Archive pour le 05.2011

Week-end cinéphile : Herzog, Delerue, Dardenne

lundi 30 mai 2011

Vendredi 27 mai, direction Fontainebleau où se tient la première édition du Festival de l’histoire de l’art, initié par Frédéric Mitterrand, ministre de la Culture. Je viens y présenter le film de Werner Herzog, Cave of Forgotten Dreams (La Grotte des rêves oubliés), qu’il a tourné l’an dernier en 3D dans la grotte Chauvet, située dans l’Ardèche. Le film fait partie d’une programmation stimulante, « Festival Art et Caméra », dont le thème retenu cette année est la folie. Cette programmation est due à Myoung-jin Cho,  cinéphile et cultivée que j’ai plaisir à retrouver, elle qui a souvent collaboré à des programmations de films coréens à la Cinémathèque française.

Werner Herzog = Folie. Le raccourci est un peu court, et ici peu opérant. Car Cave of Forgotten Dreams n’a rien à voir avec la folie. Le film est la simple mise en pratique d’un rêve d’enfant : lorsqu’il avait sept ans, Werner Herzog était fasciné par les dessins qui ornent les grottes préhistoriques. Il y a deux ans, le Centre Georges Pompidou avait organisé la rétrospective de ses films. Le cinéaste demanda à être reçu au ministère de la Culture, et il fit part à des collaborateurs du ministre de son désir de filmer la grotte Chauvet. Son vœu fut exhaussé. Il eut aussi la bonne idée de filmer en 3D. Le film montre cette expédition délicate, s’appuyant sur les points de vue de scientifiques, mettant ainsi le spectateur profane en relation directe et intime avec les profondeurs de la grotte (dont l’accès est interdit au public). Le résultat est hallucinant. Il est la rencontre de l’hyper technologie (la grotte comme si on y était), avec le fond ou patrimoine le plus archaïque et le plus magnifique, le plus sacré, de notre histoire de l’art. Nous pénétrons à l’intérieur de la grotte, nous entrons dans l’univers des ombres et des premières images conçues par l’Homme : le cinéma des origines, celui des premières fois. Expérience fragile et aléatoire (la lumière vacille), bazinienne s’il en est : comment la technique d’enregistrement cinématographique (démultipliée par les effets en trois dimensions) dévoile les faces cachées et splendides de l’art primitif, ces animaux dessinés il y a plus de trente mille ans. Sur la roche, le dessin des quatre chevaux fait immanquablement songer aux prémisses de l’image animée, mais ce n’est qu’un leurre : c’est notre regard d’aujourd’hui qui construit mentalement le mouvement. Multiplié par quatre, à chaque fois le même et pourtant différent, le cheval dessiné nous met pourtant sur la voie des premières images mouvement d’Etienne-Jules Marey, précurseur du cinématographe  vers la fin des années 1880. Le raccourci est purement mental : c’est la force du film de Werner Herzog est de nous mettre en relation directe, à travers le regard, avec les rêves oubliés des premiers hommes. Il faut espérer que ce film sorte bientôt en salles. Car c’est un pur joyau.

Samedi 28, je suis à la Cinémathèque pour accueillir Colette Delerue, la veuve du grand compositeur de musique de films, et Pascale Cuenot qui a lui a consacré un beau documentaire qui a pour titre Bandes originales, ponctué de plusieurs témoignages passionnants : Bertrand Blier, Alexandre Desplat, Oliver Stone, Alain Corneau, Bruce Beresford, Agnès Varda et Stéphane Lerouge, qui connaît la musique de film comme personne. Le commentaire est dit par Fanny Ardant, dont la voix est unique entre toutes. Georges Delerue a laissé quelques (je devrais dire plusieurs) musiques de film parmi les plus belles du cinéma contemporain ; celle du Mépris a fait le tour du monde (« le thème de Camille », le personnage qu’incarne Brigitte Bardot, reprise, copiée et sans cesse imitée), celle de Jules et Jim, de La Nuit américaine, celle, ma préférée, des Deux Anglaises et le Continent. Delerue avait le génie de composer vite, avec rigueur et lyrisme ; l’homme était charmant et humble, toujours disponible – les témoignages concordent. Je n’ai eu la chance de le rencontrer qu’une fois, regrettant de ne pas l’avoir mieux connu et surtout fait parler. Il est mort en 1992 à Los Angeles, où il vivait, à peine âgé de 67 ans. Le jeune homme natif de Roubaix, qui fit le conservatoire et commença aux côtés de Boris Vian, puis de Jean Vilar, a connu une trajectoire splendide qui le mena à Hollywood où il s’installa définitivement, travaillant pour de grosses productions américaines, mais également pour Huston, Zinnemann, Frankenheimer, Dassin, Ulu Grosbard, Mike Nichols ou George Cukor. En France, il resta fidèle à des cinéastes avec lesquels il avait travaillé : outre Truffaut, il faut citer Edouard Molinaro, Philippe de Broca, Pierre Kast, Bertrand Blier, Claude Miller, Francis Girod, Yannick Bellon, François Leterrier, Jacques Doniol-Valcroze et tant d’autres. Plus de 200 films au répertoire de Delerue. Stéphane Lerouge a conçu un magnifique coffret, « Le cinéma de Georges Delerue », contenant 6 CD des musiques « célèbres ou rares, incunables et inédits » du grand compositeur de musique. Les musiques de films de Georges Delerue s’écoutent comme de la musique, tout simplement. Ce que dit avec force le portrait de Pascale Cuenot, c’est avec quelle intelligence et sensibilité Georges Delerue comprenait les images et savait leur donner du rythme et du volume, combien il savait se mettre en accord avec les récits des cinéastes avec lesquels il travaillait.

Dimanche après-midi, je quitte mon poste de télévision où Richard Gasquet est en train de se faire battre par Djokovic, pour aller voir Le Gamin au vélo des frères Dardenne. Au début du film, Cyril m’a fait penser au Jean-Pierre Léaud des Quatre Cents Coups : un gamin qui court et fuit le collège où il est enfermé. Cyril veut rejoindre son père, qui l’a abandonné. Il frappe à la porte de l’appartement, en vain. J’ai aussi pensé au petit Edmund de Allemagne année zéro, le film de Rossellini (1948) : un enfant seul contraint de faire par lui-même l’apprentissage de la vie, laissé pour compte, environné des décombres. Luc et Jean-Pierre Dardenne ont un talent incroyable pour dessiner le réel, l’épurer, ôter tout ce qui ressemble à des scories, des pesanteurs, des temps morts. Je dis bien dessiner, car leur film est avant tout une construction à l’intérieur de laquelle le réel s’engouffre et produit des effets. Effets de vitesse et de combustion, créant une émotion et une dramaturgie très fortes. C’est du cinéma d’action, au sens où les gestes, la vitesse d’exécution, le fait que chaque personnage est toujours occupé physiquement à faire quelque chose, a pour conséquence de mettre de côté la psychologie et les sentiments. Les Dardenne ne reproduisent pas la réalité, ils la construisent autour de thèmes qui leur sont chers : la solitude de l’enfance, le sentiment d’abandon, le désir coûte que coûte d’entrer dans le monde (ici de renouer avec le père fuyant), et non de le fuir. Cyril est attaché à sa bicyclette, elle fait corps avec lui. Samantha (Cécile de France, compacte et dense, très forte présence physique) l’aide à récupérer l’engin que le père absent a mis en vente (la lâcheté combinée à la cruauté). Samantha est coiffeuse, elle veut bien recueillir Cyril le week-end. Elle n’en fait jamais trop, juste être présente (ni dévouement, ni compassion). Samantha se comporte avec Cyril comme le spectateur avec le film : présent et témoin. Lorsqu’un enfant tient le rôle principal dans un film, le spectateur n’a pas deux minutes pour trouver sa place et s’identifier, être en empathie avec lui : là, c’est immédiat. Le petit Thomas Doret nous convainc d’emblée, nerveux, fiévreux, ne tenant pas en place, animé d’une idée fixe (retrouver son père). Le film court après lui pour le cadrer, et non pour l’encadrer. L’enfant échappe au cadre (comme il échappe au jugement), il est l’élément libre, la boule de billard qui va où l’énergie et la vitesse la portent, l’électron libre d’une société conçue et organisée par les adultes. Alors il fait alliance, des bêtises, se trompe et paie cher ses erreurs. Mais le fond est bon. Comme le film. Une fois encore, les Dardenne nous étonnent avec un film juste et lucide, sans pathos.

Au moment où je termine d’écrire ce blog, j’apprends avec tristesse la mort de Michel Boujut, critique de cinéma et écrivain, qui fit partie avec Claude Ventura et Anne Andreu de la fameuse aventure de Cinéma, cinémas, l’émission cinéphile des années quatre-vingts du service public. Michel Boujut avait 71 ans. Son fils Thomas m’a interviewé récemment, j’ai reconnu en lui la même passion, la même curiosité qu’avait son père.

Les films de Jafar Panahi et Mohammad Rasoulof présentés au Festival de Cannes

lundi 23 mai 2011

La présence au Festival de Cannes cette année de deux films iraniens, celui de Mohammad Rasoulof Au revoir, dans la section « Un certain regard », et celui de Jafar Panahi et Mojtaba Mirtahmasb, Ceci n’est pas un film, présenté en séance spéciale hors-compétition, ont marqué les esprits. On sait que Jafar Panahi et Mohammad Rasoulof ont été condamnés en décembre 2010 à de lourdes peines de prison – six ans -, le premier ayant vu sa peine alourdie d’une interdiction de faire des films pendant vingt ans. Les deux cinéastes ont fait appel il y a plusieurs mois et sont toujours en attente d’une réponse du tribunal de Téhéran.

L’un et l’autre ont profité des dernières semaines pour réaliser leurs films. Au revoir est un film de fiction, quand Ceci n’est pas un film relève davantage du documentaire solitaire ou de l’autoportrait d’un cinéaste qui, à l’intérieur de son propre périmètre domestique, entreprend de réaliser un film imaginaire avec l’aide d’un cinéaste complice.

Au revoir raconte l’histoire d’une jeune avocate des droits de l’Homme (l’actrice Leila Zareh, remarquable d’intensité et d’une grande beauté), empêchée d’exercer librement son activité professionnelle. Peu à peu les portes se ferment, on ne lui confie plus de dossiers, si bien qu’elle en est réduite à travailler chez elle, à confectionner des boîtes en papier qu’un homme vient régulièrement chercher moyennant quelques billets. La jeune femme est enceinte, elle va d’hôpital en hôpital, remplit des papiers, se heurte obstinément à une administration tatillonne. Son mari n’apparaît jamais à l’écran, nous apprenons qu’il est journaliste et se cache quelque part dans le pays, loin de Téhéran. Au revoir est un film sombre, très sombre, où chaque plan, tel un couperet, laisse planer une atmosphère d’étouffement, d’enfermement. Chaque plan est une cage d’où le personnage tente de s’échapper. On aimerait qu’elle y parvienne, mais la loi du silence et de la peur s’impose. Le moindre bruit est menaçant et lorsqu’on sonne à sa porte, la jeune femme a tout lieu de se montrer inquiète : des visiteurs mal intentionnés viennent l’interroger, plus tard perquisitionner et fouiller chaque recoin de son modeste appartement, ouvrant chaque livre de sa bibliothèque. Au revoir ne dénonce pas, il montre comment un régime de terreur s’installe à l’intérieur de la vie d’une jeune femme, l’empêchant de travailler et de vivre. Et bien sûr de voyager. Pour avorter, la jeune femme doit nécessairement quitter l’Iran. Au moment où les choses semblent possibles, la promesse ne sera pas tenue. Le film de Mohammad Rasoulof a obtenu le Prix de la mise en scène de la part du jury « Un Certain regard » présidé par Emir Kusturica. Largement mérité.

Ceci n’est pas un film est un film de survie : chez lui, dans l’intimité de son appartement lumineux à Téhéran, Jafar Panahi convie son ami Mojtaba Mirtahmasb à le rejoindre d’urgence. Il a besoin d’un alter ego pour entreprendre un film, sans être pour autant certain qu’au bout du compte l’essai ne sera transformé. C’est le risque à prendre et la raison pour laquelle cet étrange objet cinématographique et passionnant a pour titre : Ceci n’est pas un film. Manière de dissuader la censure, manière aussi de dire qu’il est en quelque sorte l’esquisse d’un film à faire, pour le moment impossible (car censuré), tant que la condamnation au silence pèsera sur les épaules du cinéaste Panahi. Mais ce dernier a un talent extraordinaire pour tisser un récit à partir de peu. Assis dans sa cuisine, il prend son petit déjeuner tout en parlant au téléphone avec son avocate. Ainsi les nouvelles du monde lui parviennent, et il nous fait l’amitié de nous les transmettre aussitôt en direct. A un moment, il raconte l’histoire d’un film qu’il aimerait réaliser, lit quelques pages du scénario et se met à mimer la mise en scène dans son salon, inscrivant les marques sur un tapis délimitant l’espace, le champ et le hors-champ. Pur moment de mise en scène. Le cinéma, comme un rêve éveillé. Le cinéma, d’abord espace mental, virtuel. Jafar Panahi, mieux qu’un autre, vit et respire au rythme de cette idée, de cette pulsion. Seul chez lui, en compagnie de son iguane (en fait celui de sa fille Solmaz), méditant et rêvant, parlant à voix haute ou se taisant, Jafar Panahi avec nous, et nous avec lui : nous appartenons au même monde.

On ne dira jamais assez l’impact positif des petites caméras numériques qui permettent à ce genre de film d’exister pour trois francs six sous, avec une image impeccable, un son tout à fait convenable (point commun avec le Pater d’Alain Cavalier). Le film de Jafar Panahi et Mojtaba Mirtahmasb est sorti d’Iran dans une clé USB cachée à l’intérieur d’un gâteau qu’une femme a transporté jusqu’à Paris. C’est ainsi que le film fut transmis au Festival de Cannes qui prit l’heureuse initiative de le programmer. Le Festival de Cannes sert à beaucoup de choses, mais aussi à protéger les cinéastes en danger. Depuis Cannes 2010, le sort réservé à Jafar Panahi et Mohammad Rasoulof n’a cessé de nous inquiéter. Le fait d’avoir vu leurs films nous donne de l’espoir. Bien qu’enfermés et condamnés au silence, les deux hommes ont fait la seule chose qu’ils savent faire : du cinéma. Du cinéma comme on respire. Avec la liberté au fond du cœur. Ceci n’est pas un film sortira en salle en septembre prochain. On en reparlera, il n’y a aucun doute.

À Cannes, le soir de l’ouverture de la Quinzaine des Réalisateurs, Jafar Panahi, absent, recevait le Carrosse d’or attribué par la Société des Réalisateurs de Films (la S.R.F.) : le trophée fut remis à Agnès Varda, lauréate l’an dernier. Celle-ci mit sur le Carrosse un pigeon (voyageur) pour aider le Carrosse d’or à s’envoler vers Téhéran.

Pater de Alain Cavalier, dans l’intimité du Pouvoir

mercredi 18 mai 2011

À un moment dans Pater, le film d’Alain Cavalier présenté hier après-midi en compétition officielle au Festival de Cannes, Alain Cavalier (qui joue à la fois son propre rôle de cinéaste et celui de Président de la République) demande à Vincent Lindon (qu’il s’apprête à nommer Premier ministre) ce qu’il en est de sa vie privée. Une femme + une maîtresse, c’est ça ? Silence éloquent de Lindon. Comme tout le monde… Cavalier l’interroge avec insistance, mais sans lui faire la morale. Avec élégance, comme il se doit entre gens éduqués, du même monde. Lorsqu’un homme incarne une si haute fonction, il se doit de faire en sorte de ne pas contribuer à déshonorer celle-ci… Immanquablement, toute la salle pensait au hors-champ du film, c’est-à-dire à « l’affaire DSK » qui, dans sa dramaturgie et son timing, bouscule et torpille tous les scénarios du moment tel un tsunami du Destin. Avec humilité, Pater dit quelques vérités simples, évidentes, qu’il est bon d’entendre dans cette période de disqualification des discours et des pratiques politiques. Le public ne s’y est pas trompé, ovationnant pendant une bonne vingtaine de minutes le film présenté lors d’une séance unique.

À un autre moment du film, les deux hommes, en compagnie de celui qui joue en quelque sorte leur ministre de l’Intérieur, se passent de main en main une photo (que l’on ne voit pas) qui compromet sévèrement leur rival à l’élection présidentielle. À tour de rôle, les trois hommes regardent cette photo et en font le commentaire : faut-il ou ne faut-il pas s’en servir dans la campagne, donc faire preuve de bassesse ? Vincent Lindon, dans sa grandeur, dit qu’il ne s’en servira pas car il n’aimerait pas vaincre un adversaire par des moyens aussi vils. Et qu’il n’aimerait pas que l’autre en fasse autant, si c’était lui qui avait entre les mains ce genre de photo. Mais Lindon garde la photo dans sa poche. On ne sait jamais, lui dit le président Alain Cavalier.

Ainsi la politique est présente, très présente dans le cinéma qui s’affiche à Cannes. Alain Cavalier joue dans son propre film, c’est-à-dire se montre et prend visiblement plaisir à jouer son rôle dans un duo formidablement complice avec Vincent Lindon. Le film est une sorte de joute amicale, hilarante et percutante, qui frôle le canular tout en se prenant très au sérieux sur l’essentiel : ce qu’il en est de la croyance ou de la foi, dans l’univers impitoyable du politique. Ainsi, se demande Vincent Lindon : que faire dès lors qu’il sera nommé Premier ministre, abandonnant du même coup ses fonctions de patron d’entreprise ? Quelles mesures prendre ? Sa première décision consisterait à réduire de manière très significative, et par le biais d’une loi, l’écart entre les bas et les hauts salaires (la salle applaudit), et à demander à tous ceux qui ont quitté la France pour des raisons fiscales de se démettre de leurs décorations (Légion d’Honneur ou autres), et de ne plus profiter de la sécurité sociale (nouveaux applaudissements).

Pater est un film libre, en totale liberté, construit sur un canevas serré, qui sans cesse abolit la frontière entre documentaire et fiction. Tantôt c’est Cavalier et Lindon, dans ce qui pourrait être le making of du film, tantôt c’est le Président et son Premier ministre discutant des mesures à prendre, tout en partageant le bout de gras. Cet artifice est au cœur même du film, et il ne viendrait à l’idée de personne d’en contester le fondement. On se prend au jeu, le film se fabrique ou se tricote sous nos yeux, se construit et s’annule ou se déconstruit, puis se reconstruit, toujours ouvert sur un quatrième côté qui serait celui invisible réservé à la place du spectateur.

Alain Cavalier s’amuse et montre qu’il s’amuse. Quand on se souvient de son apparition, le visage entièrement bandé d’un ruban blanc, véritable homme invisible, dans Ce répondeur ne prend plus de message (qui date de la fin des années 70), film de deuil s’il en est, on se dit que du temps a passé et que cet homme, qui frise les quatre-vingts ans et qui n’en paraît à peine que soixante-cinq, a fait bien du chemin : il a repris goût à la vie, en tout cas au cinéma. Irène, il y a deux ans, était un magnifique film de deuil, le portrait d’une femme aimée et disparue. Pater serait le film de la joie retrouvée, un film d’une originalité totale, filmé à quatre mains, tantôt par le cinéaste, tantôt par son acteur principal. Champ et contre-champ. Le cinéma classique est aboli dans sa grammaire même, l’oiseau s’envole de sa cage. Les petites caméras numériques font ici merveille, l’image est belle et lumineuse, à portée de main. Le cinéma, à l’ère du numérique, a trouvé son maître, Alain Cavalier, qui maîtrise comme personne ce que nous appellerons la nouvelle économie domestique du cinéma, avec une option forte tournée vers le romanesque. Dans Pater, le cinéma se réinvente en direct. Les deux hommes, Alain Cavalier et Vincent Lindon, sont colocataires de chaque plan, ils en occupent l’espace, le champ et le hors-champ, et leur dialogue, savoureux et complice, est d’une incroyable finesse, ne cessant de renvoyer en creux quelques piques sur la situation politique de notre cher pays, en proie à de terribles déflagrations. Du grand art.

Le Sauvage de Jean-Paul Rappeneau, ou la possibilité d’une île

mardi 17 mai 2011

Je me souvenais du Sauvage et de l’incroyable beauté de Catherine Deneuve, de sa blondeur sauvage. De sa splendeur. Je me souvenais du rythme endiablé du film, conçu sur le ton d’une comédie américaine avec Katharine Hepburn et Spencer Tracy : l’histoire d’un homme sage et séduisant, retiré du monde, assailli par une furie, une sorte de garçon manqué qui lui tourne autour comme une guêpe, jusqu’à ce qu’il succombe à l’amour.

C’est ce qui passe dans Le Sauvage entre Catherine Deneuve et Yves Montand. Nelly fait irruption dans la vie de Martin, qu’elle réveille – au sens propre comme au sens figuré. L’empêchant de dormir, une nuit, dans un hôtel de Caracas, elle l’oblige à l’aider à se débarrasser d’un poursuivant amoureux et ordinaire, juste après s’être rendu compte qu’elle allait faire fausse route en épousant ce bellâtre.

Martin s’est retiré sur son île, solitaire, bricoleur et heureux. Il a fui la richesse et la gloire, une femme américaine fortunée. Le Sauvage, c’est la possibilité d’une île : le rêve écologique incarné, bien avant que le mouvement écologiste ne se mêle de la qualité de l’air et de l’eau.

La possibilité d’une île. Nelly y attend de pied ferme Martin, qui est là chez lui et ne veut de personne. Elle s’incruste : comment s’en débarrasser ? Nelly se plaît à vivre dans la nature mais, avec son tempérament, brise tout sur son passage. Elle fuit la ville de tous les dangers, à la recherche de l’Eden. Le mouvement de l’un ne peut que croiser celui de l’autre, au prix de quelques sérieux dégâts. On a vite compris que Nelly et Martin sont faits l’un pour l’autre, mais eux tardent à se le dire. C’est ce qui fait le charme et la profondeur de cette comédie incroyable, sorte de manuel de savoir vivre déclinant l’amour sur tous les tons, tour à tour : utopie, désir de vivre loin de tout et de s’inventer un monde, fantaisie, attirance physique.

Le Sauvage ou le sens de la Beauté. Le film, écrit par Jean-Paul Rappeneau et Elisabeth Rappeneau, avec la complicité de Jean-Loup Dabadie, mis en musique par Michel Legrand et photographié par Pierre Lhomme, avait besoin d’être restauré. C’est chose faite grâce à Studio Canal et la Cinémathèque française, avec l’aide du Fonds Culturel Franco-Américain. J-P. Rappeneau et Pierre Lhomme ont eux mêmes supervisé cette belle restauration. Le film renaît donc, splendide, intact. Il a été programmé hier après-midi au Festival de Cannes dans « Cannes Classics », en présence de Catherine Deneuve, Jean-Paul Rappeneau et Pierre Lhomme. Grand bonheur !

Tomboy, LE film à voir

mardi 10 mai 2011

Tomboy est LE film à voir en ce moment dans les salles. C’est le deuxième film de Céline Sciamma, qui avait réalisé Naissance des pieuvres il y a deux ou trois ans, une ancienne élève de La fémis. Un talent fou. Du grand cinéma, sans crier gare. Le sujet ne rameute pas mais remue au plus profond. Mélange de malaise et de séduction. La mise en scène est pile poil, juste, élégante, discrète. Le film vient de sortir et connaît un vrai succès public (déjà plus de 100.000 spectateurs en France, deux semaines après la sortie, distribué par Pyramide).

Tomboy c’est l’histoire de Laure, une jeune fille qui se fait mystérieusement appeler Mikaël, dès qu’elle joue avec les gosses du voisinage. On ne va pas déflorer le sujet car il est tellement plus agréable de se laisser aller au plaisir du récit. J’ai rarement vu un (jeune) personnage aussi charmant et troublant, imperturbable, que cette Laure/Mikaël, interprété par Zoé Héran. Une force intérieure et douce, alimentée par un silence (des origines). La petite sœur de Laure s’appelle Jeanne (dans la vie : Malonn Lévana). Elle est jolie, joue avec sa sœur en toute innocence, avec un brin de perversité qui la fait ressembler à la gamine de La Nuit du chasseur. Leurs jeux sont filmés de près, la caméra créant une intimité qui nous fait pénétrer à l’intérieur d’une famille « normale » qui vient d’aménager dans un appartement situé dans une résidence. Mais où sommes-nous ? Quelque part non loin d’une forêt et d’une rivière. Peu importe. Sauf que le paysage a une réelle importance, proposant à Laure une ère de jeux et de liberté propice à son imagination fertile. La mère (Sophie Cattani) est enceinte. Le père (Mathieu Demy) travaille sur son ordinateur. Tout est en place, les sentiments sont présents, généreux. Mais Laure est trop lisse et trop belle pour ne pas devenir inquiétante. Jusqu’où ira-t-elle, dans ce vertige dont elle seule connaît la limite et qui met en péril sa propre identité ? Le regard de Céline Sciamma est juste, on l’a dit, mais il est aussi neutre, laissant au personnage le soin d’aller au plus loin dans son aventure intérieure. Il ne porte pas de jugement, de même qu’il ne fait jamais appel au regard moralisateur et réprobateur des autres, celui des Parents ou de la Société. C’est juste un épisode solitaire, précis et profondément troublant, de ce qu’est en mesure de produire le « monde de l’enfance ». On en sort troublé mais séduit. On essaie de comprendre mais à rebours. Qu’est-ce qui… ? Pourquoi… ? Rien à dire : c’est comme ça. A prendre ou à laisser. On s’est pris de sympathie, voire plus : d’empathie, avec une toute jeune fille absolument déconcertante tellement elle a du charme et du mystère, et qui nous entraîne dans des coins très reculés et mystérieux de l’enfance. A voir séance tenante.