Archive pour le 23.06.2011

Claudine Paquot, une amie de 30 ans

jeudi 23 juin 2011

Hier matin, la nouvelle est arrivée jusqu’à moi par SMS. D’une sécheresse totale, absolue : Claudine Paquot n’est plus. Tant qu’à faire, je préfère que ce soit net et sans appel, comme une information brutale qui neutralise l’émotion. Une heure après, je n’ai pu retenir mes larmes, mesurant ce que la mort d’une amie a de choquant.

C’est vrai : Claudine n’est plus. Elle ne vit plus. Elle a cessé son combat contre une maladie qui l’avait envahie il y a trois ans, et contre laquelle elle a lutté de toutes ses forces – et dieu sait qu’elle en avait, des forces – croyant jusqu’au bout qu’elle pouvait vaincre. Claudine était une fille qui ne pouvait pas perdre, qui ne voulait pas perdre. Et pourtant…

Ses amis et ses proches, nous qui la connaissions depuis tant d’années, nous étions devenus les témoins impuissants, mais ô combien admiratifs, de son combat contre la mort. Claudine a lutté avec un courage et une vitalité qui nous impressionnaient, sans renoncer à vivre et à rire. Sans renoncer à rien. A aimer. Et à aimer passionnément son travail d’éditrice.

Je l’ai connue en 1977 grâce à une amie, Annie Cot, qui me l’avait recommandée. Claudine avait fait Sciences Po, les Cahiers du cinéma allaient se développer après des années de stagnation et de misère. Je l’ai engagée pour s’occuper de la photothèque. Son nom apparaît dans la revue en février 1978, sous l’intitulé « Documentation, Photothèque » figurant dans l’ours d’un numéro affichant une nouvelle formule proposée au lecteur. Claudine est arrivée au moment d’un nouveau départ, d’un nouveau projet qui nous paraissait essentiel et qui se devait d’être tenu. Elle fut d’emblée partante et le fut tout au long de ces trois décennies. Claudine n’avait peur de rien ni de personne, elle y croyait dur comme fer, ne se décourageant jamais, allant de l’avant, souvent avec une brusquerie qui n’entamait en rien son honnêteté et sa vaillance. Je n’ai jamais rencontré dans ma vie une personne aussi déterminée et fiable, à qui l’on pouvait confier les tâches les plus ardues : Claudine parvenait toujours au but, avec une sorte d’idée fixe, d’obstination et d’entêtement. Elle faisait corps avec la cause qu’elle avait décidé de servir. Cette cause, c’était les Cahiers du cinéma.

Quelque temps plus tard, je lui ai confié le secrétariat de rédaction, responsabilité qu’elle a assumée pendant plusieurs années, nous assistant, Serge Daney et moi, avec une loyauté sans égal. Claudine s’est prise de passion pour les Cahiers – elle disait « La Revue », ce qui désignait à la fois la chose, le lieu, la maison mère, l’église qui nous réunissait. Elle ne cessa dès lors de faire trait d’union.

Lorsqu’elle est tombée enceinte de Pierre, son premier fils, sa première réaction fut d’être catastrophée, calculant instantanément, à peine sortie du cabinet médical, qu’elle accoucherait pendant le Festival de Cannes, ce qui à ses yeux pouvait être préjudiciable à « la revue ». Plus tard, Alexandre est né, et elle fut une mère irréprochable, aimante envers ses deux fils et envers Philippe son mari.

Au sein de « la revue » Claudine devint le pilier, l’élément stable et organisateur, déployant une force de travail peu commune, jamais prise en défaut. Elle s’était mise en tête une fois pour toutes de faire en sorte qu’un groupe composé d’individualités disparates, ayant en commun la passion du cinéma, travaille en bonne entente en respectant quelques règles élémentaires. Tâche ingrate et difficile.  À l’intérieur de la bande, ce qu’on appelle une rédaction – Olivier Assayas, Alain Bergala, Jean-Claude Biette, Pascal Bonitzer, Jean-Louis Comolli, Michel Chion, Danièle Dubroux, Thérèse Giraud, Jean-Paul Fargier, Serge Le Péron, Yann Lardeau, Jean-Jacques Henry, Pascal Kané, Joël Magny, Jean Narboni, Jean-Pierre Oudard, Louis Skorecki, Guy-Patrick Sainderichin, Charles Tesson, sans oublier l’ami américain, Bill Krohn, fidèle correspondant à Los Angeles ; plus tard, la génération des Marc Chevrie, De Baecque, Frédéric Strauss, Nicolas Saada, Marie Anne Guérin, Hervé Le Roux, Bernard Benoliel, Thierry Jousse, Jean-Marc Lalanne, et tant d’autres -, Claudine était la cheville ouvrière animée d’une foi inébranlable. Comme dans toute bande, d’autant plus lorsqu’elle est à forte majorité masculine, les Cahiers étaient régulièrement tiraillés par des conflits ou des rivalités. Claudine en était témoin, évitant les jugements subjectifs, persuadée que « la revue » était notre cause commune, plus importante que tout, au-dessus de tout. Il y avait en elle un fond d’éducation catholique, et cela faisait du bien.

À la fin des années soixante-dix, nous avons souhaité développer un secteur d’édition ; il s’agissait d’accompagner la revue, enfin redevenue mensuelle, de hors-séries puis de livres. Jean Narboni en avait la charge et développa une collection prestigieuse en coédition avec Gallimard (La chambre claire de Roland Barthes, des textes de Jean Giono, Nagisa Oshima ou Jean Renoir sur le cinéma, le Nosferatu de Michel Bouvier et Jean-Louis Leutrat, L’homme ordinaire du cinéma de Jean Louis Schefer, Souvenirs écran de Claude Ollier, etc.). Au bout de deux ans, la décision fut prise de poursuivre seuls cette politique d’édition. Alain Bergala proposa alors de diriger une collection d’ouvrages sur la photographie – « Écrit sur l’image », inaugurée avec succès par Correspondance new-yorkaise de Raymond Depardon. Il y eut aussi les livres de Denis Roche, Jean-François Chevrier, Sophie Calle (Suite vénitienne, avec un texte de Jean Baudrillard), Le désert américain de Raymond Depardon… Narboni et Bergala lancèrent la collection « Écrits » (ceux de Roger Leenhardt, André Bazin, Rossellini, Rohmer, Dreyer, Serge Daney, Jean Douchet…) ; la collection « Auteurs » dirigée par Claudine et moi-même (une trentaine de titres), les beaux livres illustrés (le « Magnum Cinéma » et tant d’autres), le Godard par Godard, les nombreux essais (de Jacques Aumont, Dominique Païni, Michel Chion, Bernard Eisenschitz, Noël Simsolo, Jérôme Prieur, et tant d’autres), les auteurs au travail (Truffaut, Welles, Scorsese, Cronenberg, Eastwood, Godard, etc.). C’est elle qui lança la « Petite Bibliothèque des Cahiers du cinéma », format de poche reprenant de nombreux scénarios et rééditant des ouvrages déjà parus. Nous avions pris goût aux livres de cinéma et à l’édition. Elle plus que d’autres. Et si le catalogue des ouvrages publiés par les Cahiers est aujourd’hui si dense et si foisonnant, c’est dans une très large mesure à Claudine Paquot qu’on le doit. Et je sais que pour de nombreux auteurs, le travail de Claudine au corps à corps avec les manuscrits fut décisif. Elle y mettait toute son âme.

J’ai néanmoins le souvenir d’avoir dû me battre pour la convaincre de quitter le secrétariat de rédaction des Cahiers, pour prendre en charge l’édition. Je savais que Delphine Pineau, qui lui succéda, s’en acquitterait parfaitement. Ce fut pour Claudine un crève-cœur de s’éloigner de « la revue ». J’avais beau lui dire que, tout au contraire, elle ne s’en éloignait pas puisqu’elle aurait tout loisir de s’en inspirer pour imaginer de nouveaux projets en s’appuyant sur un noyau de rédacteurs qui ne demandaient qu’à écrire des livres sur le cinéma, je voyais qu’elle résistait. Je ne regrette pas de le lui avoir imposé, persuadé qu’elle avait des qualités essentielles pour devenir éditrice.

L’histoire des Cahiers du cinéma est évidemment noueuse et complexe, souvent marquée par des déchirements, des brouilles et des réconciliations, le départ et l’arrivée de rédacteurs, la coexistence des « anciens » et des « nouveaux », la disparition tragique de figures essentielles – Serge Daney, Alain Philippon, Iannis Katshanias, Philippe Arnaud, plus tard Jean-Claude Biette. Tout cela recouvre plus de trente ans de notre histoire. Le point fixe c’était Claudine Paquot, fidèle à son engagement de servir « la revue ». Elle le fit également en s’occupant, avec Alain Bergala puis Thierry Jousse, des « Amis des Cahiers du cinéma », tache qui n’était guère facile, tout particulièrement au moment du rachat de la revue par Le Monde, puis récemment par Phaidon. Imperceptiblement, au fil des années, Claudine s’était identifiée à la revue, elle en devint la mémoire, faisant preuve d’une fidélité et d’une loyauté irréprochables. C’est ce que nous allons garder d’elle : sa foi, sa générosité, son courage, sa force de travail, son rire. Il n’y avait pas meilleur que cette femme, cette amie de trente ans.

Les obsèques seront célébrées mardi 28 juin à 14h30 à l’église Saint Ferdinand-des-Ternes, 27 rue d’Armaillé dans le 17è, puis à 16 heures au Cimetière Montmartre.