Archive pour le 22.10.2009

Tutto Fellini !

jeudi 22 octobre 2009

Je sors à peine de la projection de La dolce vita à la Cinémathèque. Magnifique copie numérique restaurée par Pathé. Salle pleine et enthousiaste. Je m’étais mis dans la tête, avant de monter sur scène pour dire quelques mots, et convier Sophie Seydoux, présidente de la Fondation Jérôme Seydoux – Pathé, avec qui cette soirée était organisée, de rappeler qu’il y a tout juste vingt-cinq ans, le 21 octobre 1984, François Truffaut disparaissait. Un quart de siècle, déjà ! J’y ai pensé toute la journée. Mais, une fois sur scène, j’ai complètement oublié Truffaut, et j’ai démarré au quart de tour sur Fellini et sur l’événement Tutto Fellini !

Je m’étais même promis de citer Truffaut à propos de 8 ½, film qui a manifestement influencé le réalisateur de La Nuit américaine. Truffaut écrivait ceci en 1963, l’année où 8 ½ est sorti : « Les films sur la médecine horripilent les médecins, les films sur l’aviation exaspèrent les aviateurs, mais Federico Fellini a réussi à combler les gens de cinéma avec 8 ½, qui prend pour sujet la grossesse difficile d’un metteur en scène avant son tournage. Fellini montre qu’un metteur en scène est d’abord un homme que tout le monde embête du matin au soir en lui posant des questions auxquelles il ne sait pas, ne veut pas ou ne peut pas répondre. Sa tête est remplie de petites idées divergentes, d’impressions, de sensations, de désirs naissants et on exige de lui qu’il livre des certitudes, des noms précis, des chiffres exacts, des indications de lieux, de temps. » (F. Truffaut, Les Films de ma vie, Flammarion, 1975).

Cet événement consacré à Fellini est organisé par la Cinémathèque française (où se déroulera durant deux mois l’intégrale Fellini + de nombreux films dont il fut le scénariste ou le coscénariste : réalisés par Rossellini, Lattuada, Pietro Germi et d’autres), la Galerie du Jeu de paume – où s’est ouverte lundi l’exposition « Federico Fellini, La Grande Parade », dont Sam Stourdzé est le commissaire -, et l’Institut Culturel Italien à Paris où plusieurs événements auront lieu consacrés au maestro. Ce partenariat entre trois institutions s’est mis en place il y a plusieurs mois, avec une grande complicité et beaucoup d’enthousiasme. Le mérite premier en revient à Sam Stourdzé, qui travaille depuis quatre ans à cette expo Fellini, et nous a vite convaincus d’apporter notre contribution à la redécouverte de l’œuvre du génial cinéaste.

Dans l’après-midi, une table ronde s’est tenue dans la salle Henri Langlois pleine à craquer, juste après la projection d’un beau documentaire, Il était une fois… La dolce vita, réalisé par Antoine de Gaudemar, produit par Marie Genin dans la série qu’elle dirige avec Serge July, ces derniers étant les auteurs du film qui sera diffusé le 29 octobre sur France 5. On y apprend beaucoup de choses sur le chef-d’œuvre de Fellini, et sur l’impact incroyable qu’il eut à sa sortie en Italie en 1960, soulevant tempêtes et injures d’une rare violence de la part des milieux catholiques italiens. Quelques mois plus tard, ce film scandaleux obtenait la Palme d’or à Cannes, grâce au président du jury qui y mit son va-tout : Georges Simenon. De là naquit une belle amitié entre l’écrivain et le cinéaste (je recommande de lire leur Correspondance, parue il y a quelques années aux éditions Cahiers du cinéma : Carissimo Simenon, Mon cher Fellini avec une belle préface de Jacqueline Risset).

Je cite un passage d’une lettre de Simenon à Fellini, datée du 18 août 1976 :

« Tous les deux, nous sommes restés et j’espère que nous resterons jusqu’au bout de grands enfants obéissant à des impulsions intérieures et souvent inexplicables, plutôt qu’à des règles qui n’ont pas plus de signification pour moi que pour vous. Elles en ont encore moins pour vous que pour moi, parce qu’il m’est resté de mon enfance où j’étais un petit garçon bien gentil et bien obéissant, une sorte de timidité. Vous, vous êtes un fonceur. (…) Je vous admire depuis vos tout premiers films. Mais ce que j’admire surtout c’est que vous soyez dégagé de toutes les contraintes, de tous les tabous, de toutes les règles. Dans le monde du cinéma d’aujourd’hui, vous êtes unique et vous le savez au fond de vous-même. Et c’est justement parce que vous n’avez pas d’égaux qu’il vous arrive de vous sentir seul et sans confiance en vous-même. Continuez, mon cher Fellini, à nous donner des chefs-d’œuvre, contre vents et marées, avec votre profonde intuition, pendant que d’autres nous fabriquent des films sur mesure. » Magnifique !

Anouk Aimée apparaît à plusieurs reprises dans le documentaire de July-Gaudemar-Genin, et ses souvenirs de tournage sont incroyablement émouvants et intelligents. Lors de sa première rencontre avec Fellini, à la recherche d’une actrice pour interpréter le rôle de Maddalena dans La dolce vita, elle sentit le regard perçant du cinéaste la traverser de part en part. Celui-ci auditionna des dizaines et des dizaines de jeunes actrices, mais c’est Anouk Aimée qui fut choisie. Fellini lui confia le rôle de cette belle femme riche et désœuvrée, conduisant sa Cadillac dans la via Veneto, croisant Marcello (Mastroianni), journaliste sans illusion sur son métier de chroniqueur des folles nuits romaines. Anouk Aimée aima cette manière qu’avaient Fellini et Mastroianni (à la fois le double et l’idéal de Fellini à l’écran) de « travailler sérieusement sans se prendre au sérieux ». Parlant de Fellini, Anouk Aimée le compare à un magicien, une force de la nature et un artiste exceptionnel. Simenon le compare à un « monolithe humain » : « Je vous imagine au sommet d’un précaire échafaudage, comme Michel-Ange sous le plafond de la Sixtine ou Shakespeare sur des tréteaux fragiles, Jupiter tonnant ou Roi Lear déclenchant “le bruit et la fureur” devant une foule grouillante ». N’est-ce pas ce que l’on voit dans la scène du miracle dans La dolce vita ? Échafaudages, foule grouillante, sentiment d’apocalypse et de basculement du monde dans le tremblement et la fureur…?

Ne pas se prendre au sérieux était sans doute la marque de fabrique de ce cinéma italien, alors en pleine effervescence à la fin des années cinquante et au début des années soixante, époque où Cinecittà était la deuxième capitale mondiale du cinéma. Les Américains y venaient en masse tourner leurs grosses productions, l’argent coulait à flot (parce qu’un système de défiscalisation avait été mis en place par Andreotti, comme le rappela judicieusement Serge July), et la vie romaine avait des charmes que les stars américaines ne se privaient pas de goûter. Le mythe de la via Veneto a bel et bien existé, et Fellini l’a immortalisé en reconstituant cette rue romaine dans le Studio 5 de Cinecittà, plus vraie que nature.

Claudia Cardinale et Magali Noël participaient elles aussi à cette table ronde, chacune apportant maintes anecdotes sur les tournage
s de Fellini. Claudia Cardinale n’a joué que dans 8 ½, le rôle de Claudia, une sorte d’apparition en infirmière sublime donnant à boire un verre d’eau de cure à Guido, le metteur en scène en proie au doute et en pleine confusion. Claudia Cardinale le dit elle-même : elle faisait partie de la « bande de Visconti », jaloux que celle-ci le quitte de temps à autre lors du tournage du Guépard, pour rejoindre celui de 8 ½. Magali Noël joue un rôle secondaire mais très émouvant dans La dolce vita, celui d’une danseuse de cabaret dans la scène de la visite du père de Marcello. Dans ce film d’une incroyable énergie, où Fellini décrit avec une incroyable anticipation ce qu’on a appelé plus tard « la Société du spectacle », le monde médiatique moderne dans lequel bascule l’Italie de la fin des années cinquante, la scène du père intervient comme un rappel des valeurs provinciales et familiales et laisse passer un sentiment de mélancolie et de tristesse. Magali Noël joue également dans Amarcord et Satyricon, et lorsqu’elle se mit à chanter le refrain d’Amarcord, tout le public de la salle Henri Langlois applaudit à tout rompre. Dominique Delouche, qui fut assistant de Fellini entre autres sur La dolce vita, Sam Stourdzé, Vittorio Boarini qui dirige la Fondation Federico Fellini à Rimini, et Serge July participaient à cette discussion généreuse et enthousiaste sur Fellini. Grâce à eux, Tutto Fellini ! a démarré en fanfare.

De nombreux ouvrages paraissent à l’occasion de cet événement autour de Fellini. Il faut mentionner le beau catalogue de l’exposition Fellini, La Grande Parade, publié chez Anabet avec des textes de Sam Stourdzé, un grand nombre de photos, dessins, documents qui constituent la matière même de la belle exposition du Jeu de paume. Un Découvertes Gallimard : Fellini, le magicien du réel, par Jean A. Gili. Enfin LE beau livre : L’ALBUM, une véritable somme sur La dolce vita comprenant un millier de photos de tournage et divers documents ayant inspiré Fellini (magazines « people », même si le mot n’existait pas à l’époque, où les paparazzi s’en donnaient à cœur joie en traquant les stars de la nuit romaine), coédité par la Fondation Jérôme Seydoux – Pathé et les éditions Xavier Barral. Ce livre de grand format est superbe et contient le DVD de La dolce vita (dans sa version restaurée).

Carlotta édite un superbe Coffret Prestige : Fellini au travail, comprenant plusieurs films et documents importants, parmi lesquels Bloc-notes d’un cinéaste, réalisé en 1969 par Fellini (une découverte), Le Journal secret d’Amarcord (1973, 43 minutes, réalisé par Liliana Betti et Maurizio Mein), E il Casanova di Fellini ?, de Gianfranco Angelucci et Liliana Betti (1975, 73 minutes) et deux autres documents à revoir : Fellini, un film inédit d’André Delvaux réalisé entre 1960 et 1962, à partir d’entretiens menés par Dominique Delouche (132 minutes), et Ciao, Federico ! de Gideon Bachmann (1970, 60 minutes). Figurent également dans ce Fellini au travail des suppléments, essais d’acteurs, making-of de La dolce vita, films publicitaires réalisés par Fellini pour Barilla, Campari et Banca di Roma, un entretien avec Sam Stourdzé, qui explique le principe de l’exposition dont il est à l’initiative.

Parmi les livres sur Fellini, celui de Dominique Delouche est particulièrement savoureux. Son titre : Mes felliniennes années (édité en 2007 chez P.A.S.). Dominique Delouche y raconte sa rencontre avec Federico Fellini et Giulietta Masina, au Festival de Venise en 1954, l’année où fut présenté La Strada. La projection officielle se déroule très mal, le film est sifflé, boudé par la critique de gauche d’obédience néo-réaliste. A la sortie du palais des festivals, Dominique Delouche suit Fellini qui marche seul en direction de l’hôtel Excelsior, il le complimente avec ferveur, mais Fellini et Giulietta Masina sont inconsolables. Le lendemain les deux hommes se recroisent et sympathisent. Quelques mois plus tard, La Strada reçut un accueil beaucoup plus élogieux à Paris, de la part de la critique et du public. Fellini engagera le jeune Dominique Delouche comme assistant sur son prochain film, Il Bidone. Le journal de tournage de Il Bidone est particulièrement savoureux à lire. Ces années romaines furent pour Dominique Delouche des années d’apprentissage, ponctuées de lettres adressées à sa mère qui vit à Paris. Le livre est très agréable à lire, le portrait de Fellini vivant, amical mais sans concession, on y sent parfois le double langage, la rouerie, le goût pour la fantaisie et un zeste de lâcheté. Delouche apprend son métier d’assistant, qu’il poursuivra en 1958 et 59 sur sa troisième et dernière expérience avec le « Maestro », ce sera La Dolce vita. Avant d’entreprendre ses propres films en tant que réalisateur.

En bref, Fellini est partout et on ne s’en lasse pas.