Spleen de Mai.

Lundi 5 mai, nous étions quelques-uns à peine, mais émus, à nous retrouver au cimetière du Père-Lachaise pour assister aux funérailles de Jacqueline Ferreri. Elle était depuis une quarantaine d’années la femme de Marco Ferreri. Celle qui l’accompagna sur un grand nombre de films comme productrice ou productrice déléguée. Sa partenaire. Marco et Jacqueline Ferreri formaient un couple, un vrai. L’une et l’autre, aussi dissemblables que possible. Elle, canadienne d’origine, ancienne mannequin rencontrée dans un restaurant à Rome près de la Place d’Espagne dans les années 60. Lui, le Milanais transplanté à Madrid dans les années cinquante pour y vendre des appareils optiques, avant d’y réaliser ses premiers films : El Pisito et El Cochecito. Milan, Madrid, Rome, Paris… Je me demande même si leurs caractères n’étaient pas aux antipodes. Elle très active, organisatrice, régissant tout, faisant tourner la baraque. Lui placide, muet, aphasique, mais goguenard, et l’œil bleu toujours en éveil. Et pourtant, très unis. Amants et aimants. Elle veillait sur lui. Elle le protégeait, elle l’autorisait à faire ses films, ses magnifiques provocations, ses bouffonnades, ses régressions poétiques. Jacqueline est morte le 29 avril à Paris, des suites d’une longue maladie comme on dit. Demain, jeudi, ses cendres seront rapportées à Rome par une de ses meilleures amies, Catherine Siné, qui s’est beaucoup occupée d’elle ces derniers mois alors que le cancer faisait sa sale besogne. Ainsi, Jacqueline rejoindra Marco, enterré à Rome en 1997.

Je me souviens avoir vu Marco Ferreri pour la dernière fois chez lui, rue de l’Abbaye. Il sortait à peine de l’hôpital Américain de Neuilly où il avait choppé un sale virus dans la colonne vertébrale. C’était au tout début de mai 1997. Dix jours plus tard, à Cannes, nous apprîmes sa mort – le 9 mai. Je me souviens avoir pleuré. Ferreri est un des cinéastes que j’ai le plus aimé. J’aime ses films, j’y repense tout le temps, ils m’aident à vivre. Ils sont traversés par quelque chose d’essentiel, un état d’esprit, une spiritualité gaie et mélancolique, un souci magnifique de l’Homme dans tous ses états. Je suis triste et en colère que l’œuvre de Marco Ferreri soit à ce point oubliée, passée sous silence, effacée de nos mémoires. En ce moment, on reparle de Mai 68. On en fait des tonnes, on commémore à tour de bras, pour ne rien dire d’essentiel, sinon faire marcher la grande turbine médiatique. S’il y a une œuvre traversée par l’esprit de Mai c’est bien celle de Ferreri. Le côté jubilatoire de Mai. La remise en question des grands dogmes. Le retour en arrière. La recherche d’une nouvelle harmonie. Le questionnement léger et poétique du Monde. La féminisation généralisée des rapports sexuels. Le questionnement du langage. Etc. Etc. Hier, pendant la brève cérémonie, pendant que nous étions assis devant le cercueil de Jacqueline, la musique inoubliable de La Grande bouffe, signée Philippe Sarde, cette ritournelle adorablement mélancolique et enfantine donnait à la scène un caractère légèrement décalé. Nous étions là, tristes et paumés, et cette musique rendait la scène plus légère, presque drôle. Comme un pied de nez du cinéma de Marco Ferreri.   

 

8 Réponses à “Spleen de Mai.”

  1. najehsouleimane a écrit :

    Je suis émue de l’émotion de Serge Toubiana, qui est arrivé à me faire aimer les films de Ferreri et le personnage, par le biais d’un seul article, sorti il y a je ne sais plus combien d »années sur les colonnes des « Cahiers du cinéma ». Il l’avait intitulé: « L’homme bleu », et il y avait une magnifique photo du cinéaste, comme encadrée par le rebord d’une fenêtre. Alors, oui: c’est toujours triste de constater que sitôt qu’un homme, un artiste est parti, on s’empresse d’oublier son oeuvre, en se tournant très vite vers autre chose, sans se poser des questions et sans état d’âme. Ce n’est pas évident pour ceux qui restent et qui, eux, se souviennent…

  2. Dina Iordanova a écrit :

    Dear Serge,

    I thought you may want to check out the new blog on cinema which I recently ust started at http://www.DinaView.com. Even though I am a film professor based in Scotland, I am now spending a sabbatical period in Paris and have enjoyed some of the events at the Cinematheque, of which I wrote in my blog. Hope you will find it of interest. In my post today I made reference to your blog, so it is now linked.

    Best wishes: Dina Iordanova

  3. Frédérik a écrit :

    Ah le spleen! Moi aussi il me prend en ce moment…

  4. Joachim a écrit :

    Ferreri me semble plus proche de la désillusion et du scepticisme ressenti après 68, que de « l’esprit de Mai » lui-même. C’est cela qui fait la complexité et la beauté de son cinéma. Certes, ses films sont traversés d’élans libertaires et hantés par l’utopie, mais constamment remis en question par un pessimisme foncier sur l’incapacité de l’homme à pouvoir « habiter » ces élans et ces aspirations vers un monde fantasmé. J’ajoute que ce qui rend tout de même son propos supportable, c’est son humour, son sens du dérisoire, marque non pas d’un mépris envers ses contemporains, mais paradoxalement d’une certaine humilité. Mais vous avez raison, c’est un cinéaste immense, scandaleusement oublié. Le cinéma d’aujourd’hui n’est plus porté par de telles personnalités intraitables et insolentes, dans lesquelles je mettrais également (entre autres) Eustache et Skolimowski… mais ce dernier fait son come-back, alors on croise les doigts.

  5. Serge Toubiana a écrit :

    Je suis entièrement d’accord avec vous, et avec les nuances que vous apportez. Mais êtes-vous sûr que cette part de désillusion et de scepticisme ne s’inscrivait pas déjà dans l’effervescence de Mai 68 ? Cordialement. S.T.

  6. Joachim a écrit :

    Je ne sais pas. Je n’étais point né, mais ce mois-là ne semblait pas porté immédiatement à la désillusion. Disons qu’à part Godard ou Marker qui ont poussé la dialectique jusqu’à inclure une part (auto?)critique à la base de leur propre cinéma, je voyais davantage les « films de mai » (type L’An 01) comme habités par une utopie plus directement « positive ». Mais bon, l’esprit 68 souffle dans beaucoup de films pas forcément proches de l’épicentre de cette année-là (Forman, Jean Rouch, Rozier, Zabriskie Point, If de Lindsay Anderson et d’autres) qu’il paraît finalement délicat de généraliser.

  7. Didier Lebret a écrit :

    Marco Ferreri était un poète, un fabuliste de l’écran, un sage à sa façon.

  8. Caroline a écrit :

    Petite rectification…. Ce sont ses nièces Caroline et Isabelle, accompagnées de Catherine et avec l’aide de Nicoletta qui ont apporté Jacqueline à Rome afin qu’elle y soit réunie avec son Marco….