Fellini à propos de l’enfance

En lisant un livre d’entretiens avec Federico Fellini, passionnant de bout en bout tellement les propos du cinéaste sont clairvoyants et libres de tout dogmatisme, je suis tombé sur ce passage où il évoque l’enfance : le mystère et la magie de l’enfance. Je reproduis ce long passage dont l’essentiel me paraît encore très actuel.

« Je n’ai pas d’enfants, je n’ai que des petits-neveux que je ne vois presque jamais. Comme je suis toujours occupé par la réalisation de mes films, je ne sais pas du tout ce qu’est l’école d’aujourd’hui. J’imagine qu’à l’exception d’un revernissage superficiel, de quelque relâchement de la discipline, l’école d’aujourd’hui n’est pas bien différente de celle que j’ai connue : autrement dit peu portée, plus exactement peu organisée pour assumer la responsabilité de la formation des élèves. Je veux dire qu’un gosse arrive à l’école à un âge où la frontière entre imagination et réalité, entre le monde de la conscience, qui en est tout juste à ses débuts, et le monde bien plus vaste de l’irrationnel, du rêve, de la communication profonde, est une frontière des plus minces, une membrane sans guère d’épaisseur et à travers laquelle passe une respiration poreuse : il s’y produit des échanges, des osmoses, des infiltrations subites. Cet état de grâce, qui disparaîtra rapidement avec l’âge, loin d’être reconnu et protégé comme une chose précieuse, un âge d’or du savoir, des capacités vitales, est foncièrement ignoré par l’école, considéré quasi soupçonneusement, avec méfiance, pour peu qu’il se heurte à l’ordre conventionnel où l’enfant doit être inséré. Et ce n’est pas la faute de qui que ce soit, cela fait partie de la paresse d’esprit, de l’inertie, de l’incapacité avec lesquelles nous suivons les problèmes de l’éducation, de la distraction totale qui est la nôtre dès lors qu’il s’agit du monde de l’enfance, persuadés que nous sommes que l’enfant est en somme une erreur qu’il importe de rectifier. Alors qu’il s’agit d’une personnalité pour le moins étrange, insolite, qui dispose de moyens encore rudimentaires mais intacts de coller à la réalité, et qui, ainsi que les éléments de la nature, conserve un savoir que nous avons perdu, sait des quantités de choses que nous avons oubliées, car elles se sont effacées.

Si j’avais un enfant, je chercherais avant tout à apprendre moi-même à son contact. Habituellement, les parents font le contraire : ils imposent à l’enfant les quelques conneries qu’ils savent et le ne questionnent jamais. Je n’ai jamais vu un père se pencher sur son fils pour lui demander ce qu’il fait, ce qu’il veut, comment il voit le chat ou la pluie, ce qu’il a rêvé la nuit d’avant ou pourquoi il a peur. Nous sommes totalement occupés par nos problèmes et par notre vision myope de la réalité.

J’ai toujours été attiré par ce petit fou si plaisant avec ses grimaces, son esprit de domination, sa férocité, et son aspect d’innocence animale. Le film que je regrette de n’avoir pas fait – mais il était pratiquement impossible – c’est une histoire avec une trentaine de gosses de deux ou trois ans, qui vivent dans un immeuble à la périphérie de la ville. Je suis attiré par les communications télépathiques mystérieuses entre les moutards, les regards qu’ils échangent en se rencontrant dans l’escalier ou sur les paliers, quand ils se tiennent derrière une porte ou dans un berceau ou sont tenus par la main comme des bottes de radis. La vie d’un énorme immeuble, entièrement vue et imaginée par des enfants, avec des histoires d’amour total, de haines, de malheurs, toujours dans ces escaliers, ces paliers, le petit jardin d’en bas. Jusqu’au moment où ces enfants, traînés comme un gibier de chasse, sont emmenés au jardin d’enfants et, dès leur arrivée, châtrés.

De tous mes projets bloqués, c’est là celui qui, de même que mon Mastorna, se présente continuellement à mon esprit dans un halo de reproche. Il pourrait en sortir un film émouvant et infiniment comique… Ces marmots me semblent être les dépositaires de richesses immenses, ils ont dans la tête, dans le cœur, dans le ventre un petit et énorme coffre-fort, avec des secrets qui, petit à petit, disparaîtront. »

Fellini par Fellini, Entretiens avec Giovanni Grazzini, traduits de l’italien par Nino Frank. Champs/Flammarion.

3 Réponses à “Fellini à propos de l’enfance”

  1. samia harrar a écrit :

    très émouvant le texte de FELLINI, sur l’enfance. je ne savais pas que le grand cinéaste était capable de tant de tendresse pour le monde des enfants. et comme c’est juste tout ce qu’il dit, et la manière avec laquelle il exprime. en tant que parents, on a toujours des remords par rapport à la façon dont on élève nos enfants, et comme il aurait été merveilleux de voir un film de FELLINI, sur les enfants. par association d’idées, je pense « L’argent de poche » de Truffaut. et je regrette que le cinéaste italien n’ait pas pu faire aboutir le projet dont il parle, sur un immeuble tout plein d’enfants…

  2. Touzé Philippe (psychanalyste) a écrit :

    Cher Monsieur,
    Hélas, ce qu’écrivait Fellini sur la méfiance de l’école vis-à-vis de l’enfant parce qu’il n’est pas dans l’ordre conventionnel, est toujours d’actualité. Je reçois des parents envoyés par les instituteurs parce que leur enfant est trop curieux et pose des questions si pertinentes qu’elles déstabilisent les « maîtres des écoles à formater ». Il faut donc d’urgence qu’il voit un psy ! Et les parents attendent que je castre leur enfant. Ils ne comprennent pas lorsque je leur dit que leur enfant possède un trésor : l’imaginaire. Et l’innocence, la grâce de celui qui n’est pas encore contaminé par la bêtise, la lâcheté, la paresse et l’avidité des adultes. Et les parents partent, horrifiés, en tirant par la main leur enfant qui commencait déjà regarder les livres dans ma bibliothèque. Ne dit-on pas que les psy sont plus fous que leurs patients ? L’analyse permet à l’enfant resté en nous d’advenir. Il y a encore du travail en perspective.

  3. Rédoine Faïd a écrit :

    J’ai dû relire ce post une dizaine de fois… J’ai donc mis du temps pour faire un commentaire. Comment vous dire? Je ne connaissais pas vraiment Fellini avant la table ronde que la cinémathèque a organisée en octobre dernier.
    C’est un exercice délicat que de parler des enfants en étant adulte. Il faut être capable de se replonger dans leur monde où l’imaginaire, la sincérité et le rêve règnent en maître absolu. Sa vision du monde magique des enfants est absolument extraordinaire. Ses propos sonnent tellement juste. Une véritable leçon de vie. J’aurais tant aimé qu’il ait un enfant. Il aurait été un papa exceptionnel. Et je lui dit aussi merci, à nous qui avons la chance d’être père, de nous aider par son génie à mieux comprendre ces êtres qui nous sont si cher.