Coppola, Godard et Tati quanti

Coppola préfère le off

La Quinzaine des Réalisateurs ouvrait sa sélection jeudi 14 mai avec le nouveau film de Francis Ford Coppola, Tetro. C’est une des premières ondes de choc du 62è Festival de Cannes : que fait ce film incroyable, splendide et envoûtant, dans la sélection off ? Pourquoi n’est-il pas en sélection officielle ? La question intriguait les 800 spectateurs qui découvraient le film et qui réservèrent un accueil chaleureux à son auteur. Avant la projection, Coppola monta sur scène, invité par Olivier Père, le délégué de la Quinzaine dont c’est la dernière saison à Cannes. L’an prochain, il dirigera le Festival de Locarno qui se déroule au mois d’août. Les sélectionneurs de festivals, qui sont une poignée dans le monde, sont comme les entraineurs de football, transférables au gré des opportunités. Ainsi, Olivier Père remplace Frédéric Maire à Locarno, lequel Maire prendra la direction de la Cinémathèque de Lausanne (devenant par la même un confrère). On a appris dans les coulisses que Peter Scarlet, qui dirigeait le Festival de Tribeca à New York, vient d’être transféré à Dubaï pour s’occuper du récent festival international financé par les Émirats. Kent Jones, qui travaillait au Lincoln Center et s’occupait de programmation, rejoint la World Film Foundation aux côtés de Martin Scorsese.

Revenons à Coppola. L’homme a 70 ans et n’a plus rien à prouver. Il fait partie du carré d’as des cinéastes ayant obtenu deux palmes d’or (lui pour The Conversation et Apocalypse Now), avec les Frères Dardenne, Emir Kusturica et Bille August. Chercher l’erreur. On raconte que le festival de Cannes aurait proposé à Coppola de mettre son film hors compétition. Et que Coppola aurait refusé, voulant être en compétition. C’est ainsi que le film fut récupéré par la Quinzaine. Coppola ne sera donc pas le premier réalisateur à gagner sa troisième palme. Et son geste de choisir la Quinzaine des Réalisateurs ne manque pas de panache. L’homme est riche grâce à ses vignes de Californie, et du même coup finance ses propres films. Ayant longtemps voulu conquérir son indépendance en se battant contre l’emprise économique des Studios, Coppola a retrouvé une seconde jeunesse en s’en éloignant, tantôt en Roumanie (L’Homme sans âge en 2007), tantôt en Argentine, là où il vient de tourner Tetro en numérique. Le film se déroule à Buenos-Aires, respire sa langue, son architecture, son atmosphère, les paysages (un voyage dans la dernière partie du film en Patagonie), et surtout son univers mental. Tetro reprend sur un mode très original les thèmes ou motifs du cinéma de Coppola : la rivalité entre frères, le pesant mystère familial, le combat contre la figure du père (Klaus-Maria Brandauer), ici montré tel un ogre dévorant ses progénitures. Il n’empêche que le père est artiste, un maestro à la carrière international – on sait que Carmine Coppola, le père de Francis Ford, était musicien…

Sur le plan formel, Tetro est d’une grande beauté plastique, grâce à son noir et blanc absolument pas rétro, ponctué de scènes de mémoire tournées en couleur. Rêves, fantasmes et autres traumatismes surgissent dans des couleurs splendides, avec une référence explicité au film de Michael Powell et Emeric Pressburger The Red Shoes (1948), dont la version restaurée est présentée à Cannes par Martin Scorsese – il s’agit-là d’une pure coïncidence. Coppola, c’est son dada, s’amuse à confronter, ou à faire se mesurer, le cinéma au théâtre (sur le mode parodique et excessif), à l’écriture (sur le mode du palimpseste : Tetro écrit des manuscrits que son frère, dans le souci de découvrir sa propre origine, son propre roman familial, déchiffre clandestinement, jusqu’à se les approprier), et surtout à l’opéra (dont il reprend l’extase et la majesté narrative). En artiste de la Renaissance qu’il a toujours été, Coppola cherche et trouve ici la forme cinématographique la plus belle, la plus harmonieuse, la plus gracieuse, en même temps qu’inquiétante, qui le met au niveau d’un Welles ou d’un Fellini.

Il est rare qu’en voyant un film on se dise à soi-même, dans un murmure intime et incertain, tiraillé par le doute, que les images qui défilent sur l’écran ont en elles une charge émotionnelle inédite, un pouvoir de fascination étrange qui les fait se cogner en vous à autre chose, un monde onirique et irréel, peuplé d’êtres de chair et de sang. Rare d’avoir devant les yeux, un film dont la profondeur vous invite à la réflexion et à l’émotion. Le film de Coppola m’a fait cette impression, porté par des acteurs magnifiques : Vincent Gallo, Maribel Verdù, Alden Ehrenreich et Carmen Maura. 

Un film qui murmure à vos oreilles 

Cette impression qu’un film vous murmure quelque chose d’essentiel à l’oreille, je l’ai ressentie pour la première fois il y plus de quarante ans, lorsque j’ai découvert dans une salle de cinéma à Grenoble Pierrot le fou de Jean-Luc Godard. J’avais seize ans et tout d’un coup ce film m’a fait chavirer du côté du cinéma sans que je m’y attende vraiment, et sans que je me rende compte de la portée qu’allait avoir ce chavirement. Jusque-là j’allai au cinéma depuis ma prime enfance, et je voyais des films, le tout-venant, les films avec et de Jerry Lewis, des westerns, des péplums, genre à la mode à la fin des années cinquante et au début des années soixante – l’un d’entre eux, je ne sais plus lequel, avec l’acteur Steve Reeves, se tourna à Sousse, ma ville natale en Tunisie, là où j’allai au cinéma régulièrement chaque samedi après-midi avec mes deux soeurs. Et puis en 1965 est arrivé Pierrot le fou. J’en suis sorti chamboulé, bouleversé, hébété : je n’étais plus le même. Dans ma vie de spectateur il y a un avant Pierrot le fou, et un après. Pour la première fois, j’entendis à travers les images et les sons, les couleurs et le bleu de la Méditerranée, les élans amoureux et gracieux de Belmondo et Karina, les jeux de montage de Godard, le plaisir de la citation (aussi bien Elie Faure, Aragon que les Pieds Nickelés), cette histoire d’amour fou qui tourne mal, j’entendis donc la voix silencieuse d’un cinéaste doublé d’un poète qui me disait autre chose que le cinéma d’avant. Que le monde était désordre et violence, que l’amour de Marianne pour Pierrot-Ferdinand dissimulait la trahison, que le bleu du ciel était le même que celui dont Pierrot se peint le visage avant de se faire sauter la gueule. Tout n’était que Beauté. Cet homme invisible et inconnu qui s’appelait Godard me prenait par la main pour m’entrainer dans une zone secrète et mystérieuse où j’avais le sentiment de ne m’être encore jamais rendu. Le Cinéma.

Pierrot le fou restauré 

Plus de quarante ans plus tard, Pierrot le fou avait besoin d’être restauré. Le film avait été tourné sur un format particulier, le Techniscope. Raoul Coutard, le directeur de la photographie disait : « Sur le Techniscope, il y a deux perforations, c’est-à-dire qu’on a une image qui est directement en Cinémascope… Et quand on la tire, on l’agrandit en l’anamorphosant de manière à ce qu’elle se retrouve avec quatre perforations pour la projection. A cette époque-là, on avait des problèmes de définition de la pellicule, avec pas mal de grains… » Les éléments permettant de tirer de nouvelles copies du film étaient grandement détériorés, aussi bien l’interpositif que l’internégatif. Les copies de Pierrot le fou encore disponibles avaient presque toutes viré au rose. Il était donc nécessaire de restaurer le film afin d’établir un nouvel élément de conservation stable à partir du négatif original, permettant le tirage de copies proches du film original. La Cinémathèque française et Studio Canal ont uni leurs efforts pour entreprendre cette restauration, projetée à Cannes samedi dans le cadre de « Cannes Classics », en présence de Anna Karina. Camille Blot-Wellens (Cinémathèque) et Béatrice Valbin-Constant (Studio Canal) ont supervisé cette restauration, avec Scanlab (Groupe LTC), dont le principe a consisté à numériser le négatif en 2K, permettant ainsi de procéder à un travail sur l’image afin de récupérer les couleurs de l’Eastmacolor. Le résultat est rigoureusement saisissant. La projection cannoise a permis à de nombreux spectateurs de découvrir un film qu’ils n’avaient jamais vu jusque-là, et à ceux qui le connaissaient depuis belle lurette de le revoir comme ressuscité, ré-enchanté dans la vivacité de ses couleurs. Cette restauration de Pierrot le fou a reçu le soutien du Fonds Culturel Franco – Américain. Il est prévu que le film ressorte en salle en septembre 2009, ce bain de jouvence étant ce qui peut arriver de mieux à un film restauré.

Les Vacances de monsieur Hulot

Autre restauration montrée à Cannes, celle du film de Jacques Tati, Les Vacances de Monsieur Hulot, entreprise par Les Films de Mon Oncle (Jérôme Deschamps et Macha Makeïeff, les ayants droit du film), la Fondation Groupama Gan pour le Cinéma (Gilles Duval), la Fondation Thomson (Séverine Wemaere) et la Cinémathèque française (Hervé Pichard). Les Vacances… est le deuxième film de Tati, sorti en l953. Par la suite Tati revint à plusieurs reprises sur son film pour le retoucher, modifier l’ordre des séquences, en enlever ou en ajouter. La dernière version date de 1978, où Tati, après avoir découvert le film de Steven Spielberg Les Dents de la mer, tourna un plan qu’il inséra dans son montage, où l’on voit les effets de panique provoqué par le faux requin (Hulot enfermé bien malgré lui dans son canoë) sur les baigneurs de la plage de Saint-Marc-Sur-Mer, l’endroit même où il avait tourné son film vingt-cinq années auparavant. C’est cette ultime version du film qui vient d’être restaurée, et qui a nécessité un gros travail de documentation et de recouvrement des différents éléments épars, le négatif caméra ayant subi les coups de ciseaux liés aux différentes versions voulues par Tati. La restauration numérique a permis de retrouver l’impeccable noir et blanc de la version d’origine, avec toutes les nuances de gris, les contrastes, le piqué de la veste en pied de poule de Hulot, les moindres détails sont redevenus très nets. Travail de précision qui rend le film plus vrai, dans sa matière même. Mais c’est au niveau du son que le film gagne énormément, la restauration permettant de découvrir toutes les nuances sonores imaginées par Tati. Ainsi, au début du film, lorsqu’on entend la voix nasillarde de Tati à travers le haut-parleur de la gare, proférant des messages contradictoires qui affolent les voyageurs en attente d’un train, toute la scène a repris du relief et prend toute sa saveur comique. Les bruits (les pétards de la guimbarde de Hulot), les sons, les ambiances sonores, les rythmiques, les différents degrés sonores imaginés par l’auteur recomposent pour ainsi dire le film et lui donne une nouvelle percussion. Les Vacances de Monsieur Hulot ressortent en salle le 1er juillet (distribution Carlotta).

La Cinémathèque est fière d’avoir présenté ces deux restaurations à Cannes. Nul doute que Pierrot le fou et Les Vacances de Monsieur Hulot vont à nouveau voyager, sur les écrans des festivals ou sur ceux des salles de cinéma.

 

6 Réponses à “Coppola, Godard et Tati quanti”

  1. Stéphane a écrit :

    bonjour, avez-vous des informations sur l’avenir des Cahiers du cinéma, une question qui doit immanquablement se poser à Cannes, en cette année de rachat par un éditeur britannique. merci de votre réponse, S

  2. Serge Toubiana a écrit :

    Non, je n’ai pas de nouvelle. Le mieux serait de se renseigner auprès des Cahiers du cinéma. S.T.

  3. Vince Vint@ge a écrit :

     » (…) restauration, projetée à Cannes samedi dans le cadre de « Cannes Classics », en présence de Anna Karina. Camille Blot-Wellens (Cinémathèque) et Béatrice Valbin-Constant (…)  » (ST)
    Et Godard ? L’aviez-vous convié à cette projection ? (Bon, je sais l’homme pas facile, le Maître de Rolle se fait saint Jérôme, ou  » JLG l’Ermite « ).
     » Pierrot le Fou « , c’est mon Godard préféré, avec  » Le Mépris « ,  » Alphaville « ,  » Vivre sa vie « .
    Et  » Nouvelle Vague « . Avec Delon.
    Entre nous, pour ce dernier, quel dommage qu’il ait refusé le Johnny To ( » Vengeance « ) et qu’il se soit ainsi privé d’une montée des marches, en fanfare (c’est une star toujours populaire), à Cannes. Alain Delon a choisi de se faire Alain Deloin sur la Croisette, on ne l’a pas vu non plus, sur la côte azurée, au gala de l’amfAR, le dîner le plus cher du monde qui se tenait à l’hôtel du Cap pour l’amfAR, la fondation de lutte contre le sida mise sur pied par Elizabeth Taylor, en partenariat avec le magazine ‘Vogue’.
    Nouvelle Vogue manquée pour Monsieur Delon, que l’on doit désormais appeler… Arlésienne Delon ?
    Comment se fait-il qu’un acteur, si grand autrefois, ayant tourné avec des pointures du calibre de Melville, Losey, Clément, Antonioni, Visconti et tutti quanti, puisse être passé à côté d’un cinéaste asiatique si talentueux, Johnny To ( » The Mission « ,  » Election « …), leonien en diable.
    Ne sait-il plus lire un scénario ?
    Ne veut-il plus se fatiguer physiquement ? (Costello, C’est un rôle physique)
    Ne fait-il pas confiance ?
    Un acteur-star comme ça, il pourrait « capitaliser » sur son statut de star internationale, camper chez Sofia Coppola, Johnny To, s’inviter chez Tarantino, John Woo ou encore, je sais pas moi, HHH, et puis rien. Dommage. Ce battant, ce borsalino, ce gitan, ce gamin des rues, cet aventurier, ce félin, ce guépard, ce sicilien, cet homme pressé, cet insoumis, ce plein soleil, ce grand fusil, ce Big Gun (fighter), ce samouraï, ce rocco sans ses frères, ce Monsieur (Klein), ce soleil rouge, cette tulipe noire, ce Zorro aurait-il définitivement ranger au placard son fier destrier et ainsi décidé de rejouer à l’infini  » l’Eclipse  » ? Son seul film actuel, c’est  » Il était une fois Alain Delon « , c’est ça ??

    Certes, la pénombre pour une star, c’est  » bankable « , l’absence crée le désir et  » l’absence présente  » est un bon crédo pour se rendre mythique, pour autant, une star,  » lumière qui irradie de l’intérieur  » (selon Jeanne Moreau), doit aussi repasser dans la lumière de temps en temps. Cf. une Jeanne Moreau par exemple, vue chez des jeunes pousses comme Ozon. Elle ose, elle.
    Delon n’oserait-il plus ? That is the question.
    Delon, le mec qui plaisait autant aux midinettes d’antan qu’aux cinéphiles chevronnés s’étalant sur plusieurs générations, ferait pourtant des merveilles, avec sa  » brutalité féline  » fatiguée, dans le cinéma d’action chinois contemporain, tout en clair-obscur et en fulgurances électriques. Son énergie mélancolique et son économie gestuelle acquise chez Melville – exit ici le cabot des années 80 se fourvoyant dans des polars à la papa, limite réacs – pourraient pourtant encore faire des merveilles au Pays du Sourire ou du Soleil-Levant, qu’il soit rouge, tel un cercle, ou noir comme une tulipe.
    A condition que celle-ci ne soit pas fanée, et virant au chrysanthème.

    Qu’il se rassure le bel Alain, c’est lui, le vrai Jeff Costello, c’est lui qu’on aurait préféré voir dans le Johnny To à la place de Hallyday (n’en déplaise aux fans du rockeur-vieux lion), pour autant les années passent, et Delon qui pourrait redorer son blason en s’infiltrant chez John Woo ou Tsui Hark (voir Besson, au pire !), n’a pas l’idée de jouer à l’exil pour mieux renaître de ses cendres chez nous. Pourquoi n’appelle-t-il pas, cash, Tarantino pour le ressusciter ? Ce Kwentine, le Maître postmoderne de la Cité des Anges, a rescussité Pam Grier, John Travolta, Bob Forster, Mickey Rourke – rien que ça. Et pourquoi pas Delon, hein ?!
    Alain Delon incarne le divertissement (Allégret, Giovanni, Deray, Lautner, Tessari, Verneuil…) et l’art (Antonioni, Cavalier, Malle, Losey, Jessua, Blier, Godard…), ou les deux (Melville en serait la quintessence); et tous ces cinéastes-là, à savoir les modernistes citationnels et les asiatiques contemporains, pourraient aisément participer à revivifier la mythologie personnelle de Mister Delon. Oui, comment se fait-il qu’un immense acteur qui a su tourner avec les auteurs les plus importants de ces cinquante dernières années puisse passer à côté des cinéastes hyper talentueux d’aujourd’hui ?
    C’est la question que je me pose, un Panama vissé sur la tête et un Jacky Daniel’s en mains. Avec, en pensée, Alain Deloin…

    (PS : S. Toubiana, à quand une rétrospective-hommage Delon à la Cinémathèque ? Faut le réveiller bon sang !!!!!)
    Tiens, en parlant de  » Nouvelle Vague « , eh bien bon anniversaire à la Nouvelle Vague : 50 printemps au compteur et toujours verte et fraîche, ça se fête.
    Et joyeux anniversaire à Jacques Tati, frais comme un pinson malgré ses 102 ans.

  4. Serge Toubiana a écrit :

    Un hommage à Alain Delon a déjà été rendu à la Cinémathèque française, dans les années 90. C’était à Chaillot, à l’époque où Dominique Païni dirigeait la Cinémathèque. Cela m’avait donné l’occasion de faire un excellent entretien avec Alain Delon pour les Cahiers du cinéma, en compagnie de mon ami Thierry Jousse (Avril 1996, n° 501). J’en garde un souvenir précis et exaltant, car Delon avait été formidable. S.T.

  5. Question ! a écrit :

    Bonjour,
    Nouvelle vague ! Un hommage, une commémoration ? Vue à travers des comédiens tels que Jean-Pierre Léaud, Anna karina, Jean-Paul Belmondo… et … et … et bien d’autres… partenaires si talentueux des cinéastes !
    Sophie

  6. Tietie007 a écrit :

    Curieusement, je n’ai jamais regardé Pierrot le Fou, qui est pourtant dans ma Dvdthèque … Mais après le superbe Mépris et le délicieux Made in USA, il serait temps d’aller voir Pierrot !