Quand Moravia interviewait Claudia Cardinale…

L’hommage à Alberto Moravia, disparu il y a vingt ans, en 1990, a commencé mercredi 3 mars avec la projection à la Cinémathèque du Mépris de Jean-Luc Godard. Juste avant, ce fut la découverte du seul film réalisé par Moravia en 1951 : Colpa del sole (C’est la faute au soleil) ne dure que six minutes et a l’allure d’une pochade surréaliste. Cet hommage, organisé avec Flammarion et l’Institut culturel italien de Paris, accompagne la publication en France de l’énorme biographie que consacre René de Ceccatty, qui fut son traducteur, au romancier italien. Moravia est un des romanciers parmi les plus couramment adaptés au cinéma. Outre Le Mépris, dont Godard disait à l’époque qu’il s’agissait d’un « roman de gare », argument qui lui permit sans doute de prendre toute liberté avec le matériau romanesque, il existe plus d’une vingtaine de films tirés de nouvelles et de romans écrits par Moravia, réalisés par Monicelli, Bolognini, Lattuada, Soldati, De Sica, Maselli, Blasetti, Zampa ou Damiani.

On connaît bien sûr l’adaptation par Bernardo Bertolucci du Conformiste, avec Jean-Louis Trintignant, Dominique Sanda, Stefania Sandrelli et Pierre Clémenti. Le Conformiste est programmé dimanche 7 mars à 14h30 à la Cinémathèque, juste avant une table ronde organisée sur le thème « Alberto Moravia et le cinéma ». Sont conviés à dialoguer : René de Ceccaty, l’auteur de la biographie qui vient de paraître, Simone Casini, qui s’est chargé de rassembler en Italie la totalité de l’œuvre romanesque de l’écrivain, Alain Elkann, journaliste et écrivain, qui publia il y a une vingtaine d’années un excellent ouvrage, fruit d’une longue conversation avec Moravia : Vita di Moravia (réédité chez Flammarion), et Cédric Kahn qui adapta en 1998 L’Ennui, avec Charles Berling et Sophie Guillemin (Cédric Kahn présentera son film dimanche à 19 h). Claudia Cardinale nous fera le plaisir de participer à cette table ronde, elle qui jouait dans l’adaptation au cinéma du premier roman écrit par Moravia – il n’avait alors que vingt ans -, Les Indifférents, réalisé en 1964 par Francesco Maselli. Ce sera l’occasion de revenir sur cette figure très importante de la vie culturelle, artistique et politique de l’Italie du XXè siècle (Moravia est né en 1907, et publia son premier roman sous le fascisme mussolinien), grand ami de Pasolini avec qui il collabora à Comizi d’amore (Enquête sur la sexualité) réalisé en 1965.

Demain samedi, un événement particulier et unique, très prometteur, est prévu à la Cinémathèque française : la lecture par Claudia Cardinale et René de Ceccatty de larges extraits d’un entretien absolument extraordinaire, réalisé en 1961 par Moravia avec l’actrice italienne, alors âgée de vingt-deux à peine. Le texte fait une soixantaine de pages et il est publié chez Flammarion avec une très belle couverture, sur laquelle on voit le beau visage endormi de Claudia Cardinale, les yeux fermés, la bouche entr’ouverte. Dans une préface, Claudia Cardinale raconte les conditions dans lesquelles cet entretien se déroula, dans le bureau d’Alberto Moravia. « J’étais très timide. J’ai toujours été introvertie. Nous étions tous les deux dans son bureau. Il s’était assis devant sa machine à écrire : il tapait ses questions et mes réponses. La machine ne cessait de tomber par terre ! Il était extrêmement ému.

Il avait donc décidé de me décrire comme un « objet dans l’espace ». C’était une commande de la revue Esquire. (…) Le livre a paru juste après le tournage du Guépard et de 8 1/2, mais notre rencontre a eu lieu dès 1961. J’avoue que j’étais surprise d’être sollicitée par quelqu’un comme Moravia. Bien sûr, je connaissais plusieurs écrivains. Comme Pier Paolo Pasolini, qui était un de ses grands amis et qui avait écrit, entre autres, le scénario du Bel Antonio, d’après Brancati. Mais Moravia m’impressionnait beaucoup. C’était tout de même un génie qui avait écrit son premier livre à vingt ans ! Je n’ai jamais oublié notre rencontre. »

Les questions que pose Moravia à la jeune actrice ne sont pas du genre que l’on oublie en effet. Ce qui intéresse le romancier, c’est d’interroger Claudia Cardinale sur son corps (tout y passe : les yeux, les oreilles, la bouche, le nez, le front, les seins, les cheveux…), ses mensurations, ses gestes quotidiens, sa manière de se coucher, de dormir, de se réveiller, ses expressions physiques. Moravia pose les questions et Cardinale répond, simplement, avec candeur et naïveté. Mais on la sent gênée aux entournures.

Extraits :

A.M. : Vos yeux pleurent-ils facilement ?

 C.C. : Il m’arrive de pleurer au cinéma, quand je vois un film.

 A.M. : Dans le noir par conséquent et sans raison personnelle. Le nez maintenant.

C.C. : Il est droit, légèrement relevé, un peu épaté au milieu, très étroit au niveau des narines. Il y a comme un petit sillon au bout. De la naissance du nez partent mes sourcils qui forment deux arcs très réguliers.

A.M. : C’est un petit nez qui a son caractère à lui. Je dirais un caractère classique, quoique tempéré par une sensualité moderne. Entre autres raisons, parce que sous ce nez légèrement relevé se trouve une bouche aux coins imperceptiblement tombants comme celle de certains modèles de Michel-Ange. Parlons donc de votre bouche à présent.

C.C. : Ma lèvre supérieure est plus fine que l’inférieure, qui est charnue et un peu proéminente, avec les coins, comme vous l’avez remarqué, tournés vers le bas.

A.M. : Quelle expression a cette bouche ?

C.C. : Un peu dure, non ?

A.M. : Pas seulement dure. Boudeuse. Dédaigneuse et surtout un peu rustique, un peu paysanne. Une bouche qu’on imagine en train de mordre dans un fruit ou de cracher un pépin, ou de retenir un brin d’herbe. Les femmes que représentait Michel-Ange étaient peut-être aussi des paysannes ? L’expression de cette bouche change en tout cas entièrement dès que vous riez. De dure et rustique qu’elle était, elle devient… elle devient comment ?

C.C. : Je sais seulement ce qui apparaît sur mon visage quand je ris. Deux fossettes creusent mes joues. Ma lèvre se retrousse au point de toucher presque la pointe de mon nez. Et mon nez est tout ridé des deux côtés. Qui sait pourquoi ?(…).

Bon sang, mais c’est bien sûr ! Par sa tonalité et sa franchise, ce dialogue entre Aberto Moravia et Claudia Cardinale fait penser, rétrospectivement, à celui qui se joue entre Brigitte Bardot et Michel Piccoli au début du Mépris. On sait que Godard rajouta cette scène, répondant ainsi (à sa manière : sublime !) au souhait de Carlo Ponti (coproducteur du film avec Georges de Beauregard) qui trouvait qu’on ne voyait pas assez Bardot sur un plan physique. Godard eut le coup de génie de filmer l’actrice allongée et nue dialoguant avec Piccoli. Et mes seins tu les aimes ?… Godard avait t-il lu le dialogue Moravia-Cardinale paru en 1962, l’année précédent le tournage du Mépris ? C’est fort possible. Quoi qu’il en soit le lien de parenté semble évident.

Samedi 6 mars à 17 heures, Claudia Cardinale lira de très larges extraits de cet entretien mené par Alberto Moravia, avec René de Ceccatty comme partenaire (il sera en quelque sorte la voix du romancier). Alfredo Arias mettra en lumière et en espace cette interview absolument magnifique de simplicité et de profondeur phénoménologique. Juste après la lecture, Claudia Cardinale signera ce beau petit livre à la librairie de la Cinémathèque française. 

René de Ceccatty, Alberto Moravia, Grandes Biographies, Flammarion, 680 pages, 25 €.

Alberto Moravia, Claudia Cardinale, Flammarion, 12 €.

   

Une Réponse à “Quand Moravia interviewait Claudia Cardinale…”

  1. Razvan Pricop a écrit :

    La traduction (l’adaptation…) cinématographique de l’œuvre romanesque d’Alberto Moravia a été totale et profonde, en définitif l’expression de la rencontre avec des grands cinéastes qui ont fait preuve d’une rare compréhension intellectuelle de son oeuvre (Godard, Bertolucci, De Sica, etc.).
    Vive le cinéma ! Vive le cinéma français !
    Pardonnez-moi pour l’écriture précaire, salut cordial de Roumanie !