Archive pour le 30.05.2011

Week-end cinéphile : Herzog, Delerue, Dardenne

lundi 30 mai 2011

Vendredi 27 mai, direction Fontainebleau où se tient la première édition du Festival de l’histoire de l’art, initié par Frédéric Mitterrand, ministre de la Culture. Je viens y présenter le film de Werner Herzog, Cave of Forgotten Dreams (La Grotte des rêves oubliés), qu’il a tourné l’an dernier en 3D dans la grotte Chauvet, située dans l’Ardèche. Le film fait partie d’une programmation stimulante, « Festival Art et Caméra », dont le thème retenu cette année est la folie. Cette programmation est due à Myoung-jin Cho,  cinéphile et cultivée que j’ai plaisir à retrouver, elle qui a souvent collaboré à des programmations de films coréens à la Cinémathèque française.

Werner Herzog = Folie. Le raccourci est un peu court, et ici peu opérant. Car Cave of Forgotten Dreams n’a rien à voir avec la folie. Le film est la simple mise en pratique d’un rêve d’enfant : lorsqu’il avait sept ans, Werner Herzog était fasciné par les dessins qui ornent les grottes préhistoriques. Il y a deux ans, le Centre Georges Pompidou avait organisé la rétrospective de ses films. Le cinéaste demanda à être reçu au ministère de la Culture, et il fit part à des collaborateurs du ministre de son désir de filmer la grotte Chauvet. Son vœu fut exhaussé. Il eut aussi la bonne idée de filmer en 3D. Le film montre cette expédition délicate, s’appuyant sur les points de vue de scientifiques, mettant ainsi le spectateur profane en relation directe et intime avec les profondeurs de la grotte (dont l’accès est interdit au public). Le résultat est hallucinant. Il est la rencontre de l’hyper technologie (la grotte comme si on y était), avec le fond ou patrimoine le plus archaïque et le plus magnifique, le plus sacré, de notre histoire de l’art. Nous pénétrons à l’intérieur de la grotte, nous entrons dans l’univers des ombres et des premières images conçues par l’Homme : le cinéma des origines, celui des premières fois. Expérience fragile et aléatoire (la lumière vacille), bazinienne s’il en est : comment la technique d’enregistrement cinématographique (démultipliée par les effets en trois dimensions) dévoile les faces cachées et splendides de l’art primitif, ces animaux dessinés il y a plus de trente mille ans. Sur la roche, le dessin des quatre chevaux fait immanquablement songer aux prémisses de l’image animée, mais ce n’est qu’un leurre : c’est notre regard d’aujourd’hui qui construit mentalement le mouvement. Multiplié par quatre, à chaque fois le même et pourtant différent, le cheval dessiné nous met pourtant sur la voie des premières images mouvement d’Etienne-Jules Marey, précurseur du cinématographe  vers la fin des années 1880. Le raccourci est purement mental : c’est la force du film de Werner Herzog est de nous mettre en relation directe, à travers le regard, avec les rêves oubliés des premiers hommes. Il faut espérer que ce film sorte bientôt en salles. Car c’est un pur joyau.

Samedi 28, je suis à la Cinémathèque pour accueillir Colette Delerue, la veuve du grand compositeur de musique de films, et Pascale Cuenot qui a lui a consacré un beau documentaire qui a pour titre Bandes originales, ponctué de plusieurs témoignages passionnants : Bertrand Blier, Alexandre Desplat, Oliver Stone, Alain Corneau, Bruce Beresford, Agnès Varda et Stéphane Lerouge, qui connaît la musique de film comme personne. Le commentaire est dit par Fanny Ardant, dont la voix est unique entre toutes. Georges Delerue a laissé quelques (je devrais dire plusieurs) musiques de film parmi les plus belles du cinéma contemporain ; celle du Mépris a fait le tour du monde (« le thème de Camille », le personnage qu’incarne Brigitte Bardot, reprise, copiée et sans cesse imitée), celle de Jules et Jim, de La Nuit américaine, celle, ma préférée, des Deux Anglaises et le Continent. Delerue avait le génie de composer vite, avec rigueur et lyrisme ; l’homme était charmant et humble, toujours disponible – les témoignages concordent. Je n’ai eu la chance de le rencontrer qu’une fois, regrettant de ne pas l’avoir mieux connu et surtout fait parler. Il est mort en 1992 à Los Angeles, où il vivait, à peine âgé de 67 ans. Le jeune homme natif de Roubaix, qui fit le conservatoire et commença aux côtés de Boris Vian, puis de Jean Vilar, a connu une trajectoire splendide qui le mena à Hollywood où il s’installa définitivement, travaillant pour de grosses productions américaines, mais également pour Huston, Zinnemann, Frankenheimer, Dassin, Ulu Grosbard, Mike Nichols ou George Cukor. En France, il resta fidèle à des cinéastes avec lesquels il avait travaillé : outre Truffaut, il faut citer Edouard Molinaro, Philippe de Broca, Pierre Kast, Bertrand Blier, Claude Miller, Francis Girod, Yannick Bellon, François Leterrier, Jacques Doniol-Valcroze et tant d’autres. Plus de 200 films au répertoire de Delerue. Stéphane Lerouge a conçu un magnifique coffret, « Le cinéma de Georges Delerue », contenant 6 CD des musiques « célèbres ou rares, incunables et inédits » du grand compositeur de musique. Les musiques de films de Georges Delerue s’écoutent comme de la musique, tout simplement. Ce que dit avec force le portrait de Pascale Cuenot, c’est avec quelle intelligence et sensibilité Georges Delerue comprenait les images et savait leur donner du rythme et du volume, combien il savait se mettre en accord avec les récits des cinéastes avec lesquels il travaillait.

Dimanche après-midi, je quitte mon poste de télévision où Richard Gasquet est en train de se faire battre par Djokovic, pour aller voir Le Gamin au vélo des frères Dardenne. Au début du film, Cyril m’a fait penser au Jean-Pierre Léaud des Quatre Cents Coups : un gamin qui court et fuit le collège où il est enfermé. Cyril veut rejoindre son père, qui l’a abandonné. Il frappe à la porte de l’appartement, en vain. J’ai aussi pensé au petit Edmund de Allemagne année zéro, le film de Rossellini (1948) : un enfant seul contraint de faire par lui-même l’apprentissage de la vie, laissé pour compte, environné des décombres. Luc et Jean-Pierre Dardenne ont un talent incroyable pour dessiner le réel, l’épurer, ôter tout ce qui ressemble à des scories, des pesanteurs, des temps morts. Je dis bien dessiner, car leur film est avant tout une construction à l’intérieur de laquelle le réel s’engouffre et produit des effets. Effets de vitesse et de combustion, créant une émotion et une dramaturgie très fortes. C’est du cinéma d’action, au sens où les gestes, la vitesse d’exécution, le fait que chaque personnage est toujours occupé physiquement à faire quelque chose, a pour conséquence de mettre de côté la psychologie et les sentiments. Les Dardenne ne reproduisent pas la réalité, ils la construisent autour de thèmes qui leur sont chers : la solitude de l’enfance, le sentiment d’abandon, le désir coûte que coûte d’entrer dans le monde (ici de renouer avec le père fuyant), et non de le fuir. Cyril est attaché à sa bicyclette, elle fait corps avec lui. Samantha (Cécile de France, compacte et dense, très forte présence physique) l’aide à récupérer l’engin que le père absent a mis en vente (la lâcheté combinée à la cruauté). Samantha est coiffeuse, elle veut bien recueillir Cyril le week-end. Elle n’en fait jamais trop, juste être présente (ni dévouement, ni compassion). Samantha se comporte avec Cyril comme le spectateur avec le film : présent et témoin. Lorsqu’un enfant tient le rôle principal dans un film, le spectateur n’a pas deux minutes pour trouver sa place et s’identifier, être en empathie avec lui : là, c’est immédiat. Le petit Thomas Doret nous convainc d’emblée, nerveux, fiévreux, ne tenant pas en place, animé d’une idée fixe (retrouver son père). Le film court après lui pour le cadrer, et non pour l’encadrer. L’enfant échappe au cadre (comme il échappe au jugement), il est l’élément libre, la boule de billard qui va où l’énergie et la vitesse la portent, l’électron libre d’une société conçue et organisée par les adultes. Alors il fait alliance, des bêtises, se trompe et paie cher ses erreurs. Mais le fond est bon. Comme le film. Une fois encore, les Dardenne nous étonnent avec un film juste et lucide, sans pathos.

Au moment où je termine d’écrire ce blog, j’apprends avec tristesse la mort de Michel Boujut, critique de cinéma et écrivain, qui fit partie avec Claude Ventura et Anne Andreu de la fameuse aventure de Cinéma, cinémas, l’émission cinéphile des années quatre-vingts du service public. Michel Boujut avait 71 ans. Son fils Thomas m’a interviewé récemment, j’ai reconnu en lui la même passion, la même curiosité qu’avait son père.