1958.

Cuba : Carnet de voyage, 1961 ; Peuple armé, 1961.

Chili : Le Train de la victoire, 1964.

France : Le Soulèvement de la vie, coréalisé avec Maurice Clavel, 1968.

Mali : Demain à Nanguila, 1960.

Etats-Unis : L’Électrification de la terre, 1939 ; Notre front russe, 1941.

Italie : L’Italie n’est pas un pays pauvre, 1960.

URSS : Komsomol ou le chant des héros, 1932.

Vietnam : Le Ciel, la Terre, 1966 ; Loin du Vietnam, film collectif, 1967 ; puis Le 17è parallèle, 1967.

Laos : Le Peuple et ses fusils, 1970.

Chine encore : la série Comment Yukong déplaça les montagnes, 1971-1975, coréalisée avec Marceline Loridan. J’en oublie sûrement certains.

La dimension politique de ses films est évidente. Mais l’autre dimension, plus formelle, plus poétique, l’est aussi. Études et mouvements, 1928. La Seine a rencontré Paris, 1957 (Palme d’or du court-métrage à Cannes en 1959). Pour le mistral, 1965, etc. Germaine Dulac, à propos de Joris Ivens et de deux de ses films, Le Pont (1928) et La pluie (1929), disait : « Joris Ivens, ordonnateur de toute une orchestration, m’apparaît comme l’un des musiciens visuels de l’avenir ». Il ne faut pas mésestimer l’influence très forte de l’avant-garde, essentiellement soviétique, à travers des cinéastes comme Poudovkine, Eisenstein ou Dovjenko, sur les premières œuvres d’Ivens. Il est aussi passé par là, cela l’a marqué à tout jamais. C’est cette disponibilité au monde qui me paraît la qualité essentielle de Ivens : ce sens du voyage, de l’aventure, avec les risques que cela implique. Joris Ivens fut dessaisi de son passeport au moment de Indonesia Calling en 1946, ce qui lui valut d’être privé de sa nationalité. Son refuge, c’était le monde.

Grâce à l’édition DVD des films de Joris Ivens, réunis dans deux coffrets majestueux (« Joris Ivens, Cinéaste du monde ») que vient de faire paraître Arte Vidéo, on peut découvrir le tout premier film réalisé par Joris Ivens en 1911 : La Flèche ardente. Un western familial hollandais. Joris Ivens n’a que treize ans. Un film de vacances, réalisé en famille. Un jeune indien tente d’intégrer une famille, kidnappe un enfant, se fait rattraper. Burlesque amateur, très joyeux. A la fin chaque membre de la famille vient saluer le spectateur. Joris, le réalisateur, sourit à la vie.

Dimanche 15 mars à 16 heures, nous aurons l’occasion de discuter du cinéma de Joris Ivens, dans le cadre d’une table ronde à la Cinémathèque. Avec Marceline Loridan Ivens, Adrienne Fréjacques (responsable des éditions DVD chez Arte Vidéo), André Stufkens, historien du cinéma, qui dirige la Fondation Européenne Joris Ivens à Nimègue (la ville natale du cinéaste), Claude Brunel, enseignante et cinéaste, et Jean-Pierre Sergent, qui a coréalisé avec Joris Ivens un film tourné au Laos, Le Peuple et ses fusils, en 1970. Je signale en passant que Marceline Loridan vient de faire paraître un beau livre de souvenirs, dont le titre est Ma vie balagan (Robert Laffont). Je vous le recommande chaudement.