Archive pour le 7.03.2008

Attention! Mai approche.

vendredi 7 mars 2008

Mai 2008 approche. Tout le monde est sur le pont pour célébrer en grandes pompes les 40 ans de Mai 68. Faut s’y faire. Attendez-vous à pire, dans dix ans, lorsqu’il s’agira de célébrer le cinquantenaire ! Un universitaire américain a réussi à me dénicher, j’ignore comment, pour me poser une série de questions très précises sur ce que je faisais à l’époque. Dur-dur ! Vagues souvenirs. J’essaie de comprendre pourquoi les faits et gestes d’alors n’ont guère laissé de traces dans ma mémoire. En dehors du sentiment d’euphorie, bien sûr. Mais l’euphorie est tellement liée aux années 60… Qu’est-ce qui fait, que tout en ayant vécu ce moi de mai de manière intense et passionnée, il ne m’en reste néanmoins que des lambeaux. Tout simplement : j’étais jeune, je n’avais pas la moindre idée que ce que nous vivions, pris dans le fracas du temps, aurait un jour ou l’autre valeur commémorative. A 18 ou 20 ans on vit, c’est tout. Intensément. Sans se soucier de rien. Et surtout pas de ce que sera le futur. Aucune dimension « mémoriale », pour ainsi dire. Cette conception-là sera concomitante du développement ultérieur des médias. Ces derniers adorent commémorer. Cela leur donne le sentiment d’apporter une valeur ajoutée, de participer à la fabrication de l’Histoire. Alors que ce n’est qu’une manière de sanctifier la légende. Valeur ajoutée ? A quoi ? Pas tellement à la chose elle-même, qu’à son environnement ou à sa propagation dans le temps : l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’homme qui a croisé Cohn-Bendit sur une barricade… Mai 68, je l’ai vécu à hauteur d’homme. Et encore ! Plus juste de dire : à hauteur de jeune homme. Sans héroïsme aucun. Mélange de lucidité et d’aveuglement. Allez savoir ! Que voulez-vous que l’on comprenne du monde à cet âge, qui est aussi celui où l’on se demande quoi faire dans la vie, et comment sortir du cocon familial…

J’allais sur mes 19 ans. Etudiant en première année de Sciences économiques à Grenoble. Membre du parti communiste. Le 3 mai 1968 se tient la première assemblée générale d’étudiants, à la faculté du centre ville, en écho aux premières manifestations du quartier Latin. Le dirigeant du parti à Grenoble me donne comme instruction de me rendre à cette assemblée, d’écouter et de tout faire pour « freiner le mouvement ». Position inconfortable. Tiraillé entre la ligne officielle du parti, qui considérait d’un très mauvais œil les manifestations petites-bourgeoises des étudiants, et l’éclosion d’un mouvement de masse spontané, incontrôlable, subversif. Je n’en dis pas plus. Mai 68 vu du point de vue du PC, c’était pas terrible : sentiment d’une forteresse assiégée, vous voyez ce que je veux dire. Il a fallu l’invasion de la Tchécoslovaquie, le 22 août 1968, pour que je sois exclu… Du jour au lendemain, je me suis fait accuser de traître et de renégat. Cela reste une des grandes dates de ma vie…

On a déjà tout dit ou presque sur Mai 68. Comme c’est un anniversaire, on va proposer un nouveau « package ». Revendre le même produit, il n’y a que l’emballage qui change. Les témoins sont là : quelle chance ! Livres, films, émissions de télévision : on va reparler de mai en mai. Il en sera ainsi pendant des décennies. Ce qui demeure un héritage important, c’est la rupture avec le communisme, sous sa version officielle, disons soviétique. Pour la première fois en France, un mouvement qui agit et pense en dehors de la structure communiste. Cela a pris des années d’en arriver à ce point de rupture-là, pour des millions et des millions de personnes. Mais les idées et les réflexes communistes sont longtemps demeurés dans nos esprits. On ne met pas un mois, ni une année, ni même dix années, à sortir définitivement d’une logique aussi forte, aussi construite, aussi totale que « l’idée communiste du monde ». Pour moi, quitter le communisme a coïncidé avec le fait de quitter ma famille. Au sens propre. Prendre du champ, aller là, n’importe où, où je ne serai plus dans l’orbite (du discours) familial. Moment doublement crucial, et doublement cruel. On s’en va, on part ailleurs, quelque part, pour se perdre. Et la vraie vie commence.

L’autre chose qui m’importe, c’est la relation aux images de 68. C’est une vérité bonne à (re)dire : on a assez peu filmé les événements de Mai. Pour quelles raisons ? D’abord parce qu’il fallait avoir le réflexe de le faire. Certains l’ont eu : Chris Marker, William Klein, Philippe Garrel, Godard et ses ciné-tracts, et quelques autres. Images furtives, nocturnes, très documentaires, et pour cause. Le matériel d’alors était plus lourd, plus conséquent que celui dont nous disposons depuis l’invention de la vidéo. A l’époque il fallait de la pellicule et le son synchrone, pour s’approcher au plus près des « événements », aussi bien des manifestants que des policiers. Il reste infiniment plus de traces photographiques et sonores (car la radio a joué un rôle très important, surtout Europe 1, dès lors que le service public s’était mis en grève).

Des cinéastes étrangers, de passage en France, ont eux aussi filmé. C’est le cas d’Alain Tanner, qui est suisse comme chacun sait. Un ami, Bernard Comment, m’a prêté un DVD sur lequel est gravé un film réalisé en Mai 68 par Tanner, qui n’a pas encore réalisé Charles mort ou vif (il le fera quelques mois après), et encore moins La Salamandre. Tanner se trouve à Paris pour tourner des images pour le compte de la Télévision Suisse Romande. Arrivent les événements, les premières manifs d’étudiants, l’occupation de la Sorbonne. Tanner filme. Bon réflexe ! Son film a pour titre : Le pouvoir dans la rue. Tanner suit les manifestations, mêle sa caméra aux défilés, filme les barricades du quartier Latin, les affrontements entre étudiants et policiers, les rencontres entre étudiants et ouvriers devant les usines Renault. Ce qui frappe le plus dans ses images, c’est justement que personne, ni les étudiants, ni les manifestants, ni les ouvriers, personne n’a alors de rapport intime, conscient aux images. Qu’est-ce que cela veut dire ? Aujourd’hui, si vous descendez dans la rue, n’importe où, à Paris, à Tokyo, à Bombay ou à New York, et que vous filmez, vous aurez automatiquement des temps d’arrêts, des regards caméra à la pelle : vous filmez quoi ? c’est pour quelle émission ? Ah bon… Les gens qui passent ont la télévision, ils savent à peu près tout des dispositifs d’images. Alors ils font les guignols, mettent en scène leur connivence crasse avec les images. On ne peut plus rien faire, sinon filmer en cachette, genre « caméra caché ». L’innocence est perdue, depuis belles lurettes. En Mai 68, non. Les gens ont la tête ailleurs, car ils vivent pleinement le moment. Exemple : Tanner filme de très près, et c’est un moment très fort de son documentaire, une discussion entre des étudiants en grève et des ouvriers, en face d’une usine. Gros plans sur des visages agglutinés dans le cadre : pas un seul regard caméra, jamais la moindre connivence entre ceux qui sont dans l’image, et celui qui filme. C’est du brut, rien n’est trafiqué. Un moment fort, saisi à vif. Du cinéma. Quarante ans après, on regarde ces images comme si elles dataient d’une autre époque. Le monde a changé à ce point ? Oui. Changement de civilisation.

Rassurez-vous : on montrera ce film d’Alain Tanner à la Cinémathèque, dans quelques mois.