L’An neuf

C’est la nouvelle année, il faut la souhaiter à tous, à ses amis, à sa famille, et se la souhaiter à soi-même : légère et douce, sereine et énergique, pleine d’entrain. Quels mots dire en pareil rituel ? A chacun de trouver. J’aimerais pour ma part voir la Cinémathèque française poursuivre sur sa lancée, continuer d’être, en l’étant si possible davantage encore, ce lieu accueillant et multiple ouvert aux publics, dédié à l’amour du cinéma. J’aimerais que son personnel, nos équipes variées et compétentes, mobilisées sur des projets forts et innovants, y trouve à s’exprimer avec talent et bonne humeur. Et c’est avant tout au public, à cet ensemble hétéroclite et composite fait d’une multitude de personnalités de tous âges, qu’il faut souhaiter une très bonne année cinéphile.

Mais quel sera le scénario de 2009 ? Nul ne peut le dire. Les nuages s’amoncellent, la crise financière se transforme en crise économique, et nous ne connaissons pas la suite, ni les conséquences. A nous d’inventer un autre scénario possible. Différent du scénario “catastrophe” qui semble inéluctablement s’annoncer. Il faudra de l’imagination, de la conviction, beaucoup d’énergie, et jouer “collectif”. Cela en vaut la peine…

Commencer l’année 2009, à la Cinémathèque, avec et autour de Danielle Darrieux est très réjouissant. Cela fait longtemps que nous avions le désir de rendre un hommage à cette immense actrice. Cela commence ce mercredi 7 janvier, en sa présence, avec la projection d’un des très nombreux films dans lesquels elle a joué : Madame de… de Max Ophuls. Qui n’est pas n’importe quel film, sans doute le plus beau qu’elle ait fait, le plus brillant, le plus superficiel, et le plus profond. Pendant deux mois (jusqu’au 2 mars), nous allons projeter environ quatre-vingts films de – il est plus juste de dire avec Danielle Darrieux. Sur imdb.com, sa filmographie est plus vaste encore (135 films), incluant ses interprétations pour la télévision. Sans compter le théâtre. Une vie entière dédiée au plaisir du jeu.

Cette actrice a commencé sa carrière en 1931, c’est dire sa longévité. Elle est alors une jeune fille de quatorze ans qui chante et joue dans Le Bal, un film réalisé par Wilhelm Thiele. Le cinéma sort à peine du muet. Et Danielle Darrieux déboule dans le cinéma français, avec son naturel, son charme, son insouciance de jeune fille, de jeune femme, puis de femme. En sept décennies elle a tourné avec un nombre incroyable de cinéastes : Henri Decoin, Raymond Bernard, Marc Allégret, Christian-Jaque, Carlo Rim, Yvan Noé, Marcel L’Herbier, Claude Autant-Lara, Maurice Tourneur, Gilles Grangier, Julien Duvivier, Anatole Litvak, Denys de La Patellière, Jean de Limur, Léo Joannon, Billy Wilder (Mauvaise graine, 1934), Joseph Mankiewicz (L’Affaire Cicéron 1952), Robert Siodmak, etc. D’autres cinéastes ont pris la relève, à l’âge « moderne » du cinéma : Jacques Demy (elle est la mère des demoiselles de Rochefort, Deneuve et Dorléac, puis la baronne veuve d’un colonel dans Une chambre en ville), André Téchiné (elle est à nouveau la mère de Deneuve dans Le Lieu du crime), Benoit Jacquot (Corps et Biens), Chabrol (Landru), Sautet (Quelques jours avec moi), Paul Vecchiali (En haut des marches), Dominique Delouche (Divine, Vingt-quatre heures de la vie d’une femme), François Ozon (8 femmes où Darrieux est pour la troisième fois la mère de Deneuve), Pascal Thomas (L’Heure zéro), Jeanne Labrune (Ça ira mieux demain), Anne Fontaine (Nouvelle chance), Thierry Klifa (Une vie à t’attendre), ou Marie-Claude Treilhou (Le Jour des Rois).

Parmi tous ces cinéastes, il y en a un que l’on retient, c’est Max Ophuls. Ophuls et Darrieux ont fait trois films ensemble : La Ronde (1950), Le Plaisir (1951) et Madame de… (1953). Trois films qui se suivent, et trois chefs d’œuvre. Dans un livre de cinéma ancien, je suis tombé sur des propos de Max Ophuls, au moment du tournage de Madame de… Voilà ce que disait Ophuls à Danielle Darrieux à propos de son rôle de femme légère dans le film, adapté d’un roman de Louise de Vilmorin :

« Votre tâche, chère Danielle, sera dure. Vous devrez, armée de votre charme, de votre beauté, de votre élégance, de votre intelligence que nous admirons tous, incarner le vide, l’inexistence. Non remplir le vide, mais l’incarner. Vous deviendrez sur l’écran le symbole même de la futilité passagère dénuée d’intérêt. Et il faudra faire cela de telle façon que les spectateurs soient épris, séduits et profondément émus par l’image que vous représenterez. Sans ce paradoxe, nous aurions un petit film banal de boulevard, ce qui n’est pas notre habitude. »

Danielle Darrieux, sans doute médusée, répondit à Max Ophuls : C’est ingrat, pour ma part.

C’est très ingrat, lui dit Ophuls, c’est pourquoi je compte sur vous, et je suis plein de confiance… Les bals, les loges de théâtre, les cavalcades, les uniformes, l’ambassadeur en marge de ses fonctions, les bijoux, les équipages, les duels sans danger, le champagne, les valets, la musique, et tout cela, sans aucune consistance valable, vide dans le vide, dans l’inutile. L’inexistence copieusement nourrie, richement vêtue. Si nous allons la démontrer aux spectateurs, c’est pour qu’ils en prennent conscience, et non de l’historiette elle-même. Peut-être, ce n’était pas le but de Louise de Vilmorin, tant pis… ». Extrait du livre : Max Ophuls, par Georges Annenkov, Le Terrain Vague, Paris.  Georges Annenkov fut un costumier de cinéma très célèbre, ayant sa place dans l’histoire du cinéma. Sa collaboration avec Ophuls débuta avec La Ronde, et se poursuivit jusqu’à Lola Montès, malheureusement le dernier film d’Ophuls. La première chose qu’Ophuls demanda à Georges Annenkov lors de la préparation du tournage de Madame de…, fut de dessiner la paire de boucle d’oreilles, objet qui joue un rôle essentiel dans l’histoire.

Max Ophuls : « Mais avant tout, dessinez-moi ce minuscule détail qui sera l’axe du film : les boucles d’oreilles, “deux beaux brillants taillés en forme de cœur”, d’après le texte du roman. Je ne pourrais jamais m’enfoncer dans le travail sans les avoir vues auparavant. Un métal blanc, un morceau de verre vulgaire, je m’en fiche. Mais qu’elles donnent l’impression du précieux. Choisissez un bon bijoutier pour les exécuter… C’est tout. Maintenant, je me dégage, vous restez le seul maître… ». Le détail, cette paire de boucles d’oreilles autour duquel toute cette histoire de mensonge et de passion tourne, dans la mise en scène admirable d’Ophuls, qui mène Madame de à sa perte. « La femme que j’étais a fait le malheur de celle que je suis devenue », dit Danielle Darrieux dans le film, dans sa noire lucidité.

Incarner le vide pour une actrice n’a rien d’évident, et c’est en même temps un pari  que beaucoup aiment à relever. Une qui s’y connaît dans le genre est Isabelle Huppert, à qui Gilles Jacob et Thierry Frémaux viennent de confier la présidence du jury du prochain Festiv
al de Cannes, le 62è de son histoire. Isabelle Huppert a exploré ce “vide” cinématographique, depuis La Dentellière, le film de Claude Goretta. Disparaître à l’intérieur d’un personnage, ne donner corps à rien, à de l’invisible, du non sensible, disparaître au point de devenir invisible. Et laisser apparaître le mystère. Ce mystère de l’actrice est permanent et c’est cela qui nous plaît de relever.

Commencer l’année en remontant le temps, il y a là quelque chose de magique. Danielle Darrieux sera là le 7 janvier, et nous l’accueillerons avec émotion. 1931 à 2009 : machine à remonter le temps. Le Temps du Cinéma : l’éternité plus un jour. 

P.S.: Hélas, Dannielle Darrieux ne sera pas présente mercredi 7 janvier à la Cinémathèque. Elle m’a appelé ce matin, la voix enrouée, affaiblie par une grippe… Elle est désolée, et nous a promis de venir à la Cinémathèque dès qu’elle sera rétablie.

9 Réponses à “L’An neuf”

  1. Juliette a écrit :

    Je vous souhaite une très belle année 2009, à vous M. Toubiana ainsi qu’à toute l’équipe de la Cinémathèque !
    Les temps s’annoncent durs mais la force du cinéma sera justement de nous faire espérer en des lendemains qui chantent =)
    L’annonce de la présidence du jury de Cannes par Isabelle Huppert est aussi une nouvelle très réjouissante et le festival n’en semble que plus proche et c’est tant mieux 🙂

    Encore une fois, mes meilleurs voeux !
    A très bientôt,

    Juliette Nicolas

  2. gayaud a écrit :

    Monsieur Toubiana,
    GRAND merci pour ce bel hommage à la très grande DD , »guiness » des records de carrière en longueur et en qualité ! Un maximum de films est présenté sur grand écran, bravo pour ce bel effort à toute votre équipe ! Y aura-t il des prolongements DVD pour les « premiers films » introuvables ? Ou un coffret ? Je sais combien c’est difficile avec tous les ayants droit, mais on peut peut-être espérer ?
    Est-il possible de récupérer la belle affichette de l’hommage ? Il n’y en a qu’une à la bibliothèque ! D’avance merci et beaux succès à la Cinémathèque en 2009. Chaleureusement. jc gayaud paris 5 grand admirateur de DANIELLE DARRIEUX

  3. Vince Vint@ge a écrit :

    Bonne année à vous Serge ! Et à tous les amoureux du septième art. (Mais pas aux autres, … mais si !)
     » Est-il possible de récupérer la belle affichette de l’hommage ? Il n’y en a qu’une à la bibliothèque !  » (gayaud).
    Bonne question, d’autant plus que pour l’expo Dennis Hopper, remarquable, il n’y a pas eu d’affiche d’éditée non plus – pour des problèmes de droit, notamment de marques et/ou sponsors, présents sur l’affiche d’origine, et dont il n’a pas été prévu de leur demander leur accord pour la diffusion de l’objet en question (affiche comme produit commercial). Dommage, car Serge, vous devez le savoir aussi bien que moi, une affiche peut porter une expo comme elle peut porter un film, c’est une vitrine, une marque de fabrique, une griffe, elle a son importance. Et, je dois bien l’avouer, n’étant ni Claude Berri ni Marin Karmitz, et n’ayant pas les moyens d’acheter un Warhol, un Basquiat ou un… Hopper, j’aurais bien mis sur mes murs, par défaut mais aussi par choix!, la belle affiche du rêve américain vintage d’un Easy Rider, assez Crazy.
    Entre nous, je rêverais d’une expo consacrée chez vous – Cinémathèque – à l’art de l’affiche, avec tous les grands noms (Bilal, Druillet, Floch’, Tardi, etc.). Et pensons à des affiches cultes et/ou  » stylées  » comme celles de  » La Belle et la Bête « , d' »A bout de souffle « , de  » Playtime « , de  » 37°2 le matin « , du  » Sixième jour « , de  » Ran « , de  » Pulp Fiction  » ou de  » Léon « …, toutes réunies : époques, styles et continents confondus. Ca aurait une sacrée gueule.
    Est-ce que ce serait possible ?

  4. Serge Toubiana a écrit :

    L’affiche de l’exposition consacrée à Dennis Hopper nous est beaucoup demandée, en effet. Nous n’avons pu l’éditer, ayant essuyé un refus juridique de la part d’un ayant droit. Nous le regrettons beaucoup. Voilà la raison, simple, du fait qu’elle n’a pu être éditée et commercialisée.
    Je vais mettre votre idée d’expo sur l’affiche de cinéma en discussion. Nous réfléchissons à nos futures expositions, après celles consacrée à TATI (printemps 2009) et aux lanternes magiques (automne 2009). S.T.

  5. gayaud a écrit :

    Bonjour, j’espère une réponse pour l’affiche de l’hommage à DANIELLE DARRIEUX ! Est-elle disponible ? Merci d’avance ! jc gayaud
    D’autre part, le film « voyage de noces » de j.may n’offrait aucune séquence avec DANIELLE DARRIEUX, non créditée au générique, sinon « un petit rôle » annoncé sur la brochure de la Cinémathèque.
    très cordialement

  6. Didier Griselain a écrit :

    Bonsoir,
    Bravo pour cet hommage enfin rendu à Danielle Darrieux. Il est dommage cependant que les personnes chargées de la programmation se soient uniquement basées sur la filmographie éditée par IMDB et qui comprend de nombreuses erreurs. Ainsi, aujourd’hui dans le cadre de cet hommage, a été projeté le film « L’auberge du petit dragon » avec non pas Danielle Darrieux en figurante non créditée au générique, mais Viviane Romance… Un simple visionnage du film en amont aurait permis d’éviter cette erreur.

  7. Serge Toubiana a écrit :

    Je transmets votre message à la programmation. S.T.

  8. Jacques Legrand a écrit :

    Vous n’avez pas repondu pour un coffret DVD des premiers films de Darrieux. Surtout Adieu chérie ou Melle Mozart. De Adieu chérie, je garde en mémoire depuis 50 ans (!) un gros plan qui suit, je crois, la chanson « Petite étoile » où l’on voit son visage comme extasié. Hélas, je n’ai pu revoir ce film, mais ce que j’aimerais surtout c’est l’emmener avec moi pour le visionner à volonté…

  9. Serge Toubiana a écrit :

    Je ne peux pas vous répondre de manière précise, car j’ignore quels sont les films avec Danielle Darrieux édités en DVD. Il faut aller voir sur internet. Voir aussi si les éditions René Chateau n’ont pas déjà fait paraître quelques titres. J’irai dès demain voir à la librairie de la Cinémathèque où le rayon DVD est très fourni. S.T.