Archive pour le 11.05.2008

Faire ou ne pas faire son cinéma

dimanche 11 mai 2008

Frédéric Sojcher, qui est belge mais vit et enseigne le cinéma à Paris, m’envoie un message alarmiste, avec ces deux nouvelles provenant de Belgique. Je le cite : « Bart de Wever, député nationaliste flamand, a déclaré hier en pleine crise parlementaire sur l’avenir de la Belgique, que les politiciens francophones faisaient toujours du cinéma. « Et je n’aime pas le cinéma français, il y a trop de blabla ». Dans un autre registre, l’un des principaux distributeurs de films d’auteurs en Belgique, Jan De Clercq, qui est également l’une des rares personnalités du cinéma en Flandre à diffuser des films francophones, déclarait hier au journal Le Soir vouloir arrêter de distribuer des films belges francophones. « Il ne faut pas faire uniquement des films pour Cannes ou Venise », déclare-t-il, « mais également des films pour lesquels le spectateur est prêt à acheter sa place ».

Faut-il pour autant s’inquiéter ? On pourrait retourner l’hypothèse : c’est peut-être parce que les hommes politiques belges ne font pas assez de cinéma, que cette crise parlementaire dure depuis plusieurs mois. Qu’un homme politique ne fasse pas de cinéma, c’est bien la moindre des choses. Mais, avec le temps, on se rend compte que les grands hommes politiques, ceux qui restent et dont l’Histoire retient le nom, font ou ont fait du cinéma. Souvent de manière involontaire. Mais du cinéma quand même. Certains font du bon cinéma, quand d’autres en font du mauvais. Truffaut, au début des années soixante-dix, se passionnait pour le Watergate, au point de passer des après-midi entières devant sa télévision, lorsqu’il était en Amérique. Nixon, président des Etats-Unis, avait beau se débattre comme un bougre, tout était contre lui. Il avait, comment dire, la figure de l’emploi. Mauvais tricheur. Et il l’a payé cher.

Je revoyais l’autre soir des images d’archives des années soixante avec le général De Gaulle. Evidemment qu’il faisait du cinéma ! Ses conférences de presse étaient mises en scène au moindre détail près. Tous assis devant lui, ses ministres sur les côtés, et lui seul face à la foule de journalistes. N’était-ce pas du cinéma ? Sa manière de parler, son éloquence, ses formules, n’était-ce pas une manière d’entrer dans l’Histoire ? Ce qui est troublant avec De Gaulle, c’est qu’il est au pouvoir jusqu’en 1969, alors qu’il ne colle déjà plus avec son temps. Ce décalage mérite d’être analysé. Il est au pouvoir en Mai 68, dans les circonstances que l’on connaît. Lorsque la rue le défie, il quitte l’Élysée sans même dire à Pompidou, son premier ministre, où il va. C’est aussi du cinéma : lui seul connaît le scénario, celui de Baden-Baden, quand toute la classe politique l’ignore. Avec De Gaulle, la politique pouvait prendre parfois la forme d’un happening. Ensuite, il fait son retour, tranquillement, pour reprendre les affaires en mains.

Ce qui frappe avec ces images de Mai 68, les manifestations de rues, les étudiants au Quartier latin, les ouvriers en grève, c’est que la plupart sont en noir et blanc. À peine nées qu’elles sont déjà des archives. Ou du moins, elles en ont le statut et l’apparence. Aucune trace de fiction. Quelque chose de la Nouvelle Vague n’est pas encore passé. Mon hypothèse serait donc la suivante : Mai 68 appartient au cinéma documentaire. Donc au noir et blanc. La télévision est alors balbutiante. Entièrement aux ordres du pouvoir politique. La censure et l’autocensure règnent. Dans le cinéma, il souffle depuis Les 400 Coups et A bout de souffle un air de liberté. Le cinéma de fiction possède plusieurs longueurs d’avance. Imaginez une seconde que Pierrot le Fou date de 1965 : sublime film en couleurs, avec le bleu du ciel, la Méditerranée, le rouge Matisse… Godard est sans doute le cinéaste (on pourrait remplacer le mot cinéaste par un autre : plasticien) qui symbolise le mieux l’avance du cinéma de fiction sur la réalité documentaire de cette France du Général. La Chinoise et Week-end datent de 1967 et anticipent génialement les événements. Sur un mode poétique et plastique. Godard plasticien et anthropologue ? Oui, à coup sûr. Le noir et blanc arrive après la couleur. Paradoxe de l’Histoire. Dans cette équation, De Gaulle a plusieurs métros de retard. C’est cela que nous devrions apprendre dans les écoles. Pour comprendre ces années 60, qu’est-ce qui est plus « parlant » ? Les images en noir et blanc de Mai ? Ou celles en couleur de Godard, Truffaut ou Cavalier ? Baisers volés est tourné en février et mars 68, pendant l’affaire Langlois qui secoue la Cinémathèque française. Il reste quelques images d’archives, en noir et blanc, où l’on voit défiler au Trocadéro tout ce que le cinéma français compte de vedettes venues apporter leur soutien à Langlois. Si l’on s’amusait à coller Baisers volés, le film, à ces images d’archives, on aurait du mal à penser que ces images, les unes en couleur, les autres en noir et blanc, sont synchrones. La Chamade, magnifique film d’Alain Cavalier, avec Deneuve et Piccoli, d’après un roman de Sagan, est tourné en juin 68, à Paris et à St-Tropez. Juste après les grandes manifestations de Mai. À revoir, ce film dit beaucoup de choses sur l’époque, sur cette liberté de Mai, et surtout, cette exigence de souveraineté individuelle. Tout cela pour en arriver où ? À cette idée qu’entre le cinéma et la société, ou entre le cinéma et la réalité, il se joue bien des tours et des détours. Les lignes ne sont jamais droites, et les propos jamais définitifs. Les hommes politiques belges feraient bien de le méditer.