Archive pour le 2.11.2008

Depardon (Image) + Nougaret (Son) = La Vie moderne

dimanche 2 novembre 2008

C’est dimanche. En attendant de voir cet après-midi la finale du Masters de Paris Bercy, qui opposera Jo-Wilfried Tsonga (jeune joueur à la joie bondissante) à l’argentin David Nalbandian, j’ai envie de vous dire tout le bien que je pense du dernier film de Raymond Depardon : La Vie moderne. Sur ce film comme sur la plupart de ceux qu’il a réalisés depuis vingt ans, Depardon travaille avec Claudine Nougeret, sa complice et sa femme. Depardon à l’image, Nougaret au son : les deux font la pair. Ils n’ont besoin de personne d’autre, à ce stade du tournage, pour faire leurs films. Précieuse économie. Entendez : économie de tournage. Imaginons un instant que Depardon débarque dans une ferme des Cévennes accompagné d’une petite équipe de tournage. Il n’y aurait tout simplement pas de film. Le fait d’arriver à deux, dans une relation intime avec la chose filmée, cela change tout. Qu’est-ce que « la chose filmée » ? Le monde rural. Les Paysans. Depardon, fils de paysan, ne cesse de revenir sur le territoire de ses ancêtres. Il ne cesse de payer son dû à ce monde dont il vient et dont il est sorti. A dix-huit ans, il a quitté Villefranche-sur-Saône, pour « monter à Paris » et devenir photographe. Sentiment de culpabilité, qui vient que Depardon, il le dit lui-même, n’a jamais osé filmer son père. Alors il revient, à intervalle plus ou moins régulier, comme pour se faire pardonner. Soit en tant que photographe (il a entrepris un travail de longue haleine, sur dix ans : une sorte de Mission Photographique dont il rend régulièrement compte à travers expositions et livres). Soit en tant que cinéaste. La Vie moderne constitue le troisième volet d’une trilogie filmée, après L’Approche (2001) et Le Quotidien (2005). Dans l’une ou l’autre des formes esthétiques qui sont les siennes, photographie et cinéma, la dimension autobiographique est une donnée fondamentale du travail de Depardon. La dimension du remords s’y trouve sublimée, ou dépassée, par la qualité intrinsèque du regard. Regard étique et esthétique. En filmant les autres, c’est une part de lui-même qu’il livre, toujours avec une grande pudeur.

Dès la première image, La Vie moderne rend honneur au cinéma avec un grand C. L’image en Scope envahit tout l’écran : images de paysages des Cévennes filmées en travelling avant, la caméra posée sur la plateforme d’un camion. L’image est nette, les paysages splendides. Depardon en voix off  nous dit où il va, chez qui il se rend, pour des retrouvailles. Les paysans qu’il va filmer, il les connaît depuis des années et des années, pour les avoir déjà filmés. L’image suit le contour des lacets d’une route qui nous mène chez les frères Privat. Au détour, voilà justement Raymond Privat, à la tombée de la nuit, qui ramène son troupeau à la ferme. Le timing est parfait. Le découpage du film en séquences, chacune nous faisant (re)découvrir un lieu, des personnages, relève si l’on peut dire du journal filmé. Depardon et Claudine Nougaret sont de retour pour prendre des nouvelles. L’échange se fait de manière naturelle, même si La Vie moderne est à n’en pas douter un des films les moins bavards qui soient. Les silences sont longs, les regards durent longtemps. S’installe dans cette temporalité-là une vérité éternelle. Quelque chose est en train de passer. Cette mélancolie culmine à la fin du film, lorsque Marcel Privat, 88 ans, laconique, cède du bout des lèvres un « C’est la fin ». Le monde rural vit sous un autre régime spatio-temporel. C’est ce que l’on ressent de plus fort en regardant ce film.

La formidable modernité esthétique ou plastique du dispositif mis au point par Depardon/Nougaret, avec l’image en Scope et le son numérique ultra sensible, enregistre avec une patience infinie, et grâce à une présence fondée sur l’empathie, les vibrations à peine sensibles d’un monde en train de disparaître. La modernité esthétique du film contredit d’une certaine manière la mélancolie du sujet abordé. Le cinéma, dans toute sa splendeur et sa simplicité, est là conçu comme en état de veille. Au sens où, depuis une éternité, le monde rural et ceux qui l’habitent font chaque soir la veillée, une fois les troupeaux revenus au bercail.

Ce temps qui n’en finit pas de passer, Depardon et Nougaret l’ont filmé et enregistré avec les outils techniques les plus performants du moment. Une caméra mise au point par Jean-Pierre Beauviala surnommée la « Pénélope », et le « Cantar », un magnétophone inventé par le même Beauviala permettant d’enregistrer le son sur huit pistes numériques, avec une autonomie de sept heures.

Ce beau film invite le spectateur à la réflexion et à la patience. Ces paysages splendides et majestueux donnent une idée de ce qu’est la France rurale, peu à peu abandonnée. La Vie moderne en saisit l’émotion et le silence.

 P.S. Bonne nouvelle: La Vie moderne a obtenu cette année le Prix Louis-Delluc, attribué le 12 décembre 2008.