Archive pour le 3.01.2009

L’An neuf

samedi 3 janvier 2009

C’est la nouvelle année, il faut la souhaiter à tous, à ses amis, à sa famille, et se la souhaiter à soi-même : légère et douce, sereine et énergique, pleine d’entrain. Quels mots dire en pareil rituel ? A chacun de trouver. J’aimerais pour ma part voir la Cinémathèque française poursuivre sur sa lancée, continuer d’être, en l’étant si possible davantage encore, ce lieu accueillant et multiple ouvert aux publics, dédié à l’amour du cinéma. J’aimerais que son personnel, nos équipes variées et compétentes, mobilisées sur des projets forts et innovants, y trouve à s’exprimer avec talent et bonne humeur. Et c’est avant tout au public, à cet ensemble hétéroclite et composite fait d’une multitude de personnalités de tous âges, qu’il faut souhaiter une très bonne année cinéphile.

Mais quel sera le scénario de 2009 ? Nul ne peut le dire. Les nuages s’amoncellent, la crise financière se transforme en crise économique, et nous ne connaissons pas la suite, ni les conséquences. A nous d’inventer un autre scénario possible. Différent du scénario “catastrophe” qui semble inéluctablement s’annoncer. Il faudra de l’imagination, de la conviction, beaucoup d’énergie, et jouer “collectif”. Cela en vaut la peine…

Commencer l’année 2009, à la Cinémathèque, avec et autour de Danielle Darrieux est très réjouissant. Cela fait longtemps que nous avions le désir de rendre un hommage à cette immense actrice. Cela commence ce mercredi 7 janvier, en sa présence, avec la projection d’un des très nombreux films dans lesquels elle a joué : Madame de… de Max Ophuls. Qui n’est pas n’importe quel film, sans doute le plus beau qu’elle ait fait, le plus brillant, le plus superficiel, et le plus profond. Pendant deux mois (jusqu’au 2 mars), nous allons projeter environ quatre-vingts films de – il est plus juste de dire avec Danielle Darrieux. Sur imdb.com, sa filmographie est plus vaste encore (135 films), incluant ses interprétations pour la télévision. Sans compter le théâtre. Une vie entière dédiée au plaisir du jeu.

Cette actrice a commencé sa carrière en 1931, c’est dire sa longévité. Elle est alors une jeune fille de quatorze ans qui chante et joue dans Le Bal, un film réalisé par Wilhelm Thiele. Le cinéma sort à peine du muet. Et Danielle Darrieux déboule dans le cinéma français, avec son naturel, son charme, son insouciance de jeune fille, de jeune femme, puis de femme. En sept décennies elle a tourné avec un nombre incroyable de cinéastes : Henri Decoin, Raymond Bernard, Marc Allégret, Christian-Jaque, Carlo Rim, Yvan Noé, Marcel L’Herbier, Claude Autant-Lara, Maurice Tourneur, Gilles Grangier, Julien Duvivier, Anatole Litvak, Denys de La Patellière, Jean de Limur, Léo Joannon, Billy Wilder (Mauvaise graine, 1934), Joseph Mankiewicz (L’Affaire Cicéron 1952), Robert Siodmak, etc. D’autres cinéastes ont pris la relève, à l’âge « moderne » du cinéma : Jacques Demy (elle est la mère des demoiselles de Rochefort, Deneuve et Dorléac, puis la baronne veuve d’un colonel dans Une chambre en ville), André Téchiné (elle est à nouveau la mère de Deneuve dans Le Lieu du crime), Benoit Jacquot (Corps et Biens), Chabrol (Landru), Sautet (Quelques jours avec moi), Paul Vecchiali (En haut des marches), Dominique Delouche (Divine, Vingt-quatre heures de la vie d’une femme), François Ozon (8 femmes où Darrieux est pour la troisième fois la mère de Deneuve), Pascal Thomas (L’Heure zéro), Jeanne Labrune (Ça ira mieux demain), Anne Fontaine (Nouvelle chance), Thierry Klifa (Une vie à t’attendre), ou Marie-Claude Treilhou (Le Jour des Rois).

Parmi tous ces cinéastes, il y en a un que l’on retient, c’est Max Ophuls. Ophuls et Darrieux ont fait trois films ensemble : La Ronde (1950), Le Plaisir (1951) et Madame de… (1953). Trois films qui se suivent, et trois chefs d’œuvre. Dans un livre de cinéma ancien, je suis tombé sur des propos de Max Ophuls, au moment du tournage de Madame de… Voilà ce que disait Ophuls à Danielle Darrieux à propos de son rôle de femme légère dans le film, adapté d’un roman de Louise de Vilmorin :

« Votre tâche, chère Danielle, sera dure. Vous devrez, armée de votre charme, de votre beauté, de votre élégance, de votre intelligence que nous admirons tous, incarner le vide, l’inexistence. Non remplir le vide, mais l’incarner. Vous deviendrez sur l’écran le symbole même de la futilité passagère dénuée d’intérêt. Et il faudra faire cela de telle façon que les spectateurs soient épris, séduits et profondément émus par l’image que vous représenterez. Sans ce paradoxe, nous aurions un petit film banal de boulevard, ce qui n’est pas notre habitude. »

Danielle Darrieux, sans doute médusée, répondit à Max Ophuls : C’est ingrat, pour ma part.

C’est très ingrat, lui dit Ophuls, c’est pourquoi je compte sur vous, et je suis plein de confiance… Les bals, les loges de théâtre, les cavalcades, les uniformes, l’ambassadeur en marge de ses fonctions, les bijoux, les équipages, les duels sans danger, le champagne, les valets, la musique, et tout cela, sans aucune consistance valable, vide dans le vide, dans l’inutile. L’inexistence copieusement nourrie, richement vêtue. Si nous allons la démontrer aux spectateurs, c’est pour qu’ils en prennent conscience, et non de l’historiette elle-même. Peut-être, ce n’était pas le but de Louise de Vilmorin, tant pis… ». Extrait du livre : Max Ophuls, par Georges Annenkov, Le Terrain Vague, Paris.  Georges Annenkov fut un costumier de cinéma très célèbre, ayant sa place dans l’histoire du cinéma. Sa collaboration avec Ophuls débuta avec La Ronde, et se poursuivit jusqu’à Lola Montès, malheureusement le dernier film d’Ophuls. La première chose qu’Ophuls demanda à Georges Annenkov lors de la préparation du tournage de Madame de…, fut de dessiner la paire de boucle d’oreilles, objet qui joue un rôle essentiel dans l’histoire.

Max Ophuls : « Mais avant tout, dessinez-moi ce minuscule détail qui sera l’axe du film : les boucles d’oreilles, “deux beaux brillants taillés en forme de cœur”, d’après le texte du roman. Je ne pourrais jamais m’enfoncer dans le travail sans les avoir vues auparavant. Un métal blanc, un morceau de verre vulgaire, je m’en fiche. Mais qu’elles donnent l’impression du précieux. Choisissez un bon bijoutier pour les exécuter… C’est tout. Maintenant, je me dégage, vous restez le seul maître… ». Le détail, cette paire de boucles d’oreilles autour duquel toute cette histoire de mensonge et de passion tourne, dans la mise en scène admirable d’Ophuls, qui mène Madame de à sa perte. « La femme que j’étais a fait le malheur de celle que je suis devenue », dit Danielle Darrieux dans le film, dans sa noire lucidité.

Incarner le vide pour une actrice n’a rien d’évident, et c’est en même temps un pari  que beaucoup aiment à relever. Une qui s’y connaît dans le genre est Isabelle Huppert, à qui Gilles Jacob et Thierry Frémaux viennent de confier la présidence du jury du prochain Festiv
al de Cannes, le 62è de son histoire. Isabelle Huppert a exploré ce “vide” cinématographique, depuis La Dentellière, le film de Claude Goretta. Disparaître à l’intérieur d’un personnage, ne donner corps à rien, à de l’invisible, du non sensible, disparaître au point de devenir invisible. Et laisser apparaître le mystère. Ce mystère de l’actrice est permanent et c’est cela qui nous plaît de relever.

Commencer l’année en remontant le temps, il y a là quelque chose de magique. Danielle Darrieux sera là le 7 janvier, et nous l’accueillerons avec émotion. 1931 à 2009 : machine à remonter le temps. Le Temps du Cinéma : l’éternité plus un jour. 

P.S.: Hélas, Dannielle Darrieux ne sera pas présente mercredi 7 janvier à la Cinémathèque. Elle m’a appelé ce matin, la voix enrouée, affaiblie par une grippe… Elle est désolée, et nous a promis de venir à la Cinémathèque dès qu’elle sera rétablie.