Archive pour le 05.2008

Hommage à Sydney Pollack

jeudi 29 mai 2008

Pollack

C’était en septembre 2006 au Festival de Deauville. Bruno Barde m’avait demandé de prononcer un hommage à Sydney Pollack. Je ne le connaissais pas, mais je connaissais sa réputation d’homme séduisant, très aimable, gentleman. On s’est rencontrés juste avant l’hommage officiel. Le contact fut immédiat, chaleureux. J’étais vraiment épaté que Sydney Pollack vienne à Deauville, depuis la Californie, en pilotant lui-même son avion. Trois jours après Deauville, il était à la Cinémathèque pour présenter son dernier film, un documentaire sur son ami Frank Gehry : Sketches of Frank Gehry. 

Nous avons appris son décès, il y a trois jours, en revenant du Festival de Cannes. Sydney Pollack avait soixante-treize ans.

« Cher Sydney Pollack,

Je suis très honoré, après Lionel Chouchan, de dire ces quelques mots d’accueil, simples mais sincères. Avant d’évoquer votre œuvre cinématographique, j’aimerais vous avouer une chose très personnelle : vous avez une tête très sympathique, à tel point qu’on a envie de vous connaître et d’être votre ami. Il y a quelque chose qui émane de vous, une gentillesse. Une bonté. Une générosité d’âme. Si je dis cela, c’est parce que nous vous connaissons aussi comme acteur. Nous vous avons vu sur l’écran dans des films inoubliables, tels que Eyes Wide Shut de Kubrick, Husbands and Wives de Woody Allen, ou dans Tootsie que vous avez réalisé en 1982. Vous ne jouez pas les salauds ou les personnages ambigus ; vous incarnez souvent des personnages à qui l’on se confie, qui ont une expérience de la vie, qui ne sont pas des ennemis mais des partenaires. Vous êtes un homme de dialogue – est-ce que je me trompe ?

Votre vocation première était de devenir acteur. Jeune homme, vous avez débarqué à New York venant de l’Indiana où vous êtes né, pour étudier l’art dramatique. On n’oublie jamais ses rêves de jeunesse. Le fait que vous aimiez jouer dans les films des autres, je pense au film de votre amie Danièle Thompson (Fauteuils d’orchestre), prouve votre générosité, votre disponibilité. Rares sont ceux qui se montrent disponibles pour les films des autres. C’est aussi parce que vous avez voulu être acteur, et que vous l’êtes parfois, que vous avez une telle aisance avec les acteurs. Vous avez dirigé dans vos films les plus grandes stars, hommes et femmes : Robert Redford, Robert Mitchum, Jane Fonda, Meryl Streep, Dustin Hoffman, Nicole Kidman, Sean Penn, Harrison Ford, Gene Hackman, Tom Cruise, Paul Newman, Sally Field, Kristin Scott-Thomas, Jessica Lange, Faye Dunaway, Marthe Keller, Al Pacino, Barbra Streisand. Tous réunis, cela donnerait le plus beau casting du cinéma mondial !

Avant d’aborder le cinéma, vous aviez été réalisateur pour la télévision, au début des années 60. Vous avez pris votre temps. Une fois que vous avez goûté au cinéma, vous avez enchaîné film sur film à un rythme régulier. Ce qui frappe dans votre carrière, c’est cet éclectisme, cette boulimie, ce goût d’entreprendre, et ce goût du risque. Ainsi, vous avez abordé tous les genres cinématographiques, de la comédie au drame, du film de guerre au western, en passant bien sûr par le film romantique et le polar. Il reste le péplum… N’avez-vous pas un projet de film romain dans vos tiroirs ?Je ne peux évidemment citer tous vos films. Sachez que vous êtes considéré en France, respecté comme un grand metteur en scène pour avoir réalisé des films qui restent dans nos mémoires. Je pense en particulier à The Way We Were, On achève bien les chevaux, Jeremiah Johnson, Yakuza, Trois jours du Condor, Bobby Deerfield, Tootsie, et bien sûr à Out of Africa. Il y a quelque chose de sous-jacent dans vos films, c’est la mort, une certaine mélancolie. Comment définir ce sentiment ? Quelque chose qui se situe au-delà des apparences, dans l’ombre ou la pénombre, derrière le caractère factice de la vie.Vous êtes aussi producteur, de vos films et d’autres réalisés par des cinéastes proches. Vous le faites pour être cohérent avec vous-même, pour assurer jusqu’au bout ce plaisir d’entreprendre. Un indépendant. Voilà la raison pour laquelle nous vous respectons.Ce soir, vous venez présenter un film un peu particulier. Un documentaire. Là encore, le plaisir d’aborder un genre à part. Vous avez filmé votre ami Frank Gehry, le grand architecte américain qui a construit quelques monuments contemporains qui nous fascinent et nous émerveillent. Vous filmez Gehry chez lui, dans son atelier, dans son studio de créateur. Vous dites que Gehry vous a choisi parce que vous ne connaissiez rien à l’architecture. Mais vous ne pensez pas qu’il y a un lien très fort entre l’architecture et le cinéma ? Au cinéma comme en architecture, il faut imaginer, rêver, dessiner, faire des maquettes, avant de passer à la réalisation du rêve. C’est le même processus. Je ne suis pas surpris que Gehry ait voulu ce dialogue avec vous, passionnant, amical. Je travaille tous les jours dans un bâtiment construit par Gehry, la Cinémathèque française. Vous viendrez la découvrir lundi soir à Paris. Je peux vous assurer que c’est un grand plaisir d’aller chaque matin à son travail, en sachant qu’on est dans un bâtiment construit par Frank Gehry. Merci, cher Sydney Pollack. »

Dans l’attente du palmarès

dimanche 25 mai 2008

Dimanche, dernier jour du Festival de Cannes. En cette fin de matinée, le jury présidé par Sean Penn délibère quelque part sur les hauteurs de Cannes, dans une belle villa coupée du monde extérieur. Les jurés ont été priés d’emporter avec eux leur tenue de soirée. Car, en fin d’après-midi, ils se rendront directement au Palais des Festivals, sans repasser par leurs hôtels. Ainsi l’exige la tradition cannoise : rien, absolument rien ne doit filtrer des délibérations. On leur a sans doute confisqué leur portable. La veille, c’est-à-dire hier, Gilles Jacob et Thierry Frémaux ont sans doute demandé discrètement à quelques cinéastes, actrices et acteurs, de rester à Cannes ou d’y revenir. Rien de plus qu’un léger indice, qui signifie qu’ils ou elles ont des chances de figurer au palmarès. Mais le mystère reste et doit rester entier. La réputation du festival est en jeu.

J’ai été juré du festival en 1992. À cette époque, il n’y avait ni portable ni internet. Il était donc plus facile de garder le secret. Nous avions délibéré en moins de deux heures, un temps record paraît-il. J’en garde un assez mauvais souvenir. Sur les dix membres du jury présidé par Gérard Depardieu, j’avais été le seul à ne pas voter pour le film de Bille August, Les Meilleures intentions (scénario de Ingmar Bergman). Les neuf autres votèrent comme un seul homme. Ma voix, je l’avais accordée au film de Robert Altman, The Player. Je m’étais senti un peu seul… Je crois que cette Palme d’or de 1992 est celle ayant obtenu le moins de succès dans toute l’histoire du festival… Mais ce n’est pas le bon critère. D’ailleurs, quels sont les critères pour attribuer une « bonne » Palme d’or ? Je n’en sais rien. Personne n’en sait rien. Et depuis cette expérience de juré, la question ne m’intéresse plus. Un jury, c’est aussi fait pour se tromper. Pour passer à côté du ou des grands films. C’est un paradoxe mais c’est vrai. Tout palmarès relève d’un compromis, plus ou moins équilibré. Il n’y a pas de vérité en art. Au cinéma comme ailleurs. Cette idée de compétition a du plomb dans l’aile. Car les films « ne boxent » pas dans la même catégorie. Comment comparer deux films entre eux, deux cinéastes entre eux, quand souvent leur vision ou leurs moyens sont aux antipodes ? Cela plaît encore aux critiques (je n’en suis plus), aux journalistes et aux gazettes. Une étoile, deux étoiles, une palme, un gros nul…

Prenez Clint Eastwood, par exemple. Que lui apporterait une Palme d’or, aujourd’hui ? La consécration ? Mais il l’a déjà conquise, et depuis longtemps. Sa carrière est magnifique, d’autant plus belle qu’il a su maintenir son indépendance artistique à l’intérieur du système des studios hollywoodiens. Il n’est plus tout jeune et ne pense qu’à ses deux prochains films, déjà annoncés, déjà mis en route. Si l’on compte les grands cinéastes qui n’ont jamais obtenu de Palme d’or, on rougirait de honte. C’est la loi. Idem pour les Oscars. Donc, pour ce soir, je ne fais aucun pronostic. On verra bien comment Sean Penn et ses acolytes vont se sortir de ce difficile exercice.

Je ne suis pas certain que Sean Penn ait eu raison de faire sa déclaration, la veille du festival. Cette phrase me fait froid dans le dos : « Il faudra que le réalisateur ou la réalisatrice de la Palme d’or se soit révélé très conscient du monde qui l’entoure. » Cette nouvelle doxa qui veut qu’un film soit nécessairement politique ou qu’il relève d’une bonne idéologie élimine de fait de la compétition les cinéastes dont le souci premier est d’ordre intime et poétique. C’est avec ce raisonnement-là qu’on prime souvent des films qui, dix ou vingt ans après, ne laisseront aucune trace dans nos mémoires. Et puis, je n’aime pas cette manière de mettre le cinéma sous pression.

Prenons Philippe Garrel, un cinéaste qui, pour moi, compte énormément dans l’histoire du cinéma. Présenté jeudi à Cannes en compétition officielle, La Frontière de l’aube a été hué lors de la projection de presse. J’ai vu le film dans la soirée, les choses se sont mieux passées, du moins le public en « pingouins » s’est montré mieux élevé. Ce qui, entre parenthèses, est un comble. Si une bonne partie des journalistes à Cannes n‘est pas en mesure de tolérer, je dis bien de tolérer, un film comme celui-là, c’est à désespérer de la critique. J’aime beaucoup le film de Garrel, simple comme bonjour, magnifique documentaire sur l’amour fou. Et j’aime que Garrel demeure fidèle à lui-même, ne varie pas d’un pouce sur les principes esthétiques qui fondent son cinéma depuis quatre décennies. Ce que beaucoup de ne supportent pas, au point d’en devenir violents et hargneux (lisez ce matin la chronique du Journal du dimanche), c’est que ce film-là soit en compétition officielle, qu’il prétende concourir parmi les autres films. Pour eux, Garrel doit rester en marge, invisible. Pas vous et pas ici ! Comment ose-t-il nous montrer son film, son pauvre petit film fauché, en noir et blanc ? Voici ce qu’écrit la chroniqueuse du JDD : « Amateur de récits introspectifs, Garrel peuple invariablement ses scénarios de personnages paumés, rongés par des sentiments comme l’amour, la rupture, la solitude, la déprime. » L’amour, la solitude, la déprime, ça ne fait pas du bon cinéma, c’est bien connu.

Je relis souvent cette phrase de Truffaut évoquant son expérience de critique de cinéma : « Ai-je été un bon critique ? Je ne sais pas, mais je suis certain d’avoir toujours été du côté des sifflés contre les siffleurs et que mon plaisir commençait souvent où s’arrêtaient celui de mes confrères : aux changements de ton de Renoir, aux excès d’Orson Welles, aux négligences de Pagnol ou Guitry, aux anachronismes de Cocteau, à la nudité de Bresson. Je crois qu’il n’entrait pas de snobisme dans mes goûts et j’approuvais la phrase d’Audiberti : « Le poème le plus obscur s’adresse au monde entier » ; je savais que, commerciaux ou non, tous les films sont commerciables, c’est-à-dire font l’objet d’achat et de vente. Je voyais entre eux des différences de degrés mais pas de nature et je portais la même admiration à Singin’in the Rain de Kelly-Donen et à l’Ordet de Carl Dreyer. »

Relisez ce texte, c’est la préface du livre : Les films de ma vie (Flammarion). Toujours d’actualité. À ce soir, pour découvrir le palmarès du 61è Festival de Cannes.

20h30. À cette heure, vous connaissez sans doute le palmarès du 61è Festival de Cannes. On retiendra la belle image, à la fin de la cérémonie, des adolescents du film de Laurent Cantet (Entre les murs) accompagnant le réalisateur et l’auteur du livre et personnage central, François Bégaudeau, sur la scène du Grand Auditorium. Il y avait de la vie, de la cohue, de l’enthousiasme. Tous ces jeunes côtoyant Robert De Niro, Sean Penn et Faye Dunaway… Comme si le cinéma, par un coup de baguette magique, se réconciliait avec la vie. Bravo à Laurent Cantet, qui a fait un beau discours, sensible et humain, partageant avec tous ses collaborateurs sa Palme d’or, et avouant que l’expérience de ce film fut de bout en bout joyeuse. On est content pour Caroline Benjo et Carole Scotta, les responsables de la société de production et de distribution Haut et Court, qui défendent un cinéma indépendant. Prix spécial à Catherine Deneuve et Clint Eastwood, à l’occasion de ce 61è Festival… Manière élégante de saluer deux grands artistes qui œuvrent au service du cinéma…

You make my day!

mercredi 21 mai 2008

La projection de la version restaurée de Lola Montès, l’autre soir à Cannes (sélection « Cannes Classics »), fut magique. Tous ceux qui connaissent le film de Max Ophuls ont eu comme moi le sentiment de le redécouvrir. Comme une sorte de renaissance. La restauration initiée par la Cinémathèque française est exemplaire à plus d’un titre. D’abord parce qu’elle s’est évertuée à retrouver la version d’origine du film, voulue par son auteur. Lors de sa sortie le 23 décembre 1955, Lola Montès connut des fortunes diverses. La critique dans sa majorité refusa le film avec violence. Tout comme le public. C’est tout juste si l’on ne se moquait pas de Max Ophuls. Le producteur décida alors de faire des coupes, puis de revoir le montage, charcutant le film conçu, rêvé et mis en scène par Ophuls. En son temps, Lola Montès était une entreprise sacrément audacieuse. Ophuls tournait alors son premier film en couleur, selon le procédé Technicolor. Martine Carol était la vedette la plus populaire du cinéma français, juste avant d’être détrônée par Brigitte Bardot. Lola Montès est une sorte de feu d’artifice visuel jouant sur toutes les nuances, les tonalités et les saisons, rouges sang, jaunes ou bleus nuit. Décors, costumes, parades, jeux de cirque, le film traverse toute l’Europe, s’adapte à chaque situation en développant une sorte de féérie sombre. Le sujet l’impose. Lola Montès raconte l’histoire d’une femme à scandale, une courtisane transformée en objet de foire, morceau de choix d’une société du spectacle. Sa bravoure se mesure à une capacité d’accepter son statut de femme maudite, bafouée. Les spectateurs de cirque venaient et payaient pour voir Lola, mise en scène par un monsieur Loyal interprété par Peter Ustinov.

Mais les spectateurs de cinéma, eux, ne sont pas venus nombreux voir le film de Max Ophuls. Jeune critique, Truffaut s’empara de l’affaire. Dans Arts, il remonta les bretelles d’une presse académique et frileuse. Trop tard. Le mal était fait. La version restaurée présentée à Cannes est hautement fidèle au film d’origine. Le travail de restauration entrepris chez Technicolor à Los Angeles a permis de retrouver les sublimes couleurs d’origine.  Somptueuses. La plupart des spectateurs présents dans la salle n’en revenaient pas l’autre soir à Cannes. D’où leur émotion. Certains disaient même que si le film de Max Ophuls aurait pu faire l’ouverture du 61è festival…  C’est dire. Présent, Marcel Ophuls était sans doute le plus ému d’entre nous. Cela se comprend. Jeune homme, il était deuxième assistant de son père en 1955, présent à ses côtés au moment de la sortie désastreuse du film. Je ne crois pas que l’on puisse réparer les grands échecs commerciaux qui touchent les chefs d’œuvre du cinéma. Mais Lola Montès existe, intact dans sa splendeur d’origine. De nouveaux spectateurs vont bientôt pouvoir le découvrir. Nous le montrerons à la Cinémathèque début juillet. Laurence Braunberger, qui détient les droits du film et qui nous a permis de travailler à cette restauration (avec la Fondation Thomson, le Fonds Culturel Franco Américain, grâce au soutien de L’Oréal et de agnès b.) prépare maintenant la ressortie de Lola en salles.

Hier soir avait lieu la projection du nouveau film de Clint Eastwood, L’échange. Eastwood jouit d’un statut exceptionnel en France où on le considère comme un auteur de film, au sens classique du terme. Il n’en a pas toujours été ainsi. La critique a changé d’avis sur ses films vers la fin des années soixante-dix. Jusqu’alors, on le considérait encore comme un acteur faisant des films, et son idéologie était considérée comme douteuse – Eastwood ne cachant pas ses préférences républicaines. Aux Cahiers du cinéma, Olivier Assayas fut le premier à défendre Eastwood. C’était en 1980 : Honkytonk Man. J’ai eu le privilège de rencontrer plusieurs fois ce cinéaste dont j’admire à peu près toute l’œuvre. Mon plus beau souvenir de journaliste date de 2000. Avec mon ami Nicolas Saada, nous fîmes le voyage de San Francisco jusqu’à Carmel (Californie), pour interviewer longuement Clint Eastwood. C’était pour les Cahiers du cinéma – ma dernière contribution à cette revue. L’entretien dura trois ou quatre heures. Passionnant et précis. Eastwood venait de terminer Space Cowboys. Lorsqu’il aborde son travail de cinéaste, Eastwood parle en artisan avec beaucoup de modestie. Il sait ce qu’il doit aux cinéastes de l’âge classique qu’il admire : Hawks, Walsh, Ford, William Wellman. Son sourire d’une douceur extrême ne quitte pas ses lèvres. Difficile de ne pas tomber sous le charme. L’entretien terminé, il nous demanda quel était notre programme. Nous lui répondîmes que nous allions à Los Angeles, poursuivre nos entretiens, cette fois avec ses principaux collaborateurs de Malpaso, sa maison de production. Comment comptez-vous vous y rendre, nous demanda Eastwood. Si vous voulez, je vous emmène en avion… Nicolas et moi, nous fîmes le voyage assis en face de Clint Eastwood, dans l’avion privé de la Warner mis à sa disposition. À Burbank où nous atterrîmes, nous quittâmes Eastwood en lui donnant rendez-vous le lendemain à son bureau. Nous passâmes ainsi trois jours avec Clint Eastwood et ses principaux collaborateurs : Joel Cox son fidèle monteur, Jack N. Green et Tom Stern, ses directeurs de la photographie, Lennie Niehaus son musicien, Henry Bumstead son décorateur. Eastwood est un véritable gentleman. Son élégance est évidente, avec sa manière de se tenir droit mais légèrement courbé, comme pour s’excuser d’être si grand. Il sourit, prend son temps, enchaîne film sur film. Les sujets changent, mais il y a une continuité stylistique et bien sûr thématique. Sa mise en scène est faite d’élégance et de retenue. Regardez sa filmographie d’acteur et de réalisateur : l’œuvre est là, évidente, foisonnante. J’étais ému après la projection d’être convié au dîner offert par Universal, parmi de nombreux journalistes, critiques et cinéphiles venus de tous les horizons. Quelle ne fut ma surprise lorsque l’hôtesse m’annonça que j’étais à la table de Clint Eastwood, de Angelina Jolie et de Brad Pitt… Merci à Pierre Rissient, que je soupçonne d’avoir fait le plan de table. Difficile de ne pas devenir un groupie !

Un détail qui prouve que Clint Eastwood a de la classe, c’était sa présence lors de l’hommage que rendait, avant-hier, le Festival de Cannes à Manoel de Oliveira pour célébrer son centenaire. Cela donnait encore raison à Claude Lanzmann : Oui, le cinéma est (encore) la maison qui abrite aussi bien Clint Eastwood que le vétéran des cinéastes, le malicieux Manoel de Oliveira. Excellent discours de Gilles Jacob, réellement admiratif envers le cinéaste portugais. Réponse de celui-ci très fine, pleine d’humour. Rien de solennel ou d’académique dans cette cérémonie au cours de laquelle toute la salle ressentit passer le souffle de l’histoire du cinéma. Manoel de Oliveira évoqua Chaplin qu’il admira tant. Mais aussi Henri Langlois et la Cinémathèque française. Il esquissa un pas de danse, le cinéma avait l’air de retrouver sa jeunesse.    

Cannes 08.

samedi 17 mai 2008

Si je devais compter le nombre de jours que j’ai passés à Cannes durant toute ma vie, cela dépasserait une année. C’est simple : 10 jours multipliés par le nombre de fois où je suis venu. Mon premier festival date de 1977. Le fait d’être quasi un vétéran ne vous donne heureusement aucun avantage. Juste un peu d’expérience. Ce que je sais de Cannes, je veux dire du festival, c’est qu’on n’en fait jamais vraiment le tour. Beaucoup pensent par exemple que la chose principale consiste à y découvrir des films, que la compétition officielle serait comme le noyau dur de la manifestation. Or c’est de moins en moins vrai. Évidemment, il n’y a pas de festival sans films. Mais ils servent de plus en plus à cacher la forêt. Ils fonctionnent souvent comme leurre. La majorité des festivaliers ne viennent pas pour voir des films mais pour y faire autre chose. S’y montrer, y faire des affaires. Investir, acheter, vendre. Mine de rien, c’est essentiel. Découvrir des films inédits venus du monde entier reste la grande affaire des cinéphiles. Cela crée à Cannes, plus que partout ailleurs, un stress incroyable. Avec les films, on joue sa vie. Comme une véritable passion. Ce stress, je m’y suis habitué, il me plaît, mais j’ai mis du temps à m’y faire. La majorité de la population festivalière est composée de gens pour qui le festival représente avant tout l’opportunité de faire des rencontres et du business. Le paradoxe de Cannes est que ces deux activités ne sont pas incompatibles. Au contraire. Toutes ces populations se croisent et souvent s’ignorent. Elles n’ont pas le même objet, ni le même désir. Ni même le même rythme. Les cinéphiles se lèvent tôt et se couchent à pas d’heure. Les autres profitent de leur chambre d’hôtel le matin. Les Américains investissent les grands hôtels de la Croisette, chambres, terrasses et salons, pour y faire des affaires. Ils sont souvent entre eux. On croise énormément d’Asiatiques, des Japonais, des Coréens ou des Chinois qui viennent coproduire, financer, acheter, investir… La réussite de Cannes par rapport à des festivals concurrents tels que Berlin et Venise, c’est d’avoir réussi cette alchimie entre le business et la compétition artistique. C’est ce qui en fait un lieu unique au monde.

De quoi parle t-on à Cannes en ce début de festival ? Du fait que les Cahiers du cinéma sont en vente. Le Monde qui en est l’actionnaire largement majoritaire, a décidé de vendre un certain nombre de ses « actifs » pour tenter d’éponger de lourdes pertes financières. D’où la décision de céder les Cahiers. À qui ? on ne le sait pas encore. Cela ne me laisse pas indifférent. Il y a dix ans, alors en charge de la revue, j’avais cédé la majorité des parts des Éditions de l’Étoile (la société d’édition des Cahiers du cinéma) au groupe Le Monde, pensant que cela mettrait les Cahiers à l’abri. Cela a été le cas, me semble-t-il, pendant toute cette période. C’était l’époque où Le Monde était en pleine expansion. C’est aujourd’hui l’heure du reflux. Il paraît qu’il y a de nombreux prétendants au rachat. Tant mieux. Les « Amis des Cahiers du cinéma », dont je fais partie, auront leur mot à dire pour garantir la pérennité du titre et une certaine fidélité à son histoire. On en saura bientôt davantage. Mais il est important que cette revue poursuive son aventure avec le cinéma.

On parle aussi beaucoup de la soirée d’ouverture du festival. Du discours de Claude Lanzmann, que j’ai trouvé magnifique. Oser parler de l’Humanité, une et indivisible, et du cinéma, un et indivisible, en faisant le rapprochement entre Jackie Brown et Shoah, me fait applaudir des deux mains. Entre Édouard Baer d’un côté, Sean Penn de l’autre, Claude Lanzmann, avec sa manière de sculpter chacune de ses phrases, avec son élocution et son phrasé, en prenant le temps de se faire entendre, a bousculé les règles tacites du rituel cannois. Pendant quelques minutes, on a presque oublié la logique de la société du spectacle pour entendre autre chose, qui a à voir avec le fondement éthique du cinématographe. C’est aussi ça, le Festival de Cannes. C’est autre chose que de rabaisser le cinéma à un simple discours politique. Le discours de Lanzmann nous rappelait à la dimension cérémonielle du cinéma, mais aussi à sa dimension mémorielle, comme pour « sanctuariser » l’art cinématographique en le mettant au niveau des grands idéaux de l’humanité. Il s’en passe des choses dans le village-monde qu’est depuis toujours le Festival de Cannes.  

Ces hommes splendides.

lundi 12 mai 2008

Quinze hommes splendides. C’est le titre d’un livre très intéressant à lire, qui vient de paraître chez Gallimard. Son auteur : Yvonne Baby. Qui se souvient de Yvonne Baby ? Cette femme, journaliste, puis romancière, a longtemps dirigé les pages « culture » du journal Le Monde. C’était dans les années soixante-dix et quatre-vingt. À cette époque-là, diriger les pages culturelles de ce quotidien voulait dire beaucoup de choses. Cela vous mettait en situation de (pouvoir) dialoguer avec tout ce qui se faisait de passionnant dans les arts : peinture, cinéma, littérature, théâtre, photographie, sans oublier la mode. Je mets cela au passé. Cette posture-là, il me semble, n’existe plus. De nos jours le journalisme culturel n’a plus rien à voir avec celui de cette époque bénie, quand les Godard, Fellini, Bergman, Welles, Truffaut, Bresson, Buñuel, Woody Allen et d’autres faisaient pour ainsi dire l’actualité culturelle. Lorsqu’un film de ces cinéastes sortait en salle, cela faisait événement : les journalistes tâchaient d’en rendre compte, tandis que la critique faisait son travail d’analyse. Le journalisme culturel et la critique allaient ensemble, de pair. L’un n’empêchait pas l’autre, et ne gênait pas l’autre. On ne confondait pas les deux. Jean de Baroncelli était critique de cinéma au Monde, tout comme l’étaient ses confrères Jacques Siclier et Louis Marcorelles. Yvonne Baby, elle, se chargeait des grands entretiens. Elle allait à la rencontre des talents et leur offrait une page entière du quotidien.

Est-ce à dire que les talents n’existeraient plus de nos jours ? Que ce serait aujourd’hui le vide absolu ? Certainement pas. Mais les choses ont énormément évolué. Ce qui a changé c’est le mode de communication : le lien entre les œuvres et nous. Le mode de transmission. Disons pour aller vite que le rôle de « passeurs » exercé par certains journalistes n’est plus ce qu’il était. Les références ne sont plus les mêmes. La place de la culture dans l’information (quotidienne ou hebdomadaire) n’est pas moindre aujourd’hui, bien au contraire. Mais elle est éclatée, diffuse, atomisée. Les repères tendant à disparaître. Il y eut les années Serge Daney à Libération. C’était dans les années quatre-vingt, après qu’il eut décidé de quitter la rédaction en chef des Cahiers du cinéma en 1981. Yvonne Baby exerçait son talent au Monde. Elle publie aujourd’hui une série de quinze rencontres, fortes, exemplaires, passionnantes. Avec ces « quinze hommes splendides », qui dessinent en quelque sorte sa politique des auteurs : Welles, Bergman, Bresson, Terrence Malick, Robert Motherwell, Luis Buñuel, Pierre Boulez, Federico Fellini, Hans Magnus Enzensberger, Peter Handke, Woody Allen, Jean-Luc Godard, François Truffaut, Yves Saint Laurent et Yohji Yamamoto. Chacune de ces rencontres est préfacée par un texte d’aujourd’hui, qui situe la période, les lieux, les contours et les enjeux d’une politique culturelle où la subjectivité trouvait largement sa place.

La photo qui illustre la couverture du livre de Yvonne Baby est très connue des cinéphiles. Une main suspendue tenant une cigarette. Cette main est celle de Godard (photo Georges Pierre). Cette main comme une interrogation ou un signe. Un point de suspension. L’art justement comme ce qui, dans notre société, fait signe, montre ou désigne. L’art comme signe avant-coureur. Signe politique. Signe que le langage évolue. L’artiste comme énigme : tel pourrait être le fil conducteur de ce livre.

Ce qu’il y a de plus émouvant à lire, c’est ce que dit le peintre Robert Motherwell. Humilité, clairvoyance, sens du détail, capacité à absorber les expériences passées, talent pour admirer le travail de ses augustes confrères : Picasso, Matisse, Mirò ou Cézanne. « À New York, on me parle souvent du bleu Motherwell, on me demande comment je l’obtiens. Et je réponds : il ne s’agit pas de technique, il s’agit de penser au bleu, affectueusement. Et aussi au noir. Et à toutes les couleurs. »

Ces mêmes qualités, on les retrouve dans les propos des cinéastes interviewés par Yvonne Baby, ou chez Yves Saint Laurent parlant des couleurs vraies de Marrakech et de leur influence sur son travail de couturier. Dans le chapitre émouvant consacré à Buñuel, Yvonne Baby raconte son voyage à Tolède, où le cinéaste aime retourner et y entraîner ses amis. Voici un extrait de ce que Buñuel lui dit à propos des étudiants (le récit date du 13 août 1965) : «  Il y a un incident qui m’a frappé. Je me trouvais à Madrid devant l’Université centrale, autrefois la mienne, près d’un groupe d’étudiants. Des policiers à cheval sont passés et ont été injuriés. J’ai pensé : “Voilà enfin l’Espagne qui bouge”, puis j’ai regardé les visages des étudiants, j’ai vu qu’ils ne manifestaient pas pour des raisons politiques, mais pour jouer, et j’ai compris qu’ils étaient simplement des garçons de monômes. Ce qui a changé, c’est qu’il y a huit ans, les policiers auraient attaqué les étudiants, alors qu’aujourd’hui, ils ne se sont même pas retournés. C’est ça, la vérité.

Si les étudiants se sont révoltés, je crois que c’est pour obtenir ce minimum de démocratie sans lequel n’importe qui s’asphyxie. Mais ils ne connaissent rien de la révolution, la plupart d’entre eux n’ont pas qu’inquiétudes politiques, et ils sont au fond conservateurs et réactionnaires. La nouvelle génération est coupée de la tradition, et pour progresser, elle devra tout réinventer. »

Le sentiment très fort qui parcourt les pages de ce recueil d’entretiens, c’est que chaque artiste pose sa propre énigme dans son rapport au monde et aux autres arts. Rapport complexe, inquiet, tendu, mais volontaire et généreux. L’art prend son temps, tout son temps. Il a l’éternité devant lui. Et chacun apporte sa contribution à la connaissance et à une meilleure transmission. Le goût de la beauté est partagé. Quel beau souci !

Yvonne Baby, Quinze hommes splendides. Gallimard. 23 €. 

Faire ou ne pas faire son cinéma

dimanche 11 mai 2008

Frédéric Sojcher, qui est belge mais vit et enseigne le cinéma à Paris, m’envoie un message alarmiste, avec ces deux nouvelles provenant de Belgique. Je le cite : « Bart de Wever, député nationaliste flamand, a déclaré hier en pleine crise parlementaire sur l’avenir de la Belgique, que les politiciens francophones faisaient toujours du cinéma. « Et je n’aime pas le cinéma français, il y a trop de blabla ». Dans un autre registre, l’un des principaux distributeurs de films d’auteurs en Belgique, Jan De Clercq, qui est également l’une des rares personnalités du cinéma en Flandre à diffuser des films francophones, déclarait hier au journal Le Soir vouloir arrêter de distribuer des films belges francophones. « Il ne faut pas faire uniquement des films pour Cannes ou Venise », déclare-t-il, « mais également des films pour lesquels le spectateur est prêt à acheter sa place ».

Faut-il pour autant s’inquiéter ? On pourrait retourner l’hypothèse : c’est peut-être parce que les hommes politiques belges ne font pas assez de cinéma, que cette crise parlementaire dure depuis plusieurs mois. Qu’un homme politique ne fasse pas de cinéma, c’est bien la moindre des choses. Mais, avec le temps, on se rend compte que les grands hommes politiques, ceux qui restent et dont l’Histoire retient le nom, font ou ont fait du cinéma. Souvent de manière involontaire. Mais du cinéma quand même. Certains font du bon cinéma, quand d’autres en font du mauvais. Truffaut, au début des années soixante-dix, se passionnait pour le Watergate, au point de passer des après-midi entières devant sa télévision, lorsqu’il était en Amérique. Nixon, président des Etats-Unis, avait beau se débattre comme un bougre, tout était contre lui. Il avait, comment dire, la figure de l’emploi. Mauvais tricheur. Et il l’a payé cher.

Je revoyais l’autre soir des images d’archives des années soixante avec le général De Gaulle. Evidemment qu’il faisait du cinéma ! Ses conférences de presse étaient mises en scène au moindre détail près. Tous assis devant lui, ses ministres sur les côtés, et lui seul face à la foule de journalistes. N’était-ce pas du cinéma ? Sa manière de parler, son éloquence, ses formules, n’était-ce pas une manière d’entrer dans l’Histoire ? Ce qui est troublant avec De Gaulle, c’est qu’il est au pouvoir jusqu’en 1969, alors qu’il ne colle déjà plus avec son temps. Ce décalage mérite d’être analysé. Il est au pouvoir en Mai 68, dans les circonstances que l’on connaît. Lorsque la rue le défie, il quitte l’Élysée sans même dire à Pompidou, son premier ministre, où il va. C’est aussi du cinéma : lui seul connaît le scénario, celui de Baden-Baden, quand toute la classe politique l’ignore. Avec De Gaulle, la politique pouvait prendre parfois la forme d’un happening. Ensuite, il fait son retour, tranquillement, pour reprendre les affaires en mains.

Ce qui frappe avec ces images de Mai 68, les manifestations de rues, les étudiants au Quartier latin, les ouvriers en grève, c’est que la plupart sont en noir et blanc. À peine nées qu’elles sont déjà des archives. Ou du moins, elles en ont le statut et l’apparence. Aucune trace de fiction. Quelque chose de la Nouvelle Vague n’est pas encore passé. Mon hypothèse serait donc la suivante : Mai 68 appartient au cinéma documentaire. Donc au noir et blanc. La télévision est alors balbutiante. Entièrement aux ordres du pouvoir politique. La censure et l’autocensure règnent. Dans le cinéma, il souffle depuis Les 400 Coups et A bout de souffle un air de liberté. Le cinéma de fiction possède plusieurs longueurs d’avance. Imaginez une seconde que Pierrot le Fou date de 1965 : sublime film en couleurs, avec le bleu du ciel, la Méditerranée, le rouge Matisse… Godard est sans doute le cinéaste (on pourrait remplacer le mot cinéaste par un autre : plasticien) qui symbolise le mieux l’avance du cinéma de fiction sur la réalité documentaire de cette France du Général. La Chinoise et Week-end datent de 1967 et anticipent génialement les événements. Sur un mode poétique et plastique. Godard plasticien et anthropologue ? Oui, à coup sûr. Le noir et blanc arrive après la couleur. Paradoxe de l’Histoire. Dans cette équation, De Gaulle a plusieurs métros de retard. C’est cela que nous devrions apprendre dans les écoles. Pour comprendre ces années 60, qu’est-ce qui est plus « parlant » ? Les images en noir et blanc de Mai ? Ou celles en couleur de Godard, Truffaut ou Cavalier ? Baisers volés est tourné en février et mars 68, pendant l’affaire Langlois qui secoue la Cinémathèque française. Il reste quelques images d’archives, en noir et blanc, où l’on voit défiler au Trocadéro tout ce que le cinéma français compte de vedettes venues apporter leur soutien à Langlois. Si l’on s’amusait à coller Baisers volés, le film, à ces images d’archives, on aurait du mal à penser que ces images, les unes en couleur, les autres en noir et blanc, sont synchrones. La Chamade, magnifique film d’Alain Cavalier, avec Deneuve et Piccoli, d’après un roman de Sagan, est tourné en juin 68, à Paris et à St-Tropez. Juste après les grandes manifestations de Mai. À revoir, ce film dit beaucoup de choses sur l’époque, sur cette liberté de Mai, et surtout, cette exigence de souveraineté individuelle. Tout cela pour en arriver où ? À cette idée qu’entre le cinéma et la société, ou entre le cinéma et la réalité, il se joue bien des tours et des détours. Les lignes ne sont jamais droites, et les propos jamais définitifs. Les hommes politiques belges feraient bien de le méditer.

    

 

Spleen de Mai.

mardi 6 mai 2008

Lundi 5 mai, nous étions quelques-uns à peine, mais émus, à nous retrouver au cimetière du Père-Lachaise pour assister aux funérailles de Jacqueline Ferreri. Elle était depuis une quarantaine d’années la femme de Marco Ferreri. Celle qui l’accompagna sur un grand nombre de films comme productrice ou productrice déléguée. Sa partenaire. Marco et Jacqueline Ferreri formaient un couple, un vrai. L’une et l’autre, aussi dissemblables que possible. Elle, canadienne d’origine, ancienne mannequin rencontrée dans un restaurant à Rome près de la Place d’Espagne dans les années 60. Lui, le Milanais transplanté à Madrid dans les années cinquante pour y vendre des appareils optiques, avant d’y réaliser ses premiers films : El Pisito et El Cochecito. Milan, Madrid, Rome, Paris… Je me demande même si leurs caractères n’étaient pas aux antipodes. Elle très active, organisatrice, régissant tout, faisant tourner la baraque. Lui placide, muet, aphasique, mais goguenard, et l’œil bleu toujours en éveil. Et pourtant, très unis. Amants et aimants. Elle veillait sur lui. Elle le protégeait, elle l’autorisait à faire ses films, ses magnifiques provocations, ses bouffonnades, ses régressions poétiques. Jacqueline est morte le 29 avril à Paris, des suites d’une longue maladie comme on dit. Demain, jeudi, ses cendres seront rapportées à Rome par une de ses meilleures amies, Catherine Siné, qui s’est beaucoup occupée d’elle ces derniers mois alors que le cancer faisait sa sale besogne. Ainsi, Jacqueline rejoindra Marco, enterré à Rome en 1997.

Je me souviens avoir vu Marco Ferreri pour la dernière fois chez lui, rue de l’Abbaye. Il sortait à peine de l’hôpital Américain de Neuilly où il avait choppé un sale virus dans la colonne vertébrale. C’était au tout début de mai 1997. Dix jours plus tard, à Cannes, nous apprîmes sa mort – le 9 mai. Je me souviens avoir pleuré. Ferreri est un des cinéastes que j’ai le plus aimé. J’aime ses films, j’y repense tout le temps, ils m’aident à vivre. Ils sont traversés par quelque chose d’essentiel, un état d’esprit, une spiritualité gaie et mélancolique, un souci magnifique de l’Homme dans tous ses états. Je suis triste et en colère que l’œuvre de Marco Ferreri soit à ce point oubliée, passée sous silence, effacée de nos mémoires. En ce moment, on reparle de Mai 68. On en fait des tonnes, on commémore à tour de bras, pour ne rien dire d’essentiel, sinon faire marcher la grande turbine médiatique. S’il y a une œuvre traversée par l’esprit de Mai c’est bien celle de Ferreri. Le côté jubilatoire de Mai. La remise en question des grands dogmes. Le retour en arrière. La recherche d’une nouvelle harmonie. Le questionnement léger et poétique du Monde. La féminisation généralisée des rapports sexuels. Le questionnement du langage. Etc. Etc. Hier, pendant la brève cérémonie, pendant que nous étions assis devant le cercueil de Jacqueline, la musique inoubliable de La Grande bouffe, signée Philippe Sarde, cette ritournelle adorablement mélancolique et enfantine donnait à la scène un caractère légèrement décalé. Nous étions là, tristes et paumés, et cette musique rendait la scène plus légère, presque drôle. Comme un pied de nez du cinéma de Marco Ferreri.