Archive pour le 5.11.2009

Fellini et la politique

jeudi 5 novembre 2009

Lorsque Giovanni Grazzini lui posa la question suivante : « Est-il possible que vous ne vous intéressiez pas à la politique ? », voici ce que Fellini répondit :

« Je ne suis pas du tout un homo politicus, je ne l’ai jamais été. La politique et le sport me laissent complètement indifférents, sans réactions, inerte et ailleurs : s’il m’arrive de prendre le train ou d’aller dans le monde, mes possibilités de causer sont réduites à zéro.

Et, vrai, je ne suis nullement fier de cette indifférence chronique à l’égard de la politique, qui me met continuellement dans une situation gênée. Les amis, la société actuelle, et l’indignation me porteraient souvent à adopter des positions idéologiques résolues, des attitudes plus volontaires, afin de contribuer à opérer un changement, en surmontant l’inertie, et à faire marcher une machine à l’intérieur de laquelle il se trouve que je vis et agis, et c’est bien pourquoi je souhaiterais que les mécanismes en soient plus huilés, qu’ils fonctionnent mieux et avec davantage de justice, de dignité pour tous. Mais le moment de traduire tout cela en action, dans une praxis opérationnelle, et donc d’adhérer à des groupes, de participer à des débats, à des cortèges, à des déclarations et des appels, des confrontations, la seule idée que je pourrais être impliqué dans ce monde scandé par les discussions et les réunions, dans cet activisme de scouts, mi-devoir mi-école du soir, que l’on trouve au fond de tout intérêt porté à la « chose publique », me repousse dans une espèce de zone franche, peut-être irresponsable et enfantine, où pourtant je me réjouis du danger auquel je viens d’échapper en ne m’occupant que des seules choses qui m’intéressent, à savoir tourner des films. Et je reconnais que mon attitude est peut-être névrotique, un refus de grandir, déterminé en partie, mettons, par le fait que j’ai été élevé pendant le fascisme, donc d’avoir ignoré toute espèce de participation directe à la politique à la première personne, sauf les manifestations extérieures du genre des cortèges. Aussi ai-je conservé, d’année en année, la conviction que la politique est une chose pour les « grands », qui est faite par des messieurs qui pensent, comme on disait dans nos manuels d’histoire, aux destins de la patrie, au sort de l’humanité : ils pouvaient avoir l’air un peu bouffon de Mussolini ou l’aspect grave de Giolitti tel qu’on le voyait dans les caricatures de Galantara, ou s‘inspirer de modèles encore plus Risorgimento statufiés, Crispi, Rattazzi, Minghetti, le « baron de fer » Ricasoli et autres illustres fin de siècle, toujours représentés debout à la tribune, en train de prononcer un discours devant des collègues graves et barbus, vêtus d’une redingote noire.

Et voilà, il se peut bien que telles demeurent aujourd’hui encore, mes limites : n’avoir jamais respiré, à l’âge de la formation, la véritable signification de la démocratie, autre que celle qui, à travers les leçons de grec ou de philosophie, nous venait de modèles aussi lointains que la science-fiction : la polis, le gouvernement du peuple, Athènes, le citoyen, les droits et les devoirs, Platon, Périclès, Socrate, la maïeutique. Mais la démocratie telle que nous aurions pu la vivre nous-mêmes, ou telle qu’on pouvait l’entrevoir dans les films américains, avec la loi défendue par le shérif, avec tous ces volontaires aussitôt nommés vice-shérifs, et qui montaient à cheval pour poursuivre les délinquants ; ou encore telle qu’elle apparaissait dans les grandes villes à gratte-ciel, avec les gens sortant des bureaux, des foules de gens qui avaient un travail, une dignité,  un bien-être où construire, avec un optimisme effronté, leur existence, toute cette mythologie anglo-saxonne de la democracy  que l’enfant respire depuis qu’il a six mois, et où il doit apprendre à respecter , même s’il ne la partage point, la décision de la majorité, car il a entre ses mains le moyen de devenir lui-même majorité et de modifier  ainsi le cours  de l’histoire ; toute cette  leçon de civilisation et de conscience nous a fait défaut, peut-être, n’a pas été  une partie intégrante de notre culture, et, d’une certaine manière, nous a persuadés que la politique, c’est toujours  les autres qui la font, ceux qui savent la faire. (…)

C’est peut-être parce que j’ai vécu dans tout ce méli-mélo – voire à cause de la manière bien confuse dont je vous en parle – que, tout en tenant compte sans la moindre complaisance de ces limites, je dois avouer qu’aujourd’hui encore j’ai toujours le sentiment que c’est à d’autres hommes, à d’autres gens d’administrer la chose publique, de prendre des décisions, de gérer de façon pragmatique cet aspect du quotidien, du contingent, voire, parfois, de l’éphémère, chose à quoi je me sens totalement inapte, organiquement inadapté. S’il faut bien reconnaître certains destins, certains penchants, je crois également comprendre qu’un artiste, et toute personne qui se consacre  à l’expression, opère sur des terrains tout à fait différents, qui sont parfois justement ceux de l’immuable ou du moins d’une condition moins sujette à des variations, à des révolutions violentes, du fait qu’elle est plus proche de la condition de l’esprit, du savoir, de la représentation intérieure plutôt que de l’extérieur. Dans la petite fable orientale de l’apprenti sorcier, le livre de la sagesse, auquel il parvient au terme d’une longue ascèse, est formé de pages qui sont des miroirs : c’est-à-dire que l’unique possibilité de connaître consiste à se connaître. Or, je ne sais pas si cela peut être de quelque utilité pour qui doit, jour après jour, s’attaquer à tous les problèmes pratiques, les médiations, les équilibres, les temps courts, les échéances, l’anxiété, les votes, les consensus qu’implique l’administration de la société ».

Fellini par Fellini, Entretiens avec Giovanni Grazzini, traduits de l’italien par Nino Frank. Champs/Flammarion.