Attention! Mai approche.

Mai 2008 approche. Tout le monde est sur le pont pour célébrer en grandes pompes les 40 ans de Mai 68. Faut s’y faire. Attendez-vous à pire, dans dix ans, lorsqu’il s’agira de célébrer le cinquantenaire ! Un universitaire américain a réussi à me dénicher, j’ignore comment, pour me poser une série de questions très précises sur ce que je faisais à l’époque. Dur-dur ! Vagues souvenirs. J’essaie de comprendre pourquoi les faits et gestes d’alors n’ont guère laissé de traces dans ma mémoire. En dehors du sentiment d’euphorie, bien sûr. Mais l’euphorie est tellement liée aux années 60… Qu’est-ce qui fait, que tout en ayant vécu ce moi de mai de manière intense et passionnée, il ne m’en reste néanmoins que des lambeaux. Tout simplement : j’étais jeune, je n’avais pas la moindre idée que ce que nous vivions, pris dans le fracas du temps, aurait un jour ou l’autre valeur commémorative. A 18 ou 20 ans on vit, c’est tout. Intensément. Sans se soucier de rien. Et surtout pas de ce que sera le futur. Aucune dimension « mémoriale », pour ainsi dire. Cette conception-là sera concomitante du développement ultérieur des médias. Ces derniers adorent commémorer. Cela leur donne le sentiment d’apporter une valeur ajoutée, de participer à la fabrication de l’Histoire. Alors que ce n’est qu’une manière de sanctifier la légende. Valeur ajoutée ? A quoi ? Pas tellement à la chose elle-même, qu’à son environnement ou à sa propagation dans le temps : l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’homme qui a croisé Cohn-Bendit sur une barricade… Mai 68, je l’ai vécu à hauteur d’homme. Et encore ! Plus juste de dire : à hauteur de jeune homme. Sans héroïsme aucun. Mélange de lucidité et d’aveuglement. Allez savoir ! Que voulez-vous que l’on comprenne du monde à cet âge, qui est aussi celui où l’on se demande quoi faire dans la vie, et comment sortir du cocon familial…

J’allais sur mes 19 ans. Etudiant en première année de Sciences économiques à Grenoble. Membre du parti communiste. Le 3 mai 1968 se tient la première assemblée générale d’étudiants, à la faculté du centre ville, en écho aux premières manifestations du quartier Latin. Le dirigeant du parti à Grenoble me donne comme instruction de me rendre à cette assemblée, d’écouter et de tout faire pour « freiner le mouvement ». Position inconfortable. Tiraillé entre la ligne officielle du parti, qui considérait d’un très mauvais œil les manifestations petites-bourgeoises des étudiants, et l’éclosion d’un mouvement de masse spontané, incontrôlable, subversif. Je n’en dis pas plus. Mai 68 vu du point de vue du PC, c’était pas terrible : sentiment d’une forteresse assiégée, vous voyez ce que je veux dire. Il a fallu l’invasion de la Tchécoslovaquie, le 22 août 1968, pour que je sois exclu… Du jour au lendemain, je me suis fait accuser de traître et de renégat. Cela reste une des grandes dates de ma vie…

On a déjà tout dit ou presque sur Mai 68. Comme c’est un anniversaire, on va proposer un nouveau « package ». Revendre le même produit, il n’y a que l’emballage qui change. Les témoins sont là : quelle chance ! Livres, films, émissions de télévision : on va reparler de mai en mai. Il en sera ainsi pendant des décennies. Ce qui demeure un héritage important, c’est la rupture avec le communisme, sous sa version officielle, disons soviétique. Pour la première fois en France, un mouvement qui agit et pense en dehors de la structure communiste. Cela a pris des années d’en arriver à ce point de rupture-là, pour des millions et des millions de personnes. Mais les idées et les réflexes communistes sont longtemps demeurés dans nos esprits. On ne met pas un mois, ni une année, ni même dix années, à sortir définitivement d’une logique aussi forte, aussi construite, aussi totale que « l’idée communiste du monde ». Pour moi, quitter le communisme a coïncidé avec le fait de quitter ma famille. Au sens propre. Prendre du champ, aller là, n’importe où, où je ne serai plus dans l’orbite (du discours) familial. Moment doublement crucial, et doublement cruel. On s’en va, on part ailleurs, quelque part, pour se perdre. Et la vraie vie commence.

L’autre chose qui m’importe, c’est la relation aux images de 68. C’est une vérité bonne à (re)dire : on a assez peu filmé les événements de Mai. Pour quelles raisons ? D’abord parce qu’il fallait avoir le réflexe de le faire. Certains l’ont eu : Chris Marker, William Klein, Philippe Garrel, Godard et ses ciné-tracts, et quelques autres. Images furtives, nocturnes, très documentaires, et pour cause. Le matériel d’alors était plus lourd, plus conséquent que celui dont nous disposons depuis l’invention de la vidéo. A l’époque il fallait de la pellicule et le son synchrone, pour s’approcher au plus près des « événements », aussi bien des manifestants que des policiers. Il reste infiniment plus de traces photographiques et sonores (car la radio a joué un rôle très important, surtout Europe 1, dès lors que le service public s’était mis en grève).

Des cinéastes étrangers, de passage en France, ont eux aussi filmé. C’est le cas d’Alain Tanner, qui est suisse comme chacun sait. Un ami, Bernard Comment, m’a prêté un DVD sur lequel est gravé un film réalisé en Mai 68 par Tanner, qui n’a pas encore réalisé Charles mort ou vif (il le fera quelques mois après), et encore moins La Salamandre. Tanner se trouve à Paris pour tourner des images pour le compte de la Télévision Suisse Romande. Arrivent les événements, les premières manifs d’étudiants, l’occupation de la Sorbonne. Tanner filme. Bon réflexe ! Son film a pour titre : Le pouvoir dans la rue. Tanner suit les manifestations, mêle sa caméra aux défilés, filme les barricades du quartier Latin, les affrontements entre étudiants et policiers, les rencontres entre étudiants et ouvriers devant les usines Renault. Ce qui frappe le plus dans ses images, c’est justement que personne, ni les étudiants, ni les manifestants, ni les ouvriers, personne n’a alors de rapport intime, conscient aux images. Qu’est-ce que cela veut dire ? Aujourd’hui, si vous descendez dans la rue, n’importe où, à Paris, à Tokyo, à Bombay ou à New York, et que vous filmez, vous aurez automatiquement des temps d’arrêts, des regards caméra à la pelle : vous filmez quoi ? c’est pour quelle émission ? Ah bon… Les gens qui passent ont la télévision, ils savent à peu près tout des dispositifs d’images. Alors ils font les guignols, mettent en scène leur connivence crasse avec les images. On ne peut plus rien faire, sinon filmer en cachette, genre « caméra caché ». L’innocence est perdue, depuis belles lurettes. En Mai 68, non. Les gens ont la tête ailleurs, car ils vivent pleinement le moment. Exemple : Tanner filme de très près, et c’est un moment très fort de son documentaire, une discussion entre des étudiants en grève et des ouvriers, en face d’une usine. Gros plans sur des visages agglutinés dans le cadre : pas un seul regard caméra, jamais la moindre connivence entre ceux qui sont dans l’image, et celui qui filme. C’est du brut, rien n’est trafiqué. Un moment fort, saisi à vif. Du cinéma. Quarante ans après, on regarde ces images comme si elles dataient d’une autre époque. Le monde a changé à ce point ? Oui. Changement de civilisation.

Rassurez-vous : on montrera ce film d’Alain Tanner à la Cinémathèque, dans quelques mois.

4 Réponses à “Attention! Mai approche.”

  1. najehsouleimane a écrit :

    Je suis né en 1968 ; je n’ai rien vécu de tout cela, mais j’ai ressenti tout cela dans mes tripes, à travers la lecture de la biographie de Truffaut (de Serge Toubiana et Antoine de Baeque); c’est ainsi, avec d’autres réminiscences confuses, certainement léguées par des livres, des films, des documentaires à la télévision, la lecture de cette biographie m’a, comme qui dirait, plongé dans une époque, que j’ai eu l’impression de vivre, avec Truffaut et ses camarades, solidaires des profonds boulerversements qui secouaient le pays de fond en comble, alors que d’autres s’en fichaient comme d’une guigne, et voulaient faire abstraction de tout ce qui n’était pas leur propre vie, leurs propres intérêts plutôt. Mai 68 depuis, comme une nostalgie, en même temps cuisante et heureuse; toujours lié au souvenir de Truffaut dans Paris, qui cherche à faire ses films, passionnément, contre vents et marées; mais ça c’est une tout autre histoire…

  2. Cédric a écrit :

    En lisant votre texte, je n’ai pu m’empêcher de penser à un récent documentaire de Pierre Boccanfuso: Le Chaman, son neveu et le capitaine. Ce film évoque une tribu aux Philippines, que le réalisateur a filmée durant quinze mois… Quel rapport avec Mai 68 ? Je vous cite : « Tanner filme de très près, et c’est un moment très fort de son documentaire, une discussion entre des étudiants en grève et des ouvriers, en face d’une usine. Gros plans sur des visages agglutinés dans le cadre : pas un seul regard caméra, jamais la moindre connivence entre ceux qui sont dans l’image, et celui qui filme. C’est du brut, rien n’est trafiqué. Un moment fort, saisi à vif. Du cinéma. » Les Palawans filmés ne regardent qu’une seule fois la caméra sur une heure et demi de film : lors d’un karaoké un peu arrosé… L’innocence face à la caméra est ici. La tribu ne sait pas ce qu’est une caméra, ne sait pas qu’elle n’est que regardée… Après tout, c’est bien ça ! Le fait de filmer, c’est regarder et être témoin. Je pense que l’on accorde une place trop importante à la caméra en faisant « les guignols » devant elle. Mais peut-être est par peur de celui qui est derrière elle, ou alors de celui qui manipule ces images, le monteur, quand on se rend compte de la perversion de l’image télévisée…

  3. lusina a écrit :

    Ah, oui, je me souviens, un peu plus tard que 68, de notre « guide » enthousiaste et de ses soirées Truffaut, vous allez voir, c’est bien … on n’était pas toujours tous convaincus, en sortant, on était jeunes, hein ! (Et Godard, et Chabrol). Un « maître ès cinema », on avait. Avec une toison noire en bataille et une moustache. Et un grand rire.

  4. BiBi a écrit :

    biBi : un enfant de Mai 68…
    Attention Mai si proche !

     » Si BiBi doit répondre à la question « Et le cinéma aujourd’hui ? », il lui vient à la bouche cette boutade un peu désolée, un tantinet godardienne : « Films faibles. Coffres forts ». Maintenant, je ne suivrai pas certains cinéphiles qui pensent que le Cinéma est mort avec Pasolini assassiné sur cette plage d’Ostie, juste derrière les fourrés d’un terrain vague qui fut aussi vague terrain de football.
    La preuve ?
    Il me suffit de mettre le film « Journal Intime » de Nanni Moretti sur mon lecteur-vidéo pour convaincre quiconque qu’il y a encore du bon temps à prendre dans le Cinoche d’aujourd’hui et de demain.
    Il y eut cinq chocs cinématographiques dans mon itinéraire de Ciné-fils :
    – Les films noirs américains avec ces figures héroïques que furent Richard Widmark (je pleure à son décès), Kirk Douglas (je pleurerai à son décès), Robert Mitchum (il reste vivant), James Stewart (il restera notre avocat pour défendre la Vie menacée).
    – « La Chaîne » de Stanley Kramer qui fut une énigme pour l’enfant que je fus. Sydney Poitier et Tony Curtis furent longtemps mes amis improbables.
    – La bascule qui me scotcha un jour de juin 1972 à mon siège à l’Entrepôt à Paris, lorsque je vis les premières images noir et blanc et son direct de « La Maman et la Putain » de Jean Eustache.
    – La découverte de la Beauté cinématographique dans tous les films d’Abbas Kiarostami que j’ai pu voir (avec ce passage sur la route entre l’embaumeur et le héros dans « Le Goût de la Cerise » ou ce film magnifique sur l’enfance qu’est « Mais où est la maison de mon Ami ? »). BiBi a réussi à dégoter de lui « Le Passager» et en dira deux mots plus tard.
    – Les écrits de Serge Daney – via la série des cinq émissions d’Océaniques sur FR3. Un chef-d’œuvre de pensées au travail (in vivo).

    Et faut-il le dire ?
    On ne regarde pas les films avec seulement ses yeux mais aussi avec 10.000 années d’Histoire humaine et 113 ans de mémoire cinématographique derrière nous.
    Ce qui est beau au cinéma (quel que soit le film), c’est qu’il y a deux niveaux : une part de vous est déjà en route sur le fil(m) imaginaire de vos souvenirs… ceux-ci rappliquent en plein écran à toute berzingue dans ce moment-même où l’autre part de vous suit le film réel. Cette collision des deux niveaux qui tiennent ensemble la vision du film et la division de vous-même fait tout le charme du film (de n’importe quel film). Un peu comme lorsqu’on tient le volant de sa voiture sur une longue distance : il y a un étourdissement durable qui nous projette sur une rêverie pendant que notre regard, lui, reste accroché au ruban de la route, commande aux pieds de freiner, d’accélérer, de s’arrêter aux feux.
    Entre état de rêve (là, le demi-sommeil peut engendrer des rêveries qui nous conduisent loin !) et concentration visuelle sur l’écran (sur la route) circule en nous un intense flux fantasmatique. Ainsi se construit notre capacité insolite, surprenante et fantaisiste de Fiction.
    Capacité de fiction à l’œuvre dans tout film puisque tout film (même le plus mauvais) active ou réactive le Roman de nos Origines.(…) »

    (A lire la suite du film sur le site de BiBi qui sera heureux de vous avoir sur son écran)

    BiBi (http://www.pensezbibi.com)