Archive pour le 27.05.2012

Cannes 2012, faites vos jeux !

dimanche 27 mai 2012

Tôt ce dimanche matin, les voitures officielles ont dû passer prendre dans leurs hôtels respectifs les neuf membres du jury. Les uns au Majestic (Emmanuelle Devos, Hiam Abbass), les autres au Gray d’Albion (où Nanni Moretti, président du jury du 65è Festival de Cannes, a ses habitudes), ou au Carlton. Il est à peine 8h30. Les voilà embarqués jusqu’à la Villa Domergue, sur les hauteurs de Cannes. C’est une belle villa ancienne, propriété de la Ville de Cannes. La maison sera bien gardée, impossible de prendre la moindre image, d’enregistrer le moindre son. Camp retranché. On a bien précisé à chacune et à chacun d’emporter sa tenue de soirée, car ils n’en repartiront pas avant 18 heures, moment de se rendre au Palais des Festivals pour la cérémonie de clôture. Durant toute la journée, c’est le black-out : interdiction de se servir de son téléphone portable. Interdit de tweeter et d’envoyer le moindre sms. Rendez-vous compte, si l’une ou l’un d’entre eux se mettait à dialoguer avec un ami ou une amie, même sous le sceau du secret : Audiard tient la corde mais j’ai du mal à convaincre Nanni… Le Festival n’aurait plus la réputation d’intégrité absolue qui est la sienne.

Autour de la grande table, ils seront neuf à délibérer. Outre Nanni Moretti : Hiam Abbass, Andrea Arnold, Emmanuelle Devos, Diane Kruger, Jean Paul Gaultier, Ewan MC Gregor, Alexander Payne et Raoul Peck. Plus Gilles Jacob, président du festival, et Thierry Frémaux, directeur général, qui sont censés ne rien dire. Sauf au début préciser les grandes lignes du règlement. Cela consiste à ne pas multiplier les prix pour un même film – il est déjà arrivé dans le passé qu’un prix d’interprétation s’ajoute à une Palme d’or, privant ainsi un film de figurer au palmarès. Et à éviter coûte que coûte la double Palme, tentation désespérée lorsqu’un jury ne parvient pas à faire son choix entre deux films – ils sont neuf, ce qui devrait faciliter les choses.

À l’heure où j’écris ces lignes, la discussion a commencé. Cela peut aller très vite ou prendre des heures. Impossible de deviner à l’avance. Durant la dizaine de jours qui s’est écoulée, le jury s’est réuni à plusieurs reprises, au fur et à mesure des projections. Manière de faire connaissance, et pour chacun de tester le point de vue de l’autre. Qui aime quoi. Qui aime qui. Mais aujourd’hui c’est le grand jour, celui où il s’agit d’abattre les cartes. Quel film aura la Palme d’or ? On commence en général par les prix en bas de l’échelle (prix du scénario, prix de la mise en scène), pour remonter jusqu’à la Palme d’or, en passant par les prix d’interprétation. Mais cela peut être l’inverse. D’abord la palme, puis les accessits. Tout dépend du président du jury. Comme on le sait, Nanni Moretti a une forte personnalité, du caractère. Il disait, dans un entretien dans Libération paru la veille de l’ouverture, qu’il essaierait d’être un président du jury démocratique… Sauf qu’il sait mieux que quiconque qu’il n’y a pas de démocratie en art. Il faut trancher, quitte à diviser. Nanni Moretti est la grande inconnue, et il est à peu près sûr qu’il ne suivra pas la voie royale. On peut lui faire confiance pour concevoir (ou imposer ?) un palmarès qui se joue des pronostics. Chaque jour, tout au long du festival, les critiques français et étrangers ont attribué dans la presse étoiles et palmes d’or. C’est un indicateur… à ne pas suivre. Les critiques se trompent souvent, prenant leurs vessies pour des lanternes. À Cannes, c’est un jeu collectif : tout le monde est à la fois sélectionneur et juge. Chacun fait son palmarès en oubliant qu’un jury est un ensemble composite, et qu’un palmarès est souvent le fruit d’un compromis. L’autre truc récurrent, c’est d’entendre untel plus malin que les autres dire : je connais bien Jean Paul Gaultier, il m’a dit qu’il adorait… Tu parles ! Les jurys détestent qu’on leur force la main. C’est pour cela qu’ils vivent retranchés, dans un cocon hyper protégé. Même si l’on en croise parfois à certaines projections de films dans d’autres sections ou dans des fêtes cannoises.

Cette année, l’incertitude est totale. Quatre cinéastes dont les films sont en compétition ont déjà obtenu une Palme d’or : Michael Haneke (Le Ruban blanc, en 2009), Cristian Mungiu (4 mois, 3 semaines, 2 jours, en 2007), Abbas Kiarostami (Le Goût de la cerise, en 1997) et Ken Loach (The Wind That Shakes, en 2006). La possibilité d’une seconde Palme pour l’un de ces quatre n’est pas à écarter – je pense surtout à Haneke : Amour est un film magnifique, tenu de bout en bout. Mais la surprise peut venir d’ailleurs. Comment savoir !

Attendons ce soir. Quel que soit le palmarès, on aura vu de très bons films à Cannes, et d’autres moins bons. Ces films coexistent, souvent dans la même section. En compétition officielle par exemple. Faiblesse du cinéma américain cette année, dont j’exclue David Cronenberg parce qu’il est canadien, et parce que Cosmopolis m’a emballé. Voilà un auteur n’ayant jamais obtenu de Palme d’or et qui mériterait de l’avoir enfin ! Je ne dis rien de Mud, de Jeff Nichols, ne l’ayant pas vu. Il est dans la position parfaite de l’outsider. Cela pourrait être la surprise 2012… Quoi qu’il en soit le palmarès sera jugé selon des critères artistiques et politiques. Du fait de la personnalité de Nanni Moretti, qui catalyse diablement ces paramètres. Mais également parce que le Festival de Cannes est aussi une tribune politique mondiale. On peut le regretter, et considérer que seul le critère artistique devrait prédominer. Mais le cinéma mondial est pris aujourd’hui dans les mailles fines et complexes de la mondialisation médiatique et de la crise économique. Ce dont certains films témoignent admirablement : Holy Motors de Leos Carax, très applaudi lors de sa présentation, ou encore Cosmopolis de David Cronenberg. Dans la catégorie des outsiders, je rangerai également In Another Country de Hong Sangsoo (avec Isabelle Huppert, gaie et sautillante, si heureuse de tourner en Corée et dans une langue étrangère), d’une liberté et d’une inventivité totales : Hong Sangsoo est le Rohmer coréen. Mais ce n’est pas tout, les jeux sont ouverts. Il est bientôt midi et le jury délibère encore. Faites vos jeux.

P.S. : Devant ma télévision, j’ai assisté dimanche soir à la cérémonie de clôture, découvrant un palmarès surprenant par son incohérence. La Palme d’or à Michael Haneke pour Amour. Rien à dire, le film est beau, émouvant, magistral dans sa mise en scène. C’est déjà un grand classique du cinéma. Pour le reste, Nanni Moretti reviendra à Rome sans se faire critiquer par la presse italienne, puisque Matteo Garrone obtient le Grand Prix du jury avec Reality. Les autres récompenses vont à Ken Loach (Prix du jury pour La Part des anges), Carlos Reygadas (Prix de la mise en scène pour Post Tenebras Lux) et surtout Cristian Mungiu : Prix du scénario et Prix d’interprétation féminine pour les deux actrices de Au-delà des collines, Cosmina Stratan et Cristina Flutur. Quant au Prix d’interprétation masculine, il est attribué à l’acteur danois Mads Mikkelsen dans La Chasse de Thomas Vinterberg. Manque d’audace, palmarès « politiquement correct », absence du cinéma américain (le génial Cosmopolis), absence surtout du cinéma français. Qu’il s’agisse de Jacques Audiard (De rouille et d’os), Alain Resnais (Vous n’avez encore rien vu), ou Leos Carax (Holy Motors), aucun de ces trois cinéastes n’obtient la moindre récompense. La sélection française avait pourtant belle allure, chacun de ces trois films composant un élément fort d’une arche esthétique ambitieuse. Le mélodrame contemporain (Audiard), le film spectral mais ludique sur le lien ombilical entre théâtre et cinéma (Resnais), l’éloge poétique du cinéma primitif, du cirque, avec des figures de monstres à la Freaks de Tod Browning (Carax). Le jury est passé à côté et il est bien le seul. La seule consolation serait de considérer Amour de Michael Haneke comme un film français, ce qu’il est, interprété par Emmanuelle Riva, Jean-Louis Trintignant et Isabelle Huppert, et produit par Margaret Menegoz (Les Films du Losange). Oui, une consolation.

Quant à l’interdiction de tweeter durant les délibérations, j’avais tout faux hier. Gilles Jacob, président du Festival, a passé une bonne partie de sa journée à envoyer photos et messages subliminaux à la terre entière, levant ainsi un tabou jusque-là rigoureusement observé. Désormais la brèche est ouverte. Et une fonction symbolique largement entamée.