Dans l’attente du palmarès

Dimanche, dernier jour du Festival de Cannes. En cette fin de matinée, le jury présidé par Sean Penn délibère quelque part sur les hauteurs de Cannes, dans une belle villa coupée du monde extérieur. Les jurés ont été priés d’emporter avec eux leur tenue de soirée. Car, en fin d’après-midi, ils se rendront directement au Palais des Festivals, sans repasser par leurs hôtels. Ainsi l’exige la tradition cannoise : rien, absolument rien ne doit filtrer des délibérations. On leur a sans doute confisqué leur portable. La veille, c’est-à-dire hier, Gilles Jacob et Thierry Frémaux ont sans doute demandé discrètement à quelques cinéastes, actrices et acteurs, de rester à Cannes ou d’y revenir. Rien de plus qu’un léger indice, qui signifie qu’ils ou elles ont des chances de figurer au palmarès. Mais le mystère reste et doit rester entier. La réputation du festival est en jeu.

J’ai été juré du festival en 1992. À cette époque, il n’y avait ni portable ni internet. Il était donc plus facile de garder le secret. Nous avions délibéré en moins de deux heures, un temps record paraît-il. J’en garde un assez mauvais souvenir. Sur les dix membres du jury présidé par Gérard Depardieu, j’avais été le seul à ne pas voter pour le film de Bille August, Les Meilleures intentions (scénario de Ingmar Bergman). Les neuf autres votèrent comme un seul homme. Ma voix, je l’avais accordée au film de Robert Altman, The Player. Je m’étais senti un peu seul… Je crois que cette Palme d’or de 1992 est celle ayant obtenu le moins de succès dans toute l’histoire du festival… Mais ce n’est pas le bon critère. D’ailleurs, quels sont les critères pour attribuer une « bonne » Palme d’or ? Je n’en sais rien. Personne n’en sait rien. Et depuis cette expérience de juré, la question ne m’intéresse plus. Un jury, c’est aussi fait pour se tromper. Pour passer à côté du ou des grands films. C’est un paradoxe mais c’est vrai. Tout palmarès relève d’un compromis, plus ou moins équilibré. Il n’y a pas de vérité en art. Au cinéma comme ailleurs. Cette idée de compétition a du plomb dans l’aile. Car les films « ne boxent » pas dans la même catégorie. Comment comparer deux films entre eux, deux cinéastes entre eux, quand souvent leur vision ou leurs moyens sont aux antipodes ? Cela plaît encore aux critiques (je n’en suis plus), aux journalistes et aux gazettes. Une étoile, deux étoiles, une palme, un gros nul…

Prenez Clint Eastwood, par exemple. Que lui apporterait une Palme d’or, aujourd’hui ? La consécration ? Mais il l’a déjà conquise, et depuis longtemps. Sa carrière est magnifique, d’autant plus belle qu’il a su maintenir son indépendance artistique à l’intérieur du système des studios hollywoodiens. Il n’est plus tout jeune et ne pense qu’à ses deux prochains films, déjà annoncés, déjà mis en route. Si l’on compte les grands cinéastes qui n’ont jamais obtenu de Palme d’or, on rougirait de honte. C’est la loi. Idem pour les Oscars. Donc, pour ce soir, je ne fais aucun pronostic. On verra bien comment Sean Penn et ses acolytes vont se sortir de ce difficile exercice.

Je ne suis pas certain que Sean Penn ait eu raison de faire sa déclaration, la veille du festival. Cette phrase me fait froid dans le dos : « Il faudra que le réalisateur ou la réalisatrice de la Palme d’or se soit révélé très conscient du monde qui l’entoure. » Cette nouvelle doxa qui veut qu’un film soit nécessairement politique ou qu’il relève d’une bonne idéologie élimine de fait de la compétition les cinéastes dont le souci premier est d’ordre intime et poétique. C’est avec ce raisonnement-là qu’on prime souvent des films qui, dix ou vingt ans après, ne laisseront aucune trace dans nos mémoires. Et puis, je n’aime pas cette manière de mettre le cinéma sous pression.

Prenons Philippe Garrel, un cinéaste qui, pour moi, compte énormément dans l’histoire du cinéma. Présenté jeudi à Cannes en compétition officielle, La Frontière de l’aube a été hué lors de la projection de presse. J’ai vu le film dans la soirée, les choses se sont mieux passées, du moins le public en « pingouins » s’est montré mieux élevé. Ce qui, entre parenthèses, est un comble. Si une bonne partie des journalistes à Cannes n‘est pas en mesure de tolérer, je dis bien de tolérer, un film comme celui-là, c’est à désespérer de la critique. J’aime beaucoup le film de Garrel, simple comme bonjour, magnifique documentaire sur l’amour fou. Et j’aime que Garrel demeure fidèle à lui-même, ne varie pas d’un pouce sur les principes esthétiques qui fondent son cinéma depuis quatre décennies. Ce que beaucoup de ne supportent pas, au point d’en devenir violents et hargneux (lisez ce matin la chronique du Journal du dimanche), c’est que ce film-là soit en compétition officielle, qu’il prétende concourir parmi les autres films. Pour eux, Garrel doit rester en marge, invisible. Pas vous et pas ici ! Comment ose-t-il nous montrer son film, son pauvre petit film fauché, en noir et blanc ? Voici ce qu’écrit la chroniqueuse du JDD : « Amateur de récits introspectifs, Garrel peuple invariablement ses scénarios de personnages paumés, rongés par des sentiments comme l’amour, la rupture, la solitude, la déprime. » L’amour, la solitude, la déprime, ça ne fait pas du bon cinéma, c’est bien connu.

Je relis souvent cette phrase de Truffaut évoquant son expérience de critique de cinéma : « Ai-je été un bon critique ? Je ne sais pas, mais je suis certain d’avoir toujours été du côté des sifflés contre les siffleurs et que mon plaisir commençait souvent où s’arrêtaient celui de mes confrères : aux changements de ton de Renoir, aux excès d’Orson Welles, aux négligences de Pagnol ou Guitry, aux anachronismes de Cocteau, à la nudité de Bresson. Je crois qu’il n’entrait pas de snobisme dans mes goûts et j’approuvais la phrase d’Audiberti : « Le poème le plus obscur s’adresse au monde entier » ; je savais que, commerciaux ou non, tous les films sont commerciables, c’est-à-dire font l’objet d’achat et de vente. Je voyais entre eux des différences de degrés mais pas de nature et je portais la même admiration à Singin’in the Rain de Kelly-Donen et à l’Ordet de Carl Dreyer. »

Relisez ce texte, c’est la préface du livre : Les films de ma vie (Flammarion). Toujours d’actualité. À ce soir, pour découvrir le palmarès du 61è Festival de Cannes.

20h30. À cette heure, vous connaissez sans doute le palmarès du 61è Festival de Cannes. On retiendra la belle image, à la fin de la cérémonie, des adolescents du film de Laurent Cantet (Entre les murs) accompagnant le réalisateur et l’auteur du livre et personnage central, François Bégaudeau, sur la scène du Grand Auditorium. Il y avait de la vie, de la cohue, de l’enthousiasme. Tous ces jeunes côtoyant Robert De Niro, Sean Penn et Faye Dunaway… Comme si le cinéma, par un coup de baguette magique, se réconciliait avec la vie. Bravo à Laurent Cantet, qui a fait un beau discours, sensible et humain, partageant avec tous ses collaborateurs sa Palme d’or, et avouant que l’expérience de ce film fut de bout en bout joyeuse. On est content pour Caroline Benjo et Carole Scotta, les responsables de la société de production et de distribution Haut et Court, qui défendent un cinéma indépendant. Prix spécial à Catherine Deneuve et Clint Eastwood, à l’occasion de ce 61è Festival… Manière élégante de saluer deux grands artistes qui œuvrent au service du cinéma…

Une Réponse à “Dans l’attente du palmarès”

  1. Cédric a écrit :

    Il est effectivement scandaleux de ne pas tenir compte du film de Garrel…Pire, certaines personnes auraient ricané durant la projection! La pire forme de mépris; je pense que l’on peut siffler une oeuvre, ne pas l’apprécier mais au moins la considérer…Le rire est la pire forme d’ignorance, d’aveuglement, lorsqu’il n’est pas souhaité par l’artiste.
    J’ai rédigé un article concernant ce 61e Festival sur mon blog. Vous pourrez le lire en cliquant sur mon prénom…
    Cordialement.