Archive pour le 29.04.2011

Jacques Perrin, l’homme qui a peur des bêtes

vendredi 29 avril 2011

À la fin de La 317è Section, cette scène bouleversante : le sous-lieutenant Torrens, interprété par Jacques Perrin, est tombé avec ses hommes dans une embuscade sous les tirs d’artillerie du Vietminh. Torrens est blessé. L’adjudant Willsdorf, interprété par Bruno Cremer, se penche et lui offre ce qui sera sa dernière cigarette. Dans un dernier souffle, Torrens le supplie de le laisser là, de partir pour continuer le combat. Willsdorf lui dit adieu, fait quelques pas. D’une voix à peine audible, Torrens l’appelle une dernière fois. Plan sur le visage enfantin et pathétique de Jacques Perrin : « La nuit… j’ai peur… les bêtes… ». Cremer détache une grenade de sa ceinture et la lui met dans la main. Il s’en va et fait quelques mètres dans la jungle. On entend une détonation : le sous-lieutenant Torrens s’est donné la mort.

Ainsi donc, Jacques Perrin avait peur des bêtes… Ce même jeune homme, qui nous disait mercredi soir, lors de l’hommage que lui rend la Cinémathèque française, avoir perdu 18 kilos durant le tournage, en 1964, du film de Pierre Schoendoerffer au Cambodge, a donc dû conjurer sa peur des bêtes pour, bien des années plus tard, consacrer des mois et des mois de patience à filmer les insectes, le vol des oiseaux migrateurs, ou la vie au plus profond des océans. Vie paradoxale, étrange parcours que celui de Jacques Perrin.

S’il y a quelque chose qui fascine chez lui, c’est bien cette juvénilité constante qui lui a fait faire une des carrières parmi les plus originales du cinéma français… et italien. Il débute comme acteur, au début des années soixante, alors qu’il a à peine vingt ans, avec Zurlini dans La Fille à la valise, avec Claudia Cardinale. Celle-ci était présente, mercredi soir, toujours souriante et généreuse, et il était fort émouvant de reconstituer, un demi-siècle plus tard, ce magnifique couple de cinéma, le temps d’un instant, devant l’écran de la salle Henri Langlois. Jacques Perrin a été un enfant de la balle. Son père était régisseur à la Comédie-Française, puis souffleur au TNP de Jean Vilar. Sa mère était actrice. Il quitte l’école à treize ans, joue la comédie, fait l’acteur occasionnel. Presque tout par la suite est affaire de hasard et de rencontres. Celle avec Pierre Schoendoerffer est décisive. Mercredi soir, Pierre était absent car souffrant, et n’a donc pu assister à la projection de la copie restaurée de son film. Dommage pour nous. Dommage pour lui, aussi, car il aurait sans doute été très ému par les applaudissements nourris qui ont ponctué la projection.

Il y a quinze jours à peine nous étions à Los Angeles avec Pierre Schœndœrffer, pour participer à COL COA (« City of Light, City of Angels »), un festival (très bien) organisé par le Fonds Culturel Franco Américain et qui se tient à la Directors Guild of America, sur Sunset Boulevard. P. Schœndœrffer y présentait La 317è Section, restauré avec l’aide du Fonds Culturel Franco Américain. Le public a visiblement été impressionné par le film, le Q & A s’est bien déroulé, donnant l’occasion à Pierre Schœndœrffer de parler de sa jeunesse et de raconter sa guerre d’Indochine. A la suite d’une seconde projection, nous avons participé ensemble à une discussion très intéressante autour d’un thème passionnant : « Comment filmer la guerre ? ». Pour les cinéastes américains, cela relève de l’évidence : le film de guerre est un genre à part entière, et tous les grands cinéastes s’y sont tour à tour confrontés. En France, la guerre ne fait pas partie du parcours cinématographique obligé. Les films de guerre font exception. Sans compter la censure, qui s’en est souvent mêlée. Rappelons que Les Sentiers de la gloire, réalisé par Kubrick en 1957, fut interdit en France pendant de très longues années (considéré comme un film portant un grave préjudice à l’honneur de la patrie). Que Le Chagrin et la Pitié, de Marcel Ophuls, fut interdit de diffusion à la télévision pendant une bonne dizaine d’années. Cela décourage les vocations. La guerre d’Algérie ? La Bataille d’Alger a été réalisé par Gillo Pontecorvo. La guerre, sujet tabou ? On y est presque. On a longtemps considéré La 317è Section comme un « film de droite ». Alors que c’est un film magnifique, qui se situe à la frontière du documentaire, né de l’observation et de l’expérience (celles de Schœndœrffer en personne, aidé par le talentueux Raoul Coutard), et qui filme la guerre comme une expérience limite obligeant l’homme à se confronter avec lui-même dans une situation exceptionnelle.

Revenons à Jacques Perrin. Il fait l’acteur, joue dans un nombre considérable de films, tantôt en France, tantôt en Italie. Des rencontres décisives, comme celle avec Zurlini (après La Fille à la valise, Journal intime, et plus tard Le Désert des Tartares), celle avec Costa-Gavras ou Jacques Demy (Les Demoiselles de Rochefort, puis Peau d’âne)… Costa-Gavras racontait l’autre soir qu’après avoir lu le scénario de Z, les producteurs ne se bousculaient pas au portillon. Jusqu’à ce que Jacques Perrin, qui avait joué dans ses deux premiers films, Compartiments tueurs et Un homme de trop, se décide à produire Z grâce à des complicités… en Algérie. Z fut produit comme un film fauché, bénéficiant du soutien de l’Algérie, et connut un énorme succès international. Sorti à Paris par Hercule Mucchielli (Valoria Films), le film attendit la troisième semaine pour vraiment démarrer et connaître le succès.

C’est donc le début d’une nouvelle vie pour Jacques Perrin, celle d’un acteur producteur. Il poursuivit l’aventure avec Costa-Gavras (État de siège et Section spéciale) et beaucoup d’autres cinéastes (Rouffio, Vecchiali, Bolognini, Pierre Granier-Deferre…). Une constante dans son parcours : le goût de relever des défis. Oser l’impossible, quitte à ce que cela prenne des mois et des années. Microcosmos, Le Peuple migrateur, plus récemment Océans, sont des aventures à la fois techniques, scientifiques et financières. Tenter l’impossible, et pour cela s’entourer de scientifiques, de techniciens hors pair, d’individus obsédés par l’idée de découvrir des mondes parallèles, souterrains ou aériens, souvent au-delà du visible. Déjà, avec Le Désert des Tartares, confié en 1976 à Valerio Zurlini, film ambitieux et cher à une époque où la production française avait pour habitude de limiter le cinéma d’auteur à la portion congrue, Jacques Perrin voyait grand. Le film n’eut pas le succès espéré. Cela ne l’a pas empêché de persévérer. Le goût de l’aventure, il l’a chevillé au corps. Cela se voit dans son regard, celui d’un homme curieux, enfantin. Le même que celui du Sous-Lieutenant Torrens, visage à la Gréco, un jeune homme perdu dans la jungle et qui avait peur des bêtes.

Demain, samedi 30 avril à 17 heures à la Cinémathèque française : j’aurai le plaisir d’animer une conversation avec Jacques Perrin à laquelle participeront Costa-Gavras et Eric Deroo, coréalisateur avec J. Perrin du film L’Empire du Milieu du Sud. Juste après la projection du Peuple migrateur, prévue à 14h30 et qui sera présenté par Jacques Perrin.