Alain Resnais, sur la bouche

Alain Resnais est mort hier samedi à l’âge de 91 ans. Il venait de terminer Aimer, boire et chanter, présenté tout récemment au Festival de Berlin et qui sortira en salles le 26 mars. La nouvelle est triste, très triste, même si l’on s’attendait à ce que cet homme si cultivé, si élégant, disparaisse un jour.

Alain Resnais occupait une place très particulière dans le cinéma français. Pas celle d’un sage que l’on venait consulter, ni celle d’un maître acceptant avec condescendance qu’on l’admirât. Il préférait celle d’un expérimentateur, gai et ludique, doté d’une incroyable humilité et d’une grande gentillesse. Le mot courtoisie semble taillé sur mesure pour décrire Alain Resnais. Il n’aimait pas cette position de maîtrise, préférant celle d’un metteur en scène “meneur de troupe” et prenant des risques. Son amour des acteurs et du jeu, du texte, de la littérature et du théâtre, de la bande dessinée, du jazz et de la musique classique, de la chanson, de l’opérette, de la comédie musicale, des décors et de la lumière, cet amour-là il le mettait au service de chacun de ses films, pensé et mis en place comme une expérience de l’espace et du langage. Chaque film de Resnais aura été une aventure de l’imaginaire, où la vie et la mort se mêlent, œuvre tour à tour grave et légère, grave puis légère, jamais sentencieuse.

Resnais a commencé par être monteur, vers la fin des années 40 et le début des années 50. Son compagnonnage avec Chris Marker marque la première partie de son parcours artistique et intellectuel. Avec (Les statues meurent aussi) ou sans Marker, Resnais réalise plusieurs documentaires, qui renouvellent le genre, très stylisés, parfois lyriques, d’une incroyable sobriété plastique : Van Gogh, Gauguin, Guernica, Toute la mémoire du monde, jusqu’à Nuit et brouillard réalisé en 1955 sur un texte de Jean Cayrol dit par Michel Bouquet. « Nuit et brouillard est non seulement un film de réminiscence, mais aussi un film de grande inquiétude ! Nous avons d’abord voulu, aux yeux de tous, faire connaître ou plutôt “porter à la connaissance du public“ la vérité sur les camps de concentration, qui furent une des images du délire raciste plus vivace que jamais à notre époque. » (dixit Jean Cayrol).

En regardant en arrière, on se rend compte que Resnais a toujours été synchrone (sa manière à lui de s’inquiéter de l’état du monde) avec les grands déchirements de l’Histoire. Les camps de concentration (Nuit et brouillard), la bombe atomique (Hiroshima mon amour), la guerre d’Algérie (évoquée dans Muriel ou le temps d’un retour), la guerre d’Espagne (La Guerre est finie), celle du Vietnam (Resnais participe au film collectif Loin du Vietnam, aux côtés de Marker, Lelouch, Joris Ivens, William Klein, Varda, Godard), Mai 68 (L’An O1). Et pourtant, Resnais n’était pas un cinéaste politique, au sens strict ou banal du terme. Ce qui l’intéressait ou le préoccupait, c’était de prendre en compte les soubresauts du monde et surtout, d’en capter les vibrations imaginaires. Toute l’œuvre de Resnais est traversée par une sorte d’inquiétude gaie, un plaisir d’explorer de nouveaux territoires de l’imaginaire. A ce titre, Mon Oncle d’Amérique (qui, pure coïncidence, était programmé hier après-midi à la Cinémathèque) me paraît être un film ou une matrice absolument essentiel(le), en ce sens qu’il joue et déjoue la construction narrative classique, pour en inventer d’autres fondées sur l’insertion de blocs narratifs exogènes, citations, chevauchements ou incrustations, qui feront florès, dans les années 90, dans le cinéma américain et dans les séries télévisées.

Aidé par des scénaristes, ou par des écrivains tentés par le cinéma – Marguerite Duras, Jean Cayrol, Alain Robbe-Grillet, Jacques Sternberg, Jorge Semprun, Jean Gruault, plus récemment par Alan Ayckbourn – Resnais s’est toujours amusé à pénétrer à l’intérieur de l’imaginaire des autres, non pour tout chambouler, mais pour y installer sa propre graine, une sorte de machine à penser ou machine à décortiquer, machine à explorer des territoires secrets. Resnais ou la petite souris du Professeur Laborit, dans Mon Oncle d’Amérique. L’imaginaire comme figure d’un labyrinthe à explorer, en gros plan, et qui renvoie au fonctionnement du cerveau humain, avec sa capacité d’aimer, de croire, de se souvenir et de faire mémoire. C’est une définition possible et plausible du cinéma. La sienne.

Le paradoxe veut que Resnais ait fait ses films les plus « graves » à ses débuts, et qu’il ait terminé son trajet avec des œuvres plus légères – il suffit de redire le titre de son dernier film : Aimer, boire et chanter. Comme s’il avait voulu moins peser sur nous et sur le monde. Comme s’il avait voulu tirer sa révérence, quitter le spectacle en toute légèreté. Sans trop peser. C’est la marque de son extrême élégance. Celle de son incroyable jeunesse.

On ne peut pas évoquer Alain Resnais sans parler de son amour des acteurs. C’est peut-être la chose la plus importante à dire à propos de son œuvre. Il avait une manière à lui de « distribuer » les rôles (la « distribution » n’a rien à voir avec le « casting », terme horrible qui ne veut rien dire), s’entourant des mêmes, Sabine Azéma, André Dussollier, Pierre Arditi, ouvrant film après film la porte à de nouvelles têtes : Fanny Ardant, Lambert Wilson, Isabelle Carré, Jean-Pierre Bacri, Agnès Jaoui, Anne Consigny, Denis Podalydès, j’en oublie sans doute.

Il était venu présenter Les Herbes folles et Vous n’avez encore rien vu, à la Cinémathèque, entouré de ses acteurs ou comédiens, de Jean-Louis Livi, son producteur ami et complice. Alain Resnais était un enfant de la Cinémathèque, celle de Messine, qu’il avait fréquentée dans les années 30, enfant du cinéma muet. Il avait évoqué, devant un public amical et conquis, les spectres qui hantent la Cinémathèque d’Henri Langlois. Tout son cinéma, derrière une apparente gaité ou légèreté, est hanté par des spectres, ces figures fantomatiques qui habitent Mélo, L’Amour à mort, Cœurs et la plupart de ses films. Resnais parlait sans peur de la mort, il la côtoyait, elle ne l’effrayait pas, car il savait par expérience que le cinéma filme toujours peu ou prou « la mort au travail ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Une Réponse à “Alain Resnais, sur la bouche”

  1. Sébastien Mouton a écrit :

    Merci à vous pour ce vibrant hommage.

    Alain Resnais restera à jamais vivant dans l’esprit des gens.

    Qu’il repose en paix à présent.