Depardon (Image) + Nougaret (Son) = La Vie moderne

C’est dimanche. En attendant de voir cet après-midi la finale du Masters de Paris Bercy, qui opposera Jo-Wilfried Tsonga (jeune joueur à la joie bondissante) à l’argentin David Nalbandian, j’ai envie de vous dire tout le bien que je pense du dernier film de Raymond Depardon : La Vie moderne. Sur ce film comme sur la plupart de ceux qu’il a réalisés depuis vingt ans, Depardon travaille avec Claudine Nougeret, sa complice et sa femme. Depardon à l’image, Nougaret au son : les deux font la pair. Ils n’ont besoin de personne d’autre, à ce stade du tournage, pour faire leurs films. Précieuse économie. Entendez : économie de tournage. Imaginons un instant que Depardon débarque dans une ferme des Cévennes accompagné d’une petite équipe de tournage. Il n’y aurait tout simplement pas de film. Le fait d’arriver à deux, dans une relation intime avec la chose filmée, cela change tout. Qu’est-ce que « la chose filmée » ? Le monde rural. Les Paysans. Depardon, fils de paysan, ne cesse de revenir sur le territoire de ses ancêtres. Il ne cesse de payer son dû à ce monde dont il vient et dont il est sorti. A dix-huit ans, il a quitté Villefranche-sur-Saône, pour « monter à Paris » et devenir photographe. Sentiment de culpabilité, qui vient que Depardon, il le dit lui-même, n’a jamais osé filmer son père. Alors il revient, à intervalle plus ou moins régulier, comme pour se faire pardonner. Soit en tant que photographe (il a entrepris un travail de longue haleine, sur dix ans : une sorte de Mission Photographique dont il rend régulièrement compte à travers expositions et livres). Soit en tant que cinéaste. La Vie moderne constitue le troisième volet d’une trilogie filmée, après L’Approche (2001) et Le Quotidien (2005). Dans l’une ou l’autre des formes esthétiques qui sont les siennes, photographie et cinéma, la dimension autobiographique est une donnée fondamentale du travail de Depardon. La dimension du remords s’y trouve sublimée, ou dépassée, par la qualité intrinsèque du regard. Regard étique et esthétique. En filmant les autres, c’est une part de lui-même qu’il livre, toujours avec une grande pudeur.

Dès la première image, La Vie moderne rend honneur au cinéma avec un grand C. L’image en Scope envahit tout l’écran : images de paysages des Cévennes filmées en travelling avant, la caméra posée sur la plateforme d’un camion. L’image est nette, les paysages splendides. Depardon en voix off  nous dit où il va, chez qui il se rend, pour des retrouvailles. Les paysans qu’il va filmer, il les connaît depuis des années et des années, pour les avoir déjà filmés. L’image suit le contour des lacets d’une route qui nous mène chez les frères Privat. Au détour, voilà justement Raymond Privat, à la tombée de la nuit, qui ramène son troupeau à la ferme. Le timing est parfait. Le découpage du film en séquences, chacune nous faisant (re)découvrir un lieu, des personnages, relève si l’on peut dire du journal filmé. Depardon et Claudine Nougaret sont de retour pour prendre des nouvelles. L’échange se fait de manière naturelle, même si La Vie moderne est à n’en pas douter un des films les moins bavards qui soient. Les silences sont longs, les regards durent longtemps. S’installe dans cette temporalité-là une vérité éternelle. Quelque chose est en train de passer. Cette mélancolie culmine à la fin du film, lorsque Marcel Privat, 88 ans, laconique, cède du bout des lèvres un « C’est la fin ». Le monde rural vit sous un autre régime spatio-temporel. C’est ce que l’on ressent de plus fort en regardant ce film.

La formidable modernité esthétique ou plastique du dispositif mis au point par Depardon/Nougaret, avec l’image en Scope et le son numérique ultra sensible, enregistre avec une patience infinie, et grâce à une présence fondée sur l’empathie, les vibrations à peine sensibles d’un monde en train de disparaître. La modernité esthétique du film contredit d’une certaine manière la mélancolie du sujet abordé. Le cinéma, dans toute sa splendeur et sa simplicité, est là conçu comme en état de veille. Au sens où, depuis une éternité, le monde rural et ceux qui l’habitent font chaque soir la veillée, une fois les troupeaux revenus au bercail.

Ce temps qui n’en finit pas de passer, Depardon et Nougaret l’ont filmé et enregistré avec les outils techniques les plus performants du moment. Une caméra mise au point par Jean-Pierre Beauviala surnommée la « Pénélope », et le « Cantar », un magnétophone inventé par le même Beauviala permettant d’enregistrer le son sur huit pistes numériques, avec une autonomie de sept heures.

Ce beau film invite le spectateur à la réflexion et à la patience. Ces paysages splendides et majestueux donnent une idée de ce qu’est la France rurale, peu à peu abandonnée. La Vie moderne en saisit l’émotion et le silence.

 P.S. Bonne nouvelle: La Vie moderne a obtenu cette année le Prix Louis-Delluc, attribué le 12 décembre 2008.

14 Réponses à “Depardon (Image) + Nougaret (Son) = La Vie moderne”

  1. JOCELYN LE CREURER a écrit :

    Bonjour , à noter un superbe interview au caractère rétrospectif sur DEPARDON dans le magazine POSITIF du mois d’octobre 2008 !!

  2. najehsouleimane a écrit :

    bonjour, j’aimerais savoir, s’il vous plaît, si ce film de Depardon a des chances de sortir en DVD.

  3. Serge Toubiana a écrit :

    La Vie moderne sortira probablement en DVD, mais pas avant six mois. La réglementation impose un tel délai entre la sortie en salle et celle du DVD.

  4. illana attali a écrit :

    Je ne sais pas si le monde paysan tombe en désuétude ou s’il subit des mutations, mais il ne disparaît pas pour autant … ce film me laisse un goût d’incertitude quant à la condition paysanne. Je me renseignerai davantage. Autrement, c’est un film fabuleux visuellement, l’oeil du photographe en est le garant absolu. J’ai également écrit une petit chronique sur ce film sur mon propre blog 🙂

  5. michèle collery a écrit :

    à propos de voie de disparition… envisagez-vous d’organiser une semaine ou une manifestation consacrée au cinéma palestinien un de ces quatre ? on pourrait y découvrir des réalisations actuelles, mais aussi des films plus anciens, de Godard, Serge Le Péron, Guy Chapouillié… j’arrive de Bruxelles et Mons où le festival Masarat Palestine, consacré à l’art contemporain palestinien, a remis la création visuelle des années 70 (affiches, ciné) sur le devant de la scène, et ce fut un plaisir de voir que rien de tout cela n’avait pris une seule ride. c’est rafraîchissant de rafraîchir la mémoire…

  6. Serge Toubiana a écrit :

    Films sur la Palestine réalisés dans les années 70, ou films palestiniens contemporains ? ce n’est évidemment pas la même chose. Une semaine de de films venus de Palestine ? C’est davantage le rôle d’un festival. Mais l’idée peut faire son chemin… S.T.

  7. Jean-Pierre Chausse a écrit :

    A l’attention de Mr Depardon,
    Quelques réflexions après un bon moment passé avec vos gens.
    D’abord que ça pourrait s’intituler le monde des silences, parce que le silence dérange mais qu’on se laisse apprivoiser comme vos hôtes.
    La limite au silence, c’est nos questions sans réponses, qu’est-ce qui va donner un sens à leur vie.
    On entre dans la désespérance par manque de confiance, par manque de don de soi.
    Il y a bien des regards d’enfants, mais en-haut les buissons prennent le dessus, même la nature abandonne.
    Les femmes aussi sont impuissantes, les hommes c’est moins surprenant.
    Peut-être qu’on est devenu voyeurs d’un monde qui « dédevient », peut-être qu’ils attendaient qu’on regarde avec eux, qu’on leur aprenne à s’aimer, qu’on leur dise qu’on en veut bien de leur histoire, elle est un bout de la nôtre et qu’on va lui donner des couleurs autrement.

  8. Mirabelle grivot a écrit :

    Je ne suis ni photographe ni critique de cinéma, simplement fille de paysans maintenant disparus, en Lozère.
    Depardon aurait pu filmer mes parents avec la même délicatesse et justesse.
    Je ne voulais pas voir ce film de crainte de pleurer, eh bien non, je n’ai pas pleuré, car contrairement à ce qui a été dit, ce n’est pas un film qui suscite l’émotion, seulement le respect…
    Peut-être faut-il avoir des racines paysannes pour voir que ce film, outre son côté esthétique, est d’une justesse parfaite.

  9. Guicheney Pierre a écrit :

    La vie moderne : Je suis très réticent face à cette manière d’utiliser, sinon instrumentaliser des gens en perdition, voire au bord de l’agonie, pas trop conscients, semblerait-il, des enjeux cinématographiques et culturels qu’il y a derrière l’entreprise d’un tel film. Je trouve que M. Depardon parle beaucoup trop à la place de certains de ses personnages manifestement soit handicapés (le fils) soit borderline (le Mr aux longs cheveux), en tout cas à peine « verbalisés ». J’avais déjà été choqué, lors de la projection d’un film sur les Indiens Yanomami à la Fondation Cartier, que notre collègue cinéaste ait filmé des gens manifestement inconscients car sous l’emprise – ritualisée – de la yahuasca (ou autre mélange hallucinogène), morve au nez et regards hagards. Une telle manière de filmer un sujet qu’il ne connaissait pas me semblait témoigner d’une cécité, voire d’une rapacité – et pas du tout d’une empathie, désolé – de cinéaste « entre deux avions » et d’une légèreté face à l’impact possible d’une telle image pas très ragoutante qui laisse le spectateur au bord d’une réalité rituelle et mentale « zoologisée » (comme dans les zoos humains de triste mémoire) pour laquelle on ne lui présente aucune clé (que le cinéaste, à l’évidence, n’a pas). Il ne faut pas filmer certaines choses, surtout si on ne les connaît pas. Je me suis alors rappelé John Boorman qui n’a pas voulu faire jouer de « vrais » indiens dans « La Forêt d’émeraude » car ils ne pouvaient pas mesurer ce que représentait un film et le cinéma. Voilà le genre d’éthique qui devrait prévaloir dans nos métiers, me semble-t-il. Je crains que M. Depardon, dont j’ai par ailleurs hautement apprécié les talents de conteur-cinéaste dans d’autres oeuvres (comme « Un homme sans l’Occident » ou « 1974, une partie de campagne »), n’ait ici dans les Cévennes et là chez les Yanomami, comme autrefois, hélas, en Afrique, succombé à la facilité et travaillé un peu trop vite, sans se poser les bonnes questions.
    Je suis réalisateur de documentaires, ceci est donc une réflexion très liée à ma pratique.

  10. Serge Toubiana a écrit :

    Cher Pierre Guicheney, je publie volontiers votre message, même si je ne partage absolument pas votre avis. Vous oubliez peut-être que Raymond Depardon n’en est pas à son premier film sur le monde paysan, et que certains des « personnages » de La Vie moderne (ce sont d’ailleurs davantage des personnes que des « personnages »), il les avait déjà rencontrés, connus et filmés. Dire que Depardon parle à la place des personnes qu’il filme me paraît étranger, quand on sait à quel point Depardon est lui-même avare de mots. Et puis non, vous vous trompez, Depardon filme davantage les silences que la parole. Et cela, vous ne pouvez vraiment pas le lui reprocher. La vision « éthique » du cinéma qui semble être la vôtre me paraît hautement restrictive. Enfin, c’est mon point de vue. S.T.

  11. Marie-Pascale Vincent a écrit :

    Journaliste en Lozère, je souhaiterai visionner le film de Depardon pour un artcile concernant le journal agricole du département.
    Il n’est pas projetté actuellement par les cinémas de la région. Comment puis-je faire, sans attendre sa sortie en DVD ?
    D’avance merci pour la réponse

  12. Serge Toubiana a écrit :

    Je vous conseille de vérifier si le film n’est pas programmé dans une salle de votre région. S.T.

  13. Serge Toubiana a écrit :

    Bonne nouvelle : La Vie moderne sortira en édition DVD le 6 mai 2009, chez Arte Vidéo. Au prix de 14,99 euros. En bonus du film de Depardon, un documentaire réalisé par Claudine Nougaret, « Paul Lacombe » (1986, 20 mn).

  14. Dana Livingston a écrit :

    Je suis tombée sur votre blog par un heureux hasard, M Toubiana, en cherchant la date de sortie de ‘La vie moderne’ en DVD, pour un ami américain qui, malheureusement, n’aura pas le plaisir de le voir en salle.
    Tant que j’y suis, je voudrais dire tout le bien que je pense de ce film. De toute ma vie, je n’ai pas vu un film qui soit resté avec moi, ou peut-être plutôt ‘en moi’, aussi longtemps que ‘La vie moderne’. Ce que l’on en dit est vrai, que Depardon fait preuve d’une élégance singulière, en laissant à ses sujets tout le temps pour s’exprimer… ou pas. C’est justement le ‘ou pas’ qui fait l’essence de ce film.
    Splendide aperçu d’un monde avec portraits de ses habitants, que je pense, comme Mirabelle Grivot, ci-dessus, ne disparaîtra pas d’aussi tôt. Il se transformera peut-être, mais, dans une époque de grande incertitude quant à notre capacité de survivre à l’implosion du modèle capitaliste mondial, nous aurons besoin comme jamais des connaissances des Raymond, Paul et compagnie. Comme le film le démontre, il faut [re]penser aux pays, au pluriel !
    Je suis en train de lire un livre passionnant de l’historien Graham Robb, intitulé ‘Discovery of France’ [publié par Norton] – récit d’un voyage de 14,000 miles que l’auteur a fait, à vélo, à travers la France, motivé par le sentiment que l’histoire de la monarchie et ses grands événements mouvementés, réduite pour ainsi dire à l’Ile de France, ne suffisait pas pour décrire l’émergence du pays l’on appelle aujourd’hui ‘la France’.
    En lisant ce livre, le regard de Depardon est on ne peut plus présent dans mon ésprit.
    Film formidable, Depardon et ses amis, un véritable trésor.