Archive pour le 17.01.2008

Le goût des choses

jeudi 17 janvier 2008

Quelques lignes à propos du piratage ont déclenché chez certains de mes lecteurs des réactions intéressantes, posées, qui méritaient d’être publiées. Un blog sert à dialoguer, à échanger, et pourquoi pas à polémiquer. Autant le dire, cette question du piratage n’était pas au centre de mon propos. J’avais surtout envie d’évoquer cette nouvelle orientation (politique) consistant à noter les ministres. En un mot, à attendre de chacun d’eux des résultats tangibles, chiffrés. L’action publique ne peut se résumer pas à des chiffres ou à des données comptables. C’est une évidence. Mais la question du piratage touche un point très sensible. Ce qui fait que vous avez été plusieurs à prendre la peine d’écrire et d’apporter des arguments. Ce débat va nous agiter pendant des mois et des mois. J’en suis convaincu. C’est un débat moral, un débat économique, et un débat culturel ou « sociétal », comme on dit parfois. Il met en jeu la place de la culture dans notre société. Et les différents modes d’accès aux « biens culturels ». Je m’efforce de répondre à chacun, avec des arguments un peu « basiques ». En gros, cela se résume à une seule chose : l’économie de la culture est fragile, il faut donc veiller à en préserver le périmètre, et la sauvegarde. Sinon pourquoi s’être battus depuis une quinzaine d’années pour défendre l’exception culturelle, si c’est pour s’aligner sur le piratage généralisé qui, j’ose le rappeler, met à bas des pans entiers d’industries culturelles de pays émergeants.

Avant-hier, le directeur du Centre culturel coréen à Paris, M. Jundo Choe, me disait qu’en Corée, l’industrie du DVD n’entrait pas en ligne de compte dans l’amortissement des films coréens sur le marché national. Je lui ai demandé pourquoi. Il m’a répondu que cette industrie était entièrement piratée, et qu’en conséquence elle ne générait aucune recette permettant aux films nationaux de s’amortir. On sait que le cinéma en Corée existe et qu’il a conquis son indépendance en ayant gagné des « parts de marché » (pardon d’employer cette terminologie trivialement économique) face au cinéma américain dominant. Eh bien, l’économie du cinéma coréen se divise en deux, et une des deux moitié part en fumée, du fait du piratage. Preuve que le piratage est une manière comme une autre d’affaiblir un cinéma national.

On pourrait dire la même chose du cinéma africain, qui souffre terriblement du manque de structures et de la disparition quasi inéluctable des salles de cinéma sur l’ensemble du continent. Mercredi soir avait lieu à la Cinémathèque l’ouverture d’un cycle important dédié au cinéma africain : AFRICAMANIA. 80 films provenant de 25 pays, une histoire du cinéma africain né il y a un demi-siècle, avec Ousmane Sembene, le grand cinéaste sénégalais disparu en juillet 2007. Cette programmation s’installe pendant deux mois rue de Bercy, et j’espère qu’elle sera suivie par beaucoup, car elle a pour objectif de remettre le cinéma africain sur les écrans, et au cœur des débats et de nos préoccupations. Sur scène, aux côtés de Costa-Gavras, président de la Cinémathèque, Jean-Marie Bockel, Secrétaire d’Etat chargé de la Coopération et de la Francophonie, et plusieurs cinéastes africains : Souleymane Cissé du Mali, Dani Kouyaté, Bubakar Diallo et Gason Kaboré, tous trois du Burkina Faso, Cheik Fantamady Camara et Cheik Doukouré de Guinée Conakry, Abderrhamane Sissako de Mauritanie, Newton I. Aduaka du Nigéria, Sylvestre Amoussou du Bénin, Mahama Johnson Traoré du Sénégal.

Le film qui faisait l’ouverture a été réalisé en 1968 par Ousmane Sembene : Le mandat. Ce film n’a pas pris une ride. Il pourrait avoir être réalisé il y a cinq ans ou il y a deux ans. Sembene décrit le circuit de l’argent : un homme, au chômage, visiblement jouisseur, se fait entretenir par ses deux femmes, belles, plus jeunes. Un jour le facteur lui remet un mandat de 250 F, provenant de son neveu qui travaille à Paris. Le film dit de manière directe et poétique ce qu’il a fallu d’effort et de sacrifice au neveu pour qu’il puisse envoyer cet argent à son oncle. Mais la bonne nouvelle se transforme vite en cauchemar. Le personnage principal essuie toutes les vexations, toutes les humiliations, sans jamais parvenir à toucher son argent. Tantôt il lui manque une photo, tantôt sa carte d’identité, on le trimballe de la poste au commissariat. Un véritable calvaire. Le mandat est un film incroyablement moderne ou contemporain en ce sens qu’il décrit de manière très concrète, physique, le circuit virtuel de l’argent, à travers l’échange, le troc, l’emprunt ou la fuite en avant. L’homme se fait littéralement gruger par sa propre famille, parce que trop naïf ou trop candide.

Cette métaphore en dit long sur la société actuelle. On promet monts et merveilles en prônant la gratuité. En oubliant que tout a une valeur. Un film, un livre, un tableau, une exposition, un produit alimentaire, une bonne émission de télévision, ou autre chose encore. On a raison de dire, comme le fait un de mes interlocuteurs : tout passe par l’école, donc par l’éducation. Les maîtres d’école puis les professeurs ont une lourde responsabilité : celle d’éveiller les enfants au monde et au goût. C’est un devoir sacré. Les aide-t-on assez pour le faire ? J’en doute. Pourtant tout se joue là, à ce moment de la vie où les choses ne sont pas encore vraiment fixées, définitives, mais où tout est possible. On devrait leur venir en aide, leur donner davantage de moyens, tellement leur mission est essentielle, vitale, primordiale. C’est ma conviction et je sais qu’elle est largement partagée.