Femmes@Tokyo avec Catherine Deneuve

Trois jours à Tokyo, invité à l’occasion d’une programmation de films français sur le thème : Mémoires de femmes. « Les femmes ont cherché, sans cesse, à aimer et à vivre. A travers des chefs-d’œuvre du cinéma français, nous voyons des femmes créer et exister. Et pourtant, ce sont bien nos pensées à nous, femmes d’aujourd’hui, qui se superposent à l’image des comédiennes qui ont interprété ces grands rôles… ».

J’avais la chance et le privilège d’accompagner Catherine Deneuve, venue présenter l’un de ses derniers films, Mères et Filles réalisé par Julie Lopes-Curval, ainsi que Belle de Jour de Luis Buñuel. Cela ne se refuse pas. Les autres films français au programme : Lola Montès dans sa version restaurée, Jules et Jim, Vivre sa vie et Camille Claudel. Nous avions imaginé cette programmation avec Madame Saoko Hata, aujourd’hui critique de cinéma (très respectée) et qui fut une distributrice indépendante dans les années 60. Avec Catherine Deneuve, elle évoqua la projection à Cannes en mai 1964 des Parapluies de Cherbourg. Séance dont elle garde le souvenir ému. A la fois la découverte du film de Jacques Demy, et celui de la toute jeune actrice révélée par ce film au public du monde entier. Madame Hata se souvient du moindre de détail, de la robe que portait Deneuve lors de la projection officielle. Dior ? Saint Laurent ? Givenchy, précise Catherine. Et de sa coiffure : le petit ruban blanc dans les cheveux. Oui le ruban blanc répète Catherine avec un sourire attendri. Non seulement Les Parapluies obtinrent la Palme d’or, mais le film reçut un accueil triomphal dans le monde entier. L’immense notoriété de Catherine Deneuve au Japon a commencé à cette époque. Mme Hata est formidable, pas très grande, pas loin de quatre-vingt ans, pleine d’énergie, intelligente. La cause des femmes est une de ses priorités. Son goût est sûr, son expérience énorme. Indépendante, jamais mariée, pas d’enfant, elle incarne une certaine idée de la modernité. Au Japon cela ne court pas les rues.

C’est aussi parce qu’elle a des choses à dire sur le sujet que Catherine Deneuve a effectué le voyage à Tokyo, ajournant une de ses dernières journées de travail sur le tournage du film de Thierry Klifa : Les Yeux de sa mère. La discussion qui suivit la projection de Mères et Filles était particulièrement suivie par le public japonais, majoritairement féminin, curieux d’entendre Catherine Deneuve répondre aux questions que Nobuhiro Suwa (réalisateur de plusieurs films, parmi lesquels M/Other, H Story, Un couple parfait et plus récemment Yuki & Nina, ce dernier coréalisé avec Hippolyte Girardot) et moi-même devions lui poser. Dans le film de Julie Lopes-Curval, Deneuve interprète le rôle d’une femme docteur installée à Arcachon, mariée à Michel Duchaussoy, et qui reçoit la visite de sa fille Audrey (Marina Hands). Lors de la première rencontre entre la mère et la fille, Catherine Deneuve est sèche, un peu trop sévère. Mais, dit-elle, cette scène aurait dû être précédée par celle de l’enterrement de son propre père, auquel Audrey ne s’est pas rendue (elle vit loin, à Toronto). « Je n’aurais pas joué la scène de cette manière, dit Deneuve, si j’avais su que celle de l’enterrement ne figurait pas dans le film. » Ce qui ne l’empêche pas de défendre beaucoup le film, et d’apprécier sa réalisatrice. Cette histoire qui fait exister à l’écran trois générations de femmes la touche. En France, me dit-elle, elle a reçu de très nombreuses lettres de spectatrices. La projection, comme toutes les autres, se déroule au Nikkei Hall, qui abrite le grand quotidien économique nippon. Nikkei est en effet à l’initiative de cet événement culturel organisé en partenariat avec l’Ambassade de France au Japon et Culturesfrance. La relation mère-fille pose de nombreux problèmes dans la société japonaise contemporaine. Une mère peut-elle élever seule son enfant ou ses enfants ? Quid d’une relation entre homme et femme hors mariage ? Une femme japonaise peut-elle concilier vie de famille et vie professionnelle ? Est-il facile pour une femme de divorcer ? Et dans ce cas, peut-elle refaire sa vie ? Ces questions, avec les nuances qui s’imposent, pour nous devenues banales, sont là-bas essentielles. Elles font à ce point débat dans la société, que dans le nouveau gouvernement japonais travailliste, une femme, avocate et mère d’un enfant hors-mariage, vient d’être nommée ministre en charge des questions liées à l’égalité des sexes. Tout un programme ! Pour ces jeunes spectatrices du Nikkei Hall, Catherine Deneuve incarne visiblement une sorte de modèle d’équilibre, celui d’une femme moderne ayant réussi à concilier tous les paramètres : indépendance économique, équilibre d’une vie entièrement consacrée au cinéma, deux enfants hors mariage nés de pères différents, vie de famille assumée, reconnaissance internationale. De cela, Catherine Deneuve parle avec élégance et délicatesse, sans formule définitive, et surtout sans se poser en modèle. Mais on sent qu’elle a très à cœur de répondre aux questions assez timides du public, et de transmettre. Elle le dira de manière plus officielle, avec un sens de la mesure, lors de la conférence de presse organisée dans une salle de Nikkei devant une centaine de journalistes. Là encore, une majorité de femmes. Les questions sont nombreuses, précises, parfois amusantes, et les réponses claires. L’exercice dure trois quarts d’heure.

À peu près au même moment, je présente Lola Montès au public venu découvrir le chef-d’œuvre de Max Ophuls. Dans la salle, je reconnais deux amis japonais : Shiguéhiko Hasumi et Futoshi Koga. Ce dernier est professeur de cinéma à l’université, après avoir été journaliste au quotidien Asahi Shimbun. Il est jeune, souriant, sympathique et parle bien le français. Shiguéhiko Hasumi est ici considéré comme un maître, le plus grand critique de cinéma du Japon (il est aussi le traducteur de Flaubert). Futoshi Koga me dit qu’une de ses étudiantes, l’ayant surpris le jour même en train de converser avec Hasumi, n’en revient pas : ainsi Monsieur Hasumi, ce dieu vivant, bouge et parle ! Cet homme, grand, élégant et réservé, jouit d’un énorme respect dans la communauté cinéphile nippone. Après la projection, nous sommes rejoints par Hayao Shibata, distributeur indépendant et personnage délicieux. Depuis les années 70, il a sorti au Japon les films de Godard, Angelopoulos, Wenders et beaucoup d’autres. Il me dit avoir été le premier à distribuer un film de Rohmer au Japon : Pauline à la plage. Je leur raconte la soirée récemment organisée à la Cinémathèque en hommage à Rohmer. Les deux sont intrigués par le petit film réalisé par Godard en hommage à son ancien complice des Cahiers du cinéma. La seule possibilité qu’ils le voient serait de le mettre sur le site internet de la Cinémathèque. M. Hasumi me demande des nouvelles de ses amis cinéphiles parisiens : Jean Douchet, Dominique Païni (qui arrive ce soir même à Tokyo, avec Alain Fleischer, tous les deux invités par l’Institut-Français), Bernard Eisenschitz. Hasumi est très occupé à terminer deux ouvrages, l’un sur John Ford, l’autre sur Flaubert. Cela fait quinze ans qu’il y travaille. Futoshi Koga tient son blog de manière anonyme mais quotidienne (ce que je n’arriverai jamais à faire !). Il est presque 16 heures, le temps d’aller rejoindre Madame Hata, pour que nous présentions ensemble Vivre sa vie de Godard.

Lundi soir, projection de Belle de Jour. Madame Hata nous présente sur scène, Nozaki Kan et moi, avant que nous accueillions tous ensemble sur la scène Catherine Deneuve. Ovation. Nozaki Kan est un jeune professeur associé de littérature française à l’Université de Tokyo. Son français est impeccable, il a fait ses études à Paris 3 dans les années 80. Ses questions à propos du film de Buñuel pertinentes. Pour lui aussi, Catherine Deneuve est un mythe incroyable. L’actrice évoque le tournage difficile du film, la pudeur du cinéaste, le fait qu’elle n’avait pas accès aux rushes le soir, et surtout, le fait que la cohérence globale de l’entreprise ne lui était apparue qu’une fois le du film terminé. Elle avait été choisie par les frères Hakim, producteurs, lesquels avaient confié à Buñuel la réalisation de ce film adapté (par Jean-Claude Carrière) du roman de Joseph Kessel. Elle faisait en quelque sorte partie du « package », et le réalisateur se souciait assez peu de ses acteurs. Souvenir douloureux, compensé par les retrouvailles, trois ans plus tard, pour Tristana. Belle de Jour a contribué à « fixer », voire figer, en quelque sorte une certaine image de Deneuve en star un peu froide ou glacée et sublime de beauté, ce dont elle mit beaucoup de temps, dit-elle, à se défaire. La discussion dure une heure, fluide (grâce à la traduction instantanée assumée par Miss Yuko), et pourrait s’éterniser davantage tellement l’atmosphère est agréable et détendue. Les questions fusent, les réponses toujours précises de Catherine Deneuve.

Ce séjour de trois jours à Tokyo fut bref mais intense. Merci à Lucie Brethome, énergique attachée audiovisuelle, pour son accueil et son dévouement, ainsi qu’à Michi Tamura et Cyril Dupré. Merci à Madame Hata pour cette collaboration amicale et fructueuse.   

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