Archive pour le 19.11.2008

Votre blog est nul. Et vlan !

mercredi 19 novembre 2008

Lydia m’envoie un message lapidaire : Votre blog est nul. Et vlan ! Le propos est sans appel. Je le publie, espérant secrètement toucher Lydia, cette inconnue, par ma mansuétude. Tout en lui répondant ceci : il ne suffit pas d’affirmer un avis, aussi radical et définitif soit-il, pour qu’il soit juste. Le caractère sec, indiscutable, irrévocable du point de vue exprimé par Lydia, se retourne évidemment contre lui (contre elle). Mon blog n’est pas nul parce qu’il ne peut pas l’être : c’est moi qui l’affirme.

Pour critiquer une chose, mon blog par exemple, encore faut-il faire preuve d’une plus grande générosité que ces trois mots accolés : Ce film est nul. So what ! Critiquer c’est nécessairement fournir des arguments. Le fait que Lydia ne m’en fournisse aucun ne me facilite guère la tâche. Reprenons les choses à la base. Qu’en est-il de l’art de la critique ? Jean Douchet disait que la critique relève de l’art d’aimer. On peut rajouter : ou de l’art de ne pas aimer, de détester, voire de haïr. Ne pas aimer un film (ou mon blog), c’est aussi affirmer le regret de ne pouvoir l’aimer. Le cinéma est souvent fait d’amours déçus…

Tout cela tombe bien car je rentre d’Estoril où se tenait une sorte de séminaire sur la crise de la critique de cinéma. Le festival d’Estoril, créé par Paolo Branco, producteur franco-portugais et distributeur de films, en est à sa deuxième édition. Cette année, il a fait fort en invitant au jury Catherine Deneuve, J-M. Coetzee, Paul Auster, Julião Sarmento et Cristina Iglesias. Compétition, hommages à Bernardo Bertolucci, Tim Burton et Paul Newman. Exposition de photos de François-Marie Banier. En marge du festival, un colloque ou séminaire sur la critique, initié par Jean-Michel Frodon, directeur de la rédaction des Cahiers du cinéma. Plusieurs critiques parmi lesquels Jean Douchet (que l’on ne présente plus), Arnaud Macé, prof de philo et critique, Geneviève Troussier, qui anime avec passion le Café des Images à Hérouville-Saint-Clair, des critiques venus d’Espagne, d’Angleterre, d’Italie, de Tunisie et du Portugal. Certains travaillent dans des quotidiens, d’autres dans des hebdomadaires, ou encore dans des revues mensuelles. Ambiance très sereine et amicale, ensemble hétéroclite dont les points de vue convergent vers une sorte d’état des lieux. Oui, la critique de cinéma est en crise. Oui, ses valeurs sont à redéfinir, de même que ses pratiques. Oui, ses réflexes sont peu ou prou émoussés, sa crédibilité remise en cause par l’apparition de nouveaux modes de communication. Evidemment les blogs, évidemment Internet.

La fonction critique a plus de mal à s’exercer du fait de la multiplication des films, et plus généralement de la prolifération des images. Cette prolifération des images se double du caractère instantané de leur diffusion. Et de leur commentaire (via les blogs et les forums d’internautes). La révolution numérique qui bouleverse le mode de production et de diffusion des films, constitue une véritable secousse sismique dont il nous faut prendre la mesure et les effets. L’image nouvelle, numérique, inclut d’emblée, pour ainsi dire dès son origine, son mode de diffusion ou de communication. L’être-là des images n’est plus celui d’avant, n’implique plus un trajet ou un voyage : il est toujours déjà là, constitutif de l’image elle-même.

Changement de statut des images. Le cinéma pendant longtemps imposait un temps spécifique, entre le film (depuis sa conception, sa fabrication) et sa réception. D’abord par la critique, puis par les spectateurs. Changement d’époque. Ce qui est en grande partie « squizzé » dans cette mutation, c’est la place, c’est l’espace et c’est le temps autrefois dévolus aux intercesseurs ou aux « passeurs ». Et le critique, dans sa fonction traditionnelle, était et continue d’être un intercesseur entre le film et le spectateur. N’oublions pas qu’il a longtemps été le premier spectateur du film, avant le spectateur. Et qu’il a pour charge de transmettre un (premier) message dans le prolongement de cette vision première du film. Entre le moment où un film est exploité en salles (j’ose plutôt dire : exposé sur grand écran), et celui où il disparaît pour apparaître ailleurs, par exemple sur Internet (du fait du piratage généralisé), il se passe un temps qui ne cesse de se réduire. Comme si la vraie vie des films se déroulait ailleurs. Où ? Sur d’autres supports, et dans un autre espace-temps.

Donc : prolifération des images, et instantanéité de leur diffusion. Ce qui se perd ou se dilue, c’est la distance critique. Entre l’écran, entre l’image et le spectateur, il n’y a plus d’espace de jugement, pour autant que cet espace inclue nécessairement du temps, un temps de solitude relative, nécessaire à l’exercice du regard. Il me semble qu’il y a de nos jours une crise de cet espace-temps, où se joue ce droit de regard. La prolifération et le caractère instantané de la diffusion des images nous enlèvent cette illusion qui a toujours existé, que le temps jouait pour chacun afin de permettre d’exercer un regard sur les films. Une image chasse l’autre. Effet de zapping généralisé. Le rôle, la place et le discours de la critique, nécessairement, s’en ressentent. Tout cela mérite réflexion et approfondissement.

Pour retrouver de la crédibilité, la critique doit s’efforcer de réinventer cet espace de jugement nécessaire à l’exercice du regard. Vaste programme. N’étant plus critique de cinéma depuis plusieurs années, je me suis permis d’intervenir, dans le cadre agréable du séminaire d’Estoril, en changeant d’axe. De nos jours le cinéma se décline, selon moi, selon diverses temporalités. S’il existe bel et bien un Temps du cinéma, celui-ci se conjuguerait de cette manière :

       le Temps de l’actualité : les sorties des films nouveaux le mercredi ;

       le Temps de l’édition des films en DVD (en général six mois après leur sortie en salle : films + bonus et commentaires) ;

       le Temps de la multidiffusion sur Canal+ et sur les chaînes thématiques ;

      le Temps Internet : courts-métrages, films expérimentaux, amateurs, etc., conçus directement pour être diffusés via Internet, sans oublier le phénomène du piratage ;

      le Temps des rétrospectives (cinémathèques, festivals), des hommages, des ressorties dans les salles de répertoire ;

      le Temps des festivals : lieux de découverte des films, créant ainsi une sorte de second marché parallèlement à l’Art et Essai ;

       le Temps des expositions, où le cinéma après être entré au Musée se confronte à son histoire, et à sa relation avec les autres arts (peinture, photo, vidéo) ;

Ce Temps du cinéma se divise ainsi en autant d’entrées possibles. Sans oublier un temps de la technique (la révolution numérique bouleverse ou transforme toute la chaine de fabrication des films), un temps économique, un temps de l’édition (livres, revues, etc.), un temps de la recherche universitaire, un temps de l’archive (indexation, création de bases de données, consultation de documents), qui ne se confond d’ailleurs pas avec un temps de la mémoire. Ces différentes couches ou strates définissent ce que l’on pourrait appeler le Temps Symbolique du cinéma. Soumis à la très forte pression de la révolution numérique, cette temporalité n’en constitue pas moins une espèce d’architecture spatio-temporelle dans laquelle la fonction critique doit s’efforcer de retrouver ses marques. Le cinéma a gagné parce qu’il est partout, mais sa victoire symbolique s’est construite sur un éparpillement ou un éclatement né de la prolifération des images et de la multiplication des supports. Victoire mais partielle, entraînant un éclatement de la sphère Cinéma. La question qui se pose à la critique consiste à reconstituer une articulation entre ces différentes temporalités, sachant que chacune dessine un spectateur ou un « consommateur » différent, qui ne formule pas ou plus la même demande envers le cinéma. Exprimer un goût, une certaine idée du cinéma continue d’être un enjeu majeur. Mais il n’est pas exclusif de notre relation avec ces différentes strates ou couches qui définissent aujourd’hui l’espace Cinéma. C’est une question que l’on se pose quotidiennement à la Cinémathèque, dans notre manière de concevoir notre travail de programmation, d’exposition, de consultation ou d’accompagnement éducatif. Comment faire de cet espace qu’est la Cinémathèque, un lieu où le cinéma se décline selon diverses temporalités, avec des passerelles ou des points de rencontres.

On peut dater cette victoire (culturelle) du cinéma au moment où celui-ci célébra son centenaire : 1995. S’est alors institué un effet globalement « rétroviseur » : le cinéma s’est retourné sur sa propre histoire, pour commencer à mettre un peu d’ordre dans son patrimoine. Là-dessus est arrivée la révolution numérique, qui le contraint à se projeter en avant, à prendre des risques et à modifier en profondeur les processus de fabrication et de diffusion des images. Double effet conjugué : retour en arrière et bond en avant. D’où un sentiment relatif de schizophrénie. Le souci de mémoire se confronte simultanément à une forme d’amnésie née de la transformation numérique. A suivre.

P.S.: Je recommande d’aller sur un site internet pour découvrir une revue de cinéma en ligne. Son titre: Spectres du cinéma, numéro un, automne 2008. http://spectresducinema.blogspot.com

Critiques, analyses, et un très long et passionnant entretien avec Charles Tesson, sur les revues de cinéma. A lire.