Archive pour le 17.05.2008

Cannes 08.

samedi 17 mai 2008

Si je devais compter le nombre de jours que j’ai passés à Cannes durant toute ma vie, cela dépasserait une année. C’est simple : 10 jours multipliés par le nombre de fois où je suis venu. Mon premier festival date de 1977. Le fait d’être quasi un vétéran ne vous donne heureusement aucun avantage. Juste un peu d’expérience. Ce que je sais de Cannes, je veux dire du festival, c’est qu’on n’en fait jamais vraiment le tour. Beaucoup pensent par exemple que la chose principale consiste à y découvrir des films, que la compétition officielle serait comme le noyau dur de la manifestation. Or c’est de moins en moins vrai. Évidemment, il n’y a pas de festival sans films. Mais ils servent de plus en plus à cacher la forêt. Ils fonctionnent souvent comme leurre. La majorité des festivaliers ne viennent pas pour voir des films mais pour y faire autre chose. S’y montrer, y faire des affaires. Investir, acheter, vendre. Mine de rien, c’est essentiel. Découvrir des films inédits venus du monde entier reste la grande affaire des cinéphiles. Cela crée à Cannes, plus que partout ailleurs, un stress incroyable. Avec les films, on joue sa vie. Comme une véritable passion. Ce stress, je m’y suis habitué, il me plaît, mais j’ai mis du temps à m’y faire. La majorité de la population festivalière est composée de gens pour qui le festival représente avant tout l’opportunité de faire des rencontres et du business. Le paradoxe de Cannes est que ces deux activités ne sont pas incompatibles. Au contraire. Toutes ces populations se croisent et souvent s’ignorent. Elles n’ont pas le même objet, ni le même désir. Ni même le même rythme. Les cinéphiles se lèvent tôt et se couchent à pas d’heure. Les autres profitent de leur chambre d’hôtel le matin. Les Américains investissent les grands hôtels de la Croisette, chambres, terrasses et salons, pour y faire des affaires. Ils sont souvent entre eux. On croise énormément d’Asiatiques, des Japonais, des Coréens ou des Chinois qui viennent coproduire, financer, acheter, investir… La réussite de Cannes par rapport à des festivals concurrents tels que Berlin et Venise, c’est d’avoir réussi cette alchimie entre le business et la compétition artistique. C’est ce qui en fait un lieu unique au monde.

De quoi parle t-on à Cannes en ce début de festival ? Du fait que les Cahiers du cinéma sont en vente. Le Monde qui en est l’actionnaire largement majoritaire, a décidé de vendre un certain nombre de ses « actifs » pour tenter d’éponger de lourdes pertes financières. D’où la décision de céder les Cahiers. À qui ? on ne le sait pas encore. Cela ne me laisse pas indifférent. Il y a dix ans, alors en charge de la revue, j’avais cédé la majorité des parts des Éditions de l’Étoile (la société d’édition des Cahiers du cinéma) au groupe Le Monde, pensant que cela mettrait les Cahiers à l’abri. Cela a été le cas, me semble-t-il, pendant toute cette période. C’était l’époque où Le Monde était en pleine expansion. C’est aujourd’hui l’heure du reflux. Il paraît qu’il y a de nombreux prétendants au rachat. Tant mieux. Les « Amis des Cahiers du cinéma », dont je fais partie, auront leur mot à dire pour garantir la pérennité du titre et une certaine fidélité à son histoire. On en saura bientôt davantage. Mais il est important que cette revue poursuive son aventure avec le cinéma.

On parle aussi beaucoup de la soirée d’ouverture du festival. Du discours de Claude Lanzmann, que j’ai trouvé magnifique. Oser parler de l’Humanité, une et indivisible, et du cinéma, un et indivisible, en faisant le rapprochement entre Jackie Brown et Shoah, me fait applaudir des deux mains. Entre Édouard Baer d’un côté, Sean Penn de l’autre, Claude Lanzmann, avec sa manière de sculpter chacune de ses phrases, avec son élocution et son phrasé, en prenant le temps de se faire entendre, a bousculé les règles tacites du rituel cannois. Pendant quelques minutes, on a presque oublié la logique de la société du spectacle pour entendre autre chose, qui a à voir avec le fondement éthique du cinématographe. C’est aussi ça, le Festival de Cannes. C’est autre chose que de rabaisser le cinéma à un simple discours politique. Le discours de Lanzmann nous rappelait à la dimension cérémonielle du cinéma, mais aussi à sa dimension mémorielle, comme pour « sanctuariser » l’art cinématographique en le mettant au niveau des grands idéaux de l’humanité. Il s’en passe des choses dans le village-monde qu’est depuis toujours le Festival de Cannes.