Archive pour le 28.05.2009

Les Cinémathèques se réunissent à Buenos Aires

jeudi 28 mai 2009

En voyage j’emporte toujours avec moi un livre qui me sert de compagnon. En partant pour Buenos Aires, j’ai choisi le livre de Enrique Vila-Matas, Journal volubile (paru chez Christian Bourgois), à propos duquel Pedro Almodóvar dit : « J’adore Dietario voluble. C’est un livre inclassable. » Inclassable, en effet. Vila-Matas écrit son journal de manière très libre, sautant du coq à l’âne avec beaucoup de fantaisie. Il évoque ses pérégrinations dans des villes, ses lectures, les rencontres avec des amis ; le cinéma y est souvent présent, toujours de manière cocasse.

A propos de Buenos Aires, Vila-Matas écrit ceci : « Je suis allé à Buenos Aires dans l’idée de disparaître quelques jours et j’ai fini par être hospitalisé au Vall d’Hebron à Barcelone. Je n’ai plus très envie d’essayer de nouveau de m’évaporer dans un hôtel argentin. Ce qui est curieux, c’est qu’à Buenos Aires, je m’étais même glorifié d’avoir repris des forces dans mon hôtel de la Recoleta et de n’avoir à aucun moment mis les pieds dans les rues de la ville, à l’exception des deux heures d’une intervention publique à la Foire du Livre. Le public avait souri quand je lui avais dit que j’étais devenu une ombre, comme le personnage de l’un de mes livres, je n’avais pas bougé de l’hôtel depuis mon arrivée dans cette ville. Mais ce n’était, en fait, que de la littérature dans le genre du voyage autour de ma chambre, désir de cacher un secret intime : même marcher dans les corridors de cet hôtel me fatiguait.

Et je ne savais pas encore le pire : je souffrais d’une insuffisance rénale et je m’acheminais vers un coma irréversible. Mais je n’en savais rien à ce moment-là, je ne l’ai su que quelques jours plus tard, je ne l’ai su qu’à mon retour à Barcelone où je me suis comporté comme un somnambule à l’aéroport del Prat (un flux urique empoisonné montait déjà jusqu’à mon cerveau et j’étais incapable de le remarquer) et j’ai répondu très étrangement à ceux qui me demandaient pourquoi j’arrivais sans valise :

– J’ai laissé mes larmes dans le marbre.

Quatre jours entiers tapi à l’intérieur de cet hôtel argentin, jouant à me cacher et voyant toujours de ma fenêtre (presque comme une prémonition de ce qui allait m’arriver) un seul paysage funèbre : des tombes du cimetière voisin de la Recoleta, des monuments funéraires à la gloire de certaines éminences de la patrie argentine. Fleurs sur le mausolée d’Eva Perón. Une vue obsédante, maladive, mortelle. Beau voyage ! »

Je suis moi aussi dans un hôtel à Buenos Aires, et j’écris ces quelques lignes dans ma chambre. Arrivé dimanche, à peine rentré de Cannes. S’est ouvert lundi matin le 65è Congrès de la F.I.A.F. (Fédération Internationale des Archives de Films). C’est la raison de mon voyage, le premier dans cette ville que je découvre très superficiellement mais dont je n’ai que de très bons échos. La quasi totalité des cinémathèques du monde entier sont ici représentées, venant de tous les continents excepté l’Afrique, incroyablement sous-représentée. Les tables rondes se succèdent à peu près toutes les heures autour du thème choisi pour ce symposium : « Les Cinémathèques à la recherche de leurs nouveaux publics ». Les prises de parole sont diverses, d’une très grande disparité, en fonction de la nature même des archives ici représentées.

Mardi matin, devant ouvrir la matinée, j’ai commencé mon intervention par un hommage à un cher ami disparu : João Bénard da Costa, président de la Cinémathèque portugaise. J’ai appris sa mort à Cannes le 22 mai par un texto bouleversé de Dominique Païni, déjà dans le train vers Paris. João Bénard da Costa était un personnage romanesque, je veux dire qu’il sortait d’un roman picaresque ou d’un film de Manoel de Oliveira, son ami. Il a d’ailleurs joué dans plusieurs films du maître portugais, et récemment dans un film court réalisé à la demande de Gilles Jacob dans le cadre d’une commande adressée à une trentaine de cinéastes du monde entier. Le titre : Rencontre unique (2007). Oliveira avait imaginé un film montrant la rencontre (imaginaire) entre le Pape Jean XXIII et Nikita Khrouchtchev. Michel Piccoli interprète Khrouchtchev, tandis que João Bénard da Costa joue le rôle du Pape. Ce film muet et en noir et blanc est hilarant. João Bénard da Costa endossait un autre nom quand il faisait l’acteur : Duarte de Almeida, patronyme aristocratique qui entretenait le mystère, ce qui convenait bien au bonhomme. C’est sous ce nom qu’il apparaît dans plusieurs films de Manoel de Oliveira : Le Passé et le Présent (1972), Amour de perdition (1978), Francisca (1981), Le Soulier de satin (1985), Non ou la veine gloire de commander (1990), La Cassette (1994),  Le Couvent (1995) ou Le Principe d’incertitude (2002). Et dans deux films de Raul Ruiz : Le Territoire (1981) et La Ville des pirates (1984). Cet homme était un prince, une figure altière, toujours élégant, d’une grande culture, parlant un français impeccable. Il évoquait souvent Henri Langlois, qu’il avait connu à Paris et dont il s’inspirait pour diriger depuis près de deux décennies la Cinémathèque portugaise, dont il avait fait un haut lieu de la cinéphilie lusitanienne. Lui rendre hommage ce matin était la moindre des choses. Mon ami Chema Prado, qui dirige la Filmoteca española, me montrait ce matin un quotidien portugais à la une duquel s’affichait une photo magnifique de João. Les deux premières pages du journal lui étaient entièrement consacrées, avec un encadré dans lequel Manoel de Oliveira rendait hommage à son vieil ami. A l’enterrement vendredi dernier à Lisbonne, Manoel de Oliveira avait le visage en larme, me dit Chema, qui avait fait le voyage depuis Madrid. De nombreux cinéastes portugais étaient présents, rendant un dernier salut à un merveilleux compagnon de route.

Mon intervention portait donc sur le thème proposé : les Cinémathèques à la recherche de leurs nouveaux publics. L’expérience de la nôtre, rue de Bercy, permet de dégager quelques tendances. La question des publics est évidemment essentielle, c’est même à mon avis une question politique : le fait que notre Cinémathèque soit fréquentée par des publics nombreux et divers est un fait qui nous protège (et justifie par là même la subvention publique qui nous est allouée chaque année). On le sait : le public n’est plus le même, il a changé. Ce qui a changé c’est que les spectateurs et les cinéphiles ont accès aux films de différentes manières (DVD, chaînes thématiques, téléchargement sur internet) et que la salle de cinéma n’est plus le lieu exclusif de découverte des films. La mission des Cinémathèques consiste à entretenir, par leur sauvegarde et leur restauration, les collections de films anciens (et plus récents), et à les valoriser à travers des programmations originales : hommages, rétrospectives, redécouvertes de genres ou de périodes méconnues du cinéma. Cinéastes, acteurs, scénaristes, directeurs de la photographie, compositeurs de musiques de films, producteurs, font tour à tour l’objet de programmations, comme cela a été ou est le cas rue de Bercy avec Michel Legrand, Pierre Lhomme, Alain Sarde ou Juliette Binoche. Au même moment, une intégrale
consacrée à Cecil B. DeMille qui revient sur un grand classique du cinéma hollywoodien. Il y a aussi nécessité de revisiter l’histoire du cinéma par différentes entrées, en donnant du sens à ces programmations. La programmation est un axe prioritaire autour duquel s’articulent des activités annexes, ou plutôt connexes, mais essentielles. Cycles de conférences sur une œuvre ou un thème, leçons de cinéma, lectures de textes, et jusqu’à l’organisation de concert comme ce fut le cas en février dernier avec Michel Legrand. Transmettre du sens, délivrer une parole sur le cinéma, procéder à des échanges de points de vue avec les spectateurs. Les activités éducatives ont une place de plus en plus importante dans cette offre culturelle : projections de films pour le jeune public, ateliers de formation ou de sensibilisation au cinéma (à l’image et au son), séances spéciales avec animation, visites du musée et des expositions avec un accompagnant. Cette activité de formation et de transmission est essentielle, elle fait appel à des compétences spécifiques, et à des outils spécifiques.

Aujourd’hui le cinéma s’expose, se confronte à sa propre histoire, et à celle des autres arts. Cette dimension nouvelle, récente, est liée au passage du premier siècle du cinéma. La Cinémathèque a la chance d’avoir un musée conçu à partir de ses riches collections, et l’exposition consacrée à Georges Méliès, inaugurée en avril 2008 au moment même où le précédent congrès de la F.I.A.F. se déroulait dans nos murs, a considérablement « dopé » la fréquentation du musée. Les expositions temporaires conçues par la Cinémathèque ont pour but d’élargir notre public. C’est tout particulièrement le cas actuellement avec l’exposition consacrée à Jacques Tati. Ces expositions sont aussi un moyen original, souvent ludique, de revisiter le patrimoine du cinéma. Cette exposition, comme celle consacrée l’an dernier à Dennis Hopper, et d’autres encore, est un projet transversal incluant outre la visite de l’exposition, une programmation de films, l’édition d’un catalogue, des cycles de conférences (celles qui viennent d’être consacrée à Jacques Tati sont en ligne sur le site de la Cinémathèque) et de rencontres, une lecture d’un scénario inédit de Tati, un concert, des ateliers destinés au jeune public, des visites groupées avec conférenciers. Sans oublier un site internet spécifiquement consacré à Tati. Enfin, la restauration d’un film, Les Vacances de Monsieur Hulot, entreprise avec Les Films de Mon Oncle (Macha Makeïeff et Jérôme Deschamps), la Fondation Groupama Gan pour le Cinéma et la Fondation Thomson. Le film restauré a été montré il y a dix jours à Cannes, sera programmé début juin à la Cinémathèque, et surtout, sortira en salle le 1er juillet grâce au travail d’un distributeur indépendant, Carlotta.

Ce genre de projet transversal attire un public nouveau à la Cinémathèque, spectateurs et visiteurs de tous âges qui découvrent notre institution, son site, ses activités, sa bibliothèque et ses archives. J’ose dire que l’ancienne cinéphilie se mêle ou se confronte avec une nouvelle manière de découvrir le cinéma, à la fois les œuvres, mais également un parcours, une parole, une certaine manière de mettre en scène le cinéma dans ses développements ou dans ses (re)déploiements symboliques. Enfin, et ce n’est pas négligeable, ce genre d’activité fait naître des synergies nouvelles avec des partenaires médias (presse, radio, télévision, internet), et nous permettent d’accueillir, sur la base d’un projet conçu de manière indépendante, des mécènes (Groupama, Orange, agnès b. et Kodak, dans le cas de l’exposition Tati).

La question d’internet agite beaucoup le monde des archives et des cinémathèques. Nous sommes confrontés au développement d’internet, plateforme mondiale de contenus et d’informations. Ce défi est à relever, sans toutefois y perdre son âme. Nous y travaillons en mettant au point un site unique qui unifiera celui de la Cinémathèque et celui de l’ex BIFI, grâce à un portail commun proposant au visiteur une offre multiple et harmonisée, donc mieux organisée et permettant une meilleure visibilité. Le développement des éditions en ligne à travers des sites spécifiques liés à des événements (Tati, Dennis Hopper, restauration de Lola Montès de Max Ophuls, Méliès, ou le robot de Metropolis), à l’enrichissement de nos collections, à la valorisation de nos archives, mêlant documents, extraits de films, entretiens et commentaires, constitue une manière originale d’apporter une sorte de « valeur ajoutée » spécifique, intégrant la virtualisation et l’accès au plus grand nombre. Sans oublier le développement de nos bases de données (« Ciné-ressources »), la mise en ligne des conférences qui se déroulent à la Cinémathèque, voire le développement d’expositions virtuelles. Les Cinémathèques doivent devenir des médias culturels, des centres de ressources, réels et à distance, mettant en valeur grâce au savoir-faire de leurs équipes les nombreux éléments dont elles disposent : collections de films, archives et documents dit « non film », programmations diverses dont elles sont à l’origine, expositions, conférences et débats, ateliers de formation, accès à leurs archives à travers des bases de données. C’est là un vaste chantier de développement.

Revenons à Buenos Aires. J’ai hâte de revoir Pablo Trapero l’auteur de Mundo Grúa, El Bonaerense et de Leonera, très beau film qui était en compétition l’an dernier à Cannes dans lequel joue sa femme, la merveilleuse Martina Gusman. Nous sommes convenus de nous voir demain ou après-demain. Lundi matin, j’ai lu dans le quotidien Clarín une page pleine consacrée à un fait dont les conséquences peuvent être graves : alors qu’il était sorti dîner avec sa femme et sa mère, à Mar de Las Palmas où il a une maison au bord de la mer, des cambrioleurs se sont introduits chez Pablo Trapero et lui ont dérobé son ordinateur. Dans son ordinateur se trouvait le scénario de son prochain film intitulé Carancho, ainsi que des photos de repérage. Pablo Trapero a lancé un appel public pour qu’on lui restitue son ordinateur, moyennant une prime. J’espère que son appel sera entendu.

P.S. : À propos de Pedro Almodovar, je recommande vivement la lecture de son blog, où le cinéaste raconte la genèse de son dernier film, Los abrazos rotos : c’est réellement passionnant, sincère et très bien écrit. La mise en page est soignée, agrémentée de nombreuses photos. Il est rare qu’un cinéaste tienne son blog, conçu comme un véritable journal de tournage – ce que Truffaut avait magnifiquement fait en 1966 lors du tournage de son film anglais Fahrenheit 451 (journal paru alors dans les Cahiers du cinéma, puis en livre). Dans son blog, Pedro Almodovar revient sur une polémique violente qui l’oppose à un critique du quotidien El Pais. Cela confirme que le cinéaste est bien mieux accepté (et compris) en France que dans son propre pays. A lire absolument en allant sur : www.pedroalmodovar.es