Deux documentaires signés Werner Herzog

Posté dans Cinéma le 23.11.2014 par serge toubiana

Werner Herzog était de passage à Paris la semaine dernière, à l’occasion de la sortie de deux documentaires demeurés inédits. Le 17 novembre, il était convié à la Cinémathèque française pour présenter ces deux films, La Soufrière et Gasherbrum, la montagne lumineuse, et participer à une conversation qui suivait leur projection. Ces deux films sont distribués par Potemkine.

 La Soufrière (1977). En attendant l’inévitable catastrophe.

Août 1976, Werner Herzoz se rend à Basse-Terre, en Guadeloupe, au moment où le volcan « la Soufrière » menace d’entrer en éruption. Il l’a appris par la presse, un détail ayant tout particulièrement retenu son attention. Alors que la ville a été désertée par tous ses habitants, un homme a décidé de rester chez lui et de braver le volcan. Werner Herzog est accompagné par deux chefs opérateurs, Jörg Schmidt-Reitwein et Ed Lachman, lequel travaillera par la suite, entre autres, avec Wim Wenders, Sofia Coppola, Larry Clark, Steven Soderbergh, Susan Seidelman.

Arrivé à Basse-Terre, Herzog et ses deux cameramen découvrent une ville entièrement déserte. Tous les habitants ont fui le danger. Grand silence. Des chiens, des chats, quelques animaux affamés errent dans les rues. La ville, tel un décor de cinéma. On a l’impression qu’elle s’offre au cinéma, tel un décor fantôme. Les feux rouges fonctionnent encore, alors qu’il n’y a plus aucune circulation dans Basse-Terre. Werner Herzog saisit, avec son instinct de cinéaste, de quelle manière la réalité documentaire est un véritable appel de fiction.

Très vite, avec ses deux complices, il prend le risque de se rendre au plus près du volcan. Une telle décision ne peut se prendre qu’à la suite d’une discussion. Les deux preneurs d’images acceptent. Cette confrontation du cinéma avec le danger et la mort est l’une des caractéristiques du cinéma de Werner Herzog. Elle fonde sa relation profonde avec les images, elle en est le point d’orgue philosophique – la recherche d’une vérité immanente ou supérieure, profonde, au-delà des images enregistrées -, même si le cinéaste allemand rechigne à toute dissertation philosophique. Sa décision, risquée, repose sur un réflexe pragmatique : j’y suis, j’y vais, je filme.

Les images filmées au plus près du danger sont belles : pierres fumantes, terre rougie par le feu, nature dévastée, bientôt réduite en cendres. Une fois que les trois hommes redescendent du cratère, ils rencontrent un homme allongé, endormi. C’est l’homme que Herzog était venu chercher en Guadeloupe, ce héros solitaire, anonyme, qui ne craint rien. Le hasard veut qu’ils le trouvent endormi, comme s’il était protégé par ses rêves. L’homme répète plusieurs fois que s’il est resté là, chez lui, à attendre la mort, c’est que « Dieu l’a ordonné ! » Ils rencontrent un autre homme, qui lui aussi ne craint pas la mort. On a le sentiment que Herzog rencontre là des frères, des hommes pauvres qui n’ont rien à perdre, ni rien à gagner à braver ainsi la nature lorsqu’elle se montre sauvage, dangereuse. Finalement « la Soufrière » se calme, la catastrophe est évitée, les habitants regagnent la ville. Dans son commentaire, Werner Herzog paraît presque déçu, considérant son film comme « raté », une pure illusion. Que serait-il devenu si le volcan était entré en éruption ?

A propos de Gasherbrum, la montagne lumineuse (1985).

Deux alpinistes, Reinhold Messner et Hans Kammerlander, décident en juin 1984 d’escalader un sommet, puis un autre, à 8000 mètres d’altitude. Un défi face à la nature. Un dialogue avec la mort. Werner Herzog les accompagne, au Pakistan et filme la préparation de cette expédition risquée. Le film est ponctué de conversations entre le cinéaste et les deux hommes. A un moment, Herzog, qui cherche à comprendre la fascination des deux hommes pour la haute montagne, évoque la « pulsion de mort ». Si Reinhold Messner récuse le terme, tout dans son propos nous y ramène. Il n’y a qu’à voir le moment où, après que Herzog l’ait interrogé sur son frère mort lors d’une expédition en haute montagne, Reinhold Messner se met à sangloter, incapable de poursuivre le dialogue. L’expédition commence, suivie par Herzog et son équipe technique. Mais à un moment, les deux alpinistes poursuivent seuls, en direction de cette « zone mortelle » d’où ils ne sont pas certains de revenir. La force du film de Herzog consiste à nous montrer, au moyen de la mise en scène, cette frontière invisible qui sépare le monde des vivants et ce « point de non retour » où vont s’aventurer les deux hommes. Avant de s’en aller vers l’inconnu, Reinhold Messner et Hans Kammerlander laissent leurs consignes, comme s’ils rédigeaient, vivants, leur propre testament : « Si nous ne sommes pas revenus dans deux semaines… » Moins de dix jours plus tard, les deux hommes reviennent, tels des fantômes revenus de la mort.

À la fin de ce beau documentaire, Reinhold Messner, qui a retrouvé le sourire, évoque sa passion de la marche et de la grimpe en utilisant une belle métaphore. Marcher, grimper « c’est écrire des lignes sur le paysage ». Son unique but dans la vie ? « Avancer devant moi, jusqu’au bout du monde. » On sent, de manière quasi physique, mais aussi métaphysique, que Werner Herzog est prêt à le suivre avec sa caméra. Des hommes ordinaires, pris dans des situations extraordinaires. Tel semble être le credo du film. Chez Herzog le documentaire et la fiction s’entremêlent, et la frontière n’est pas toujours visible. C’est ce qui fait le prix de son cinéma.

Ces deux films, La Soufrière et Gasherbrum, la montagne lumineuse, sortiront le 3 décembre sous le titre générique: Les Ascensions de Werner Herzog. Distribution Potemkine Films.

Potemkine et agnès b. éditent un coffret DVD : Volume 1, 1962 – 1974, incluant plusieurs films réalisés par Werner Herzog : Herakles (1968), Signes de vie (1968), Les Nains aussi ont commencé petits (1970), Fata Morgana (1971), Pays du silence et de l’obscurité (1971), Aguirre, la Colère de Dieu (1972), La Grande extase du sculpteur sur bois Steiner (1973) et L’Énigme de Kaspar Hauser (1974). Ce coffret DVD contient de nombreux suppléments, dont un livret écrit par Emmanuel Burdeau.

À lire: Werner Herzoz, Manuel de survie. Entretien avec Hervé Aubron et Emmanuel Burdeau. Éditions capricci.

Werner Herzog, Conquête de l’inutile; traduit de l’allemand par Coralie Courtois, Frédéric-Guillaume Goetz, Louise-Anne Rainbault et Isabelle Voisin. Éditions capricci.

Lettre ouverte de Naoum Kleiman, à propos du Musée du Cinéma de Moscou

Posté dans Cinéma le 12.11.2014 par serge toubiana

Lettre ouverte à l’opinion publique internationale,

à tous ceux qui ont apporté leur soutien au Musée du Cinéma de Moscou

Chers amis,

Merci à vous tous et à chacun d’entre-vous !

Tout au long de ces journées de crise, nous avons pu voir combien vous étiez nombreux, vous, les amis de longue date manifestant leur fidélité, et vous, les nouveaux amis qui nous avez rejoints. Vos témoignages de solidarité et vos signatures ont été plus qu’un soutien moral : ils nous ont donné la joie au cœur et nous ont permis de prendre toute la mesure de notre responsabilité.

Votre talent, votre autorité et votre affection sont pour nous une aide précieuse. Lorsque vos amis sont des créateurs, des chercheurs, des conservateurs, des passeurs de la culture vivante, vous sentez que vous pouvez faire beaucoup. Grâce à vos messages, une Association des amis des musées du cinéma informelle a vu le jour. Parce que votre soutien aujourd’hui ne compte pas seulement pour le Musée de Moscou mais pour tous les musées du cinéma et toutes les cinémathèques à travers le monde.

Lundi 10 novembre, les chercheurs et conservateurs du Musée du Cinéma sont retournés à leur poste. C’est à ma demande instante qu’ils ont accepté de revenir sur leur démission. Cette décision a exigé d’eux davantage de courage et de dévouement que celle de quitter le Musée. Durant deux semaines, ils ont organisé rencontres et consultations, et étudié toutes les situations. L’ensemble du personnel du Musée a également rencontré le conseiller du Président de la Fédération de Russie en présence des responsables du ministère de la Culture. Ce ne sont ni les ordres venus d’en haut ni les avis extérieurs qui les ont poussés à rester à leur poste sous l’autorité de la nouvelle direction, même si celle-ci n’a toujours pas leur confiance. La compétence de ces chercheurs en tant que collectionneurs, muséographes et conservateurs de documents sur l’histoire et l’esthétique du cinéma est unique au monde, et ils ont eu conscience que le meilleur moyen de sauvegarder le musée était de reprendre leur fonction. Partir revenait à courir le risque de recrutement de « remplaçants » incompétents, mettant en péril vingt-cinq ans de travail et de savoir-faire.

Votre solidarité a donné un écho aux convictions du collectif, convictions qui demeurent inébranlables.

Je ne suis pas revenu sur ma démission et j’ai été licencié le 7 novembre par la nouvelle direction. Je ne vois pas la possibilité de travailler efficacement et en toute responsabilité avec le titre purement formel de « Président » du Musée. Je quitte mon poste au Musée, mais je ne quitte pas le Musée : j’apporterai mon aide au collectif scientifique, je défendrai son honneur et ses droits. Un Conseil de surveillance est actuellement en formation, qui accueillera des personnalités du cinéma, des conservateurs, des journalistes et des spécialistes en droit. C’est lui qui vous informera des événements futurs et des décisions concernant le Musée du Cinéma de Moscou.

Professionnalisme et solidarité sont la fierté du collectif. Son honneur – la conservation des collections confiées à eux par les cinéastes ou leurs héritiers. Sa joie – c’est de continuer de travailler pour tous les amoureux du cinéma.
L’amour peut bien davantage que la cupidité et la suspicion, la médiocrité et la vengeance, la soif du pouvoir et la force brutale. C’est ce que nous a appris le cinéma, le beau, qu’il faut, j’en suis convaincu, conserver pour l’avenir et montrer au présent.

Naoum Kleiman, le 10 novembre 2014

« Il y a du sang chez Truffaut »

Posté dans Cinéma le 19.10.2014 par serge toubiana

Voici l’entretien intégral paru sur le site lemonde.fr, réalisé par Franck Nouchi.

Serge Toubiana : « Il y a du sang chez Truffaut »
Le Monde.fr | 11.10.2014 à 16h42 • Mis à jour le 12.10.2014 à 18h54 | Propos recueillis par Franck Nouchi

Après Les Cahiers du cinéma, dont François Truffaut fut l’une des figures de proue, Serge Toubiana dirige la Cinémathèque française, celle-là même où le réalisateur des 400 Coups apprit le cinéma, avant d’en prendre la défense à la veille de mai 1968. Aujourd’hui, Serge Toubiana est le commissaire de l’exposition « François Truffaut» présentée rue de Bercy jusqu’au 25 janvier. Auteur, avec Antoine de Baecque, d’une biographie de référence, il évoque ce cinéaste adulé et incompris.

A quand remontent vos premiers souvenirs de François Truffaut ?

La première fois que je l’ai rencontré, c’était en 1975. J’étais avec Serge Daney, qui était alors le patron des Cahiers du cinéma. La revue sortait d’une période pour le moins austère durant laquelle le structuralisme, les rapports à la linguistique, à la psychanalyse, à la politique, l’engagement maoïste, avaient pris le pas sur le cinéma. Les Cahiers s’étaient éloignés non seulement de Truffaut, mais aussi des autres cinéastes de la Nouvelle Vague, à l’exception de Godard et de Straub.
Je trouvais cette situation anormale. Non seulement, Truffaut était un des cinéastes de la Nouvelle Vague et avait écrit aux Cahiers, mais en outre il en était actionnaire. Un jour, je dis donc à Daney : « Allons le voir, il pourrait peut-être nous aider ». Métro, Bastille-Champs Élysées. Rue Robert Etienne, les Films du Carrosse. Il nous reçoit dans son bureau. Je suis immédiatement frappé par cette pièce que l’on peut voir dans l’exposition, sa porte capitonnée qui donnait l’impression au visiteur d’entrer chez un notaire.
Il nous fait asseoir sur un canapé en cuir, s’assied en face de nous et nous observe d’un regard très intimidant qui voulait dire : maintenant que vous êtes là, que voulez-vous ? Pas la moindre familiarité. Daney lui ayant détaillé notre projet de refaire une vraie revue de cinéma, il l’interrompt : « Primo, si vous aviez eu du courage, vous auriez dû créer une nouvelle revue pour écrire vos inepties maoïstes. Au lieu de cela, vous vous êtes servis des Cahiers. En 1951, le projet de Bazin lorsqu’il a créé cette revue n’était pas celui-là. Deuzio, j’entends ce que vous m’avez dit sur vos intentions. Je serai dorénavant avec vous d’une neutralité bienveillante. »
« Neutralité bienveillante »
: j’ai gardé cette expression en travers de la gorge pendant des années. Qu’avait-il voulu dire exactement ? Ne voulant pas en rester là, je n’ai cessé dès lors d’œuvrer pour opérer un rapprochement avec lui. Aux Cahiers, j’étais minoritaire, Godard avait gagné la partie. Si l’on était « godardien », on ne pouvait pas être « truffaldien ». Cette équation me semblait implacable et choquante. Un peu comme si l’on m’avait demandé de choisir entre Stendhal et Flaubert.

Daney lui-même était « godardien »…
Absolument. Il était réticent à Truffaut. Il a fallu attendre La Chambre verte, en 1978, pour que Truffaut fasse la couverture des Cahiers. Par la suite, en 1980, je l’ai convaincu de nous accorder un entretien. Il finissait alors le montage du Dernier Métro. Avec Serge Daney et Jean Narboni, nous nous sommes rendus chez lui un matin, 12 avenue Pierre 1er de Serbie. « Vous resterez déjeuner, on aura du temps, je vous consacre une journée ». Cet entretien, le premier qu’il accordait aux Cahiers depuis 1967, est l’un des plus beaux que je n’aie jamais fait. Appartement bourgeois, vue sur la Tour Effel, sa gouvernante qui nous sert à déjeuner… On a parlé une journée entière. Il en a profité pour régler ses comptes avec Godard qui, à l’époque, ne cessait de l’attaquer. L’entretien parut au moment où sortait Sauve qui peut (la vie). On a donc fait une « couverture Truffaut », puis une « couverture Godard ». On pouvait aimer les deux.

A partir de là, les signes de reconnaissance de Truffaut sont devenus très précis. Il a participé à des Hors-Séries consacrés à Hitchcock et à Rossellini, écrit des préfaces, autorisé la publication de textes anciens. Avec Jean Narboni, nous l’avons convaincu de faire ce livre qui s’appelle Le Plaisir des yeux. En dépit de ses réticences, y figure son fameux texte « Une certaine tendance du cinéma français ». Truffaut ne voulait plus attaquer des cinéastes qui n’étaient plus au cœur du système. Aujourd’hui, disait-il, c’est moi qui suis au cœur du système, eux sont dans la difficulté.
En lisant sa biographie, on comprend à quel point son enfance a été déterminante, pour lui et pour son cinéma…

Comme nous avions tous les deux envie de nous lancer dans une biographie de Truffaut, nous avons, Antoine de Baecque et moi, écrit ce livre ensemble. Et puis, il y avait eu la mort de Truffaut, à l’âge de 52 ans. C’était le premier cinéaste de la Nouvelle Vague qui mourait. J’étais bouleversé, avec de surcroît le sentiment d’un inachèvement absolu. Très vite, avec Alain Bergala et Marc Chevrie, nous avons mis en chantier un énorme numéro spécial. Une sorte de « Chambre verte » dédiée à Truffaut. Tout à coup, tout le monde comprenait l’importance qu’il avait eue, non seulement par ses films, mais aussi par sa posture. Il était l’homme essentiel.
Mais, par-delà sa mort, je n’aimais pas la manière dont la critique française aimait Truffaut. Je n’aimais pas le côté, à mon avis très bien orchestré par lui-même, « les femmes et les enfants d’abord ». Gentil et français si vous voulez. Au contraire, j’étais frappé par cette attirance vers la mort que l’on retrouve dans beaucoup de ses films, cette violence radicale des passions qui irradie, par exemple, dans La Femme d’à côté, Les Deux Anglaises ou encore Jules et Jim. Quelque chose de plus sombre, de plus noir qu’il fallait donc aller débusquer. J’aime beaucoup cette idée qu’il faisait clandestinement les choses mais avec un souci des apparences qui lui permettait de ne pas être marginalisé.

La Cinémathèque était un des lieux de sa clandestinité. Il avait un rapport très singulier à ce lieu et à son fondateur, Henri Langlois.

 

C’est fondamental. La Cinémathèque, avenue de Messine, était pour lui un lieu de rendez-vous. Tout comme le Studio Parnasse et le Ciné-club du Quartier Latin. A cette époque, il est pauvre et il cherche sa voie. Il a deux tuteurs, Langlois et Bazin. Qui eux-mêmes, autant qu’on sache, n’entretiennent pas une véritable relation. Truffaut s’en accommode très bien. Bazin va à la fois le prendre en charge et l’aider à devenir un rédacteur des Cahiers. Avec Langlois, la relation est moins « maternante » mais tout aussi essentielle, on le verra au moment de l’Affaire Langlois en 1968.

Il y a les cinéastes qui ont compté pour lui, mais aussi les écrivains. Il sacralisait la littérature…

Truffaut a commencé à lire – il le dit dans L’homme qui aimait les femmes, l’un de se ses meilleurs films – chez ses deux grands-mères. Quand il aimait un roman, il en achetait dix exemplaires pour les offrir à ses amis. Il avait un véritable culte de la chose écrite. Truffaut, qui adorait Proust, était un homme d’un temps plus ancien que notre temps. C’est un enfant de l’Occupation, de la clandestinité, avec un père clandestin, une vie clandestine, une passion clandestine pour le cinéma et la littérature… Mettez tout cela bout à bout et vous verrez se dessiner le portrait de Truffaut, son obsession du refus de la modernité et de la mode. Il disait ceci : « J’ai toujours préféré le reflet de la vie à la vie elle-même. Si j’ai choisi le livre et le cinéma, dès l’âge de 11 ou 12 ans, c’est bien parce que j’ai préféré voir la vie à travers le livre et le cinéma. »

En revanche, il y avait chez lui une moins grande attention portée à la peinture. Rien à voir de ce point de vue avec un Pialat, un Bresson, ou même un Godard…

Rien ! Rien ! On n’imagine pas Truffaut allant dans une galerie d’art. Son univers, c’était le roman. Son approche passe par le récit, la narration, la construction dramaturgique. La plastique, ce n’était pas son truc. Voyez L’homme qui aimait les femmes, un film sublime mais qui n’est pas un film très beau. C’est la quintessence de Truffaut. Le secret, l’obsession, la fièvre du personnage, le côté pas du tout mondain, j’écris parce que je ne peux pas ne pas écrire ma vie.

Dans son livre de conversations avec Hitchcock, Truffaut rapproche ce dernier de Kafka, Poe ou Dostoïevski. Ces artistes inquiets, dit-il, qui ne peuvent évidemment pas nous aider à vivre, mais qui nous aident à nous mieux connaître. Est-il à ranger dans cette catégorie ?

Nous avons grandi avec Truffaut. Il nous parle à tous les âges de notre propre vie. Nous avons grandi avec lui. Si je tiens tant à cette œuvre, c’est aussi parce qu’elle nous parle de ce qu’on a été. En outre, Truffaut nous a énormément aidés à aimer le cinéma. Truffaut critique a été beaucoup plus pédagogue, plus clair avec nous que ne l’ont été Godard ou Rivette. On lisait ce qu’il écrivait sur Vigo, Rossellini, Hitchcock, Renoir ou Ophuls, et on se les appropriait ensuite de façon très simple. Truffaut a maintenu la flamme.

Et c’est pourquoi, étant maintenant à la Cinémathèque, je voulais au travers de cette exposition, lui rendre ce qu’il m’a donné. Trente ans après sa mort, j’ai le sentiment mélancolique que le temps joue contre Truffaut. Cela dit, allez à l’étranger, au Japon, dans n’importe quelle université américaine et vous constaterez son importance. Parlez avec Spielberg, Scorsese et vous comprendrez quelle est l’influence, encore aujourd’hui, de ses films.

Pour quelles raisons ?

Dans un livre décisif, il a changé le regard des Américains sur Hitchcock. Et puis, eux ont vu les films de Truffaut sans difficulté, sans nos critères, indépendamment de sa rivalité avec Godard. Ils ont découvert un grand narrateur, capable dans L’Enfant sauvage de rendre un hommage bouleversant au cinéma muet. Pendant ce temps, nous nous aveuglions au nom de théories. Justement ce qui faisait horreur à Truffaut, les théories. Il préférait adapter les romans, les faire saigner d’une manière absolument pas académique. Il y a du sang chez Truffaut, souvenez-vous de ce qui est sans doute la plus belle scène de son œuvre, le dépucelage d’Anne à la fin des Deux Anglaises. Cette scène était si forte sexuellement qu’il n’arrivait pas, dit-on, à la regarder.
Au fond, on pourrait dire que Truffaut s’est réfugié dans le passé pour se protéger de la violence de ce qu’il voulait dire. Une fois que l’on a compris cela, tout devient clair.

  • Franck Nouchi
  • Journaliste au Monde

 

Elle s’appelait Marie Dubois

Posté dans Cinéma le 16.10.2014 par serge toubiana

Dominique Rousseau m’a téléphoné hier pour m’annoncer la mort de Marie Dubois, sa mère. Marie Dubois était mariée à Serge Rousseau, un homme délicieux qui était agent d’actrices et d’acteurs au sein d’Artmedia, et qui était un ami proche de François Truffaut. Celui-ci aimait beaucoup Marie Dubois, à qui il avait conseillé d’adopter ce nom tiré d’un roman de Jacques Audiberti, « parce qu’elle incarne toutes les femmes en une seule. C’est elle qui conduit le taxi dans Paris, ou qui prépare son agrégation de philo, ou mieux encore, c’est elle qui prépare son agrégation le jour en conduisant son taxi la nuit. » En 1960, Truffaut avait fait faire des essais à la jeune comédienne en vue de lui confier le rôle de Léna dans Tirez sur le pianiste. Ces bouts d’essais figurent dans l’exposition consacrée à François Truffaut à la Cinémathèque française : on y voit une jeune femme moderne, les yeux rieurs mais pudiques, répondant aux questions du cinéaste dont on n’entend que la voix. A un moment, Truffaut lui demande de s’énerver et de lui dire des gros mots : Claudine Huzé, qui ne s’appelle pas encore Marie Dubois, avait bien du mal à dire des gros mots… Elle est magique dans Tirez sur le pianiste, où elle fait couple avec Charles Aznavour. Elle le défend, le protège, lui le timide pianiste surdoué qui a échoué dans un bastringue à Levallois. Il y a cette scène où elle descend avec lui à la cave, après qu’il ait tué Plyne, le bistrotier amoureux, d’un coup de couteau, par légitime défense, pour le cacher des policiers. Aznavour est comme un enfant protégé par la femme qui l’aime. Ce motif de l’homme protégé par la femme amoureuse traverse toute l’oeuvre du cinéaste.

J’ai revu le film hier après-midi, juste après le coup de fil de Dominique Rousseau, à la Cinémathèque, avant d’animer une discussion avec des jeunes cinéphiles de L’Autre ciné-club. Revoir la fin du film, le corps de Marie Dubois glissant dans la neige, m’a bouleversé. Tirez sur le pianiste ne raconte pas la vie mais le rêve, la féérie, la fantaisie. Hélas, je l’ai revu hier comme un documentaire puisque Marie Dubois n’est plus.

Passion Truffaut

Posté dans Cinéma le 30.09.2014 par serge toubiana

« Je fais des films pour réaliser mes rêves d’adolescent, pour me faire du bien et, si possible, faire du bien aux autres. » Cette phrase de François Truffaut exprime simplement, clairement et pleinement son amour du cinéma et son désir d’en faire. Cet homme a organisé sa vie afin de parvenir à son but. Disparu le 21 octobre 1984 à l’âge de cinquante-deux ans, il a laissé le sentiment d’avoir mené sa vie à toute vitesse, comme pressé par le temps et comme s’il voulait arriver à tout faire tant que cela était encore possible. Vingt-et un longs métrages, une poignée de courts, plusieurs centaines d’articles sur le cinéma parus dans un grand nombre de journaux ou revues, principalement aux Cahiers du cinéma et dans l’hebdomadaire Arts, des préfaces consacrées aux livres d’hommes qu’il admirait ou qui l’ont aidé (Renoir, Bazin, Welles, Rossellini, Ophuls, Guitry, Nestor Almendros, Tay Garnett, etc.), le fameux livre d’entretiens, Le Cinéma selon Alfred Hitchcock, devenu familièrement le « Hitchbook », paru en 1966 chez Robert Laffont, puis en Amérique chez Simon & Schuster, traduit en maintes langues, sans cesse réédité depuis trente ans. Sans compter le Truffaut acteur, dans certains de ses films : L’Enfant sauvage, La Nuit américaine et La Chambre verte, et dans le film de Spielberg, Close Encounters of the Third Kind (Rencontres du troisième type, 1977). Sans oublier la publication de sa Correspondance qui reprenait de nombreuses lettres, parmi les milliers qu’il écrivit durant sa vie à toutes sortes de gens, proches ou lointains. Bref, contrat rempli, vie rondement menée, bilan « globalement positif ».

Il n’empêche que sa mort a laissé un goût amer, un sentiment d’inachevé, de mélancolie profonde, pas seulement pour les siens, pour ses proches, pour ses actrices et acteurs, et pour sa « famille du Carrosse ». Combien de cinéastes aujourd’hui, jeunes hommes et surtout jeunes femmes, s’inspirent de son œuvre et de son goût du romanesque, regrettant de ne pas l’avoir connu, croisé, côtoyé, et ce non seulement en France, mais au Japon, en Amérique et dans le reste du monde ? Truffaut a réalisé Vivement dimanche !, son dernier film, alors qu’il avait plusieurs fers au feu. Plusieurs scénarios très avancés, coécrits avec Jean Gruault (le projet 00-14) ou Claude de Givray (La Petite voleuse, que réalisera Claude Miller en 1985), sans oublier un projet auquel il tenait beaucoup, Nez de cuir, qu’il envisageait avec Gérard Depardieu – dont il était devenu le complice – et Fanny Ardant. Affaibli, malade, se croyant convalescent ou voulant le croire, Truffaut gardait l’espoir de poursuivre son travail pour, en quelque sorte, « achever la figure », comme le dit avec fièvre et passion Julien Davenne dans La Chambre verte. Oui, achever la figure. Mais laquelle ? Celle d’un homme entièrement voué à son unique passion, le cinéma. Sorte de dévotion radicale, exclusive. Sacrée.

Beaucoup, lorsqu’il est mort, avait au fond classé François Truffaut dans la catégorie bien rangée des cinéastes « installés », ayant trahi des idéaux de jeunesse, sans voir ce qu’était chez lui la force incroyable de l’obstination et de l’idée fixe, consistant à poursuivre un rêve adolescent : « Je veux que mes films donnent l’impression d’avoir été tournés avec 40° de fièvre » disait-il… On croit, à juste titre, que l’œuvre entière est cohérente, harmonieuse, ronde : elle l’est. Plusieurs films s’enchaînent dans une belle logique ; la « saga Doinel », série originale et unique qui voit grandir un personnage, Jean-Pierre Léaud, de quatorze à trente-huit ans, à travers cinq épisodes de son éducation sentimentale. Les films « passion », de Jules et Jim à La Femme d’à côté, en passant par La Peau douce, La Sirène du Mississipi, Les Deux Anglaises, L’Histoire d’Adèle H., où Truffaut s’emploie à exorciser sa vision funèbre de l’amour fou : « Ni avec toi ni sans toi », le mot de Madame Jouve (Véronique Silver) dans La Femme d’à côté résume parfaitement cette équation impossible, où le couple amoureux se brûle les ailes, jusque dans la mort : « Comme les grands oiseaux rapaces, il plane au-dessus de nous, il s’immobilise et nous menace… Oui, l’amour fait mal. » Les cinq films adaptés de « série noire » : Tirez sur le pianiste, vision poétique à la Queneau du monde des gangsters, La mariée était en noir, orchestrée par Bernard Herrmann, à revoir pour son audace narrative et la force de l’idée fixe (une femme décide une fois pour toutes de tuer), La Sirène du Mississipi, beau film « malade » où Belmondo est faible, parfois gémissant, quand l’héroïne, magnifiquement interprétée par Catherine Deneuve, mène la ronde en mentant comme une arracheuse de dents. La beauté des couples chez Truffaut : Aznavour-Marie Dubois (Tirez sur le pianiste), Jeanne Moreau et ses deux amants : Oskar Werner et Henri Serre (Jules et Jim), Desailly-Françoise Dorléac (La Peau douce), Belmondo-Deneuve (La Sirène), Deneuve-Depardieu (Le Dernier Métro), Fanny Ardant-Depardieu (La Femme d’à côté) ou Fanny Ardant-Trintignant (Vivement dimanche !). Oui, les couples sont magiques, même s’il y a toujours quelque chose qui cloche, un grain de sable, comme dans les chansons d’amour qui se terminent tristement. On s’aime, on se quitte, on se retrouve parce que l’amour est plus fort, mais il y a toujours un moment où le déséquilibre apparaît, où la recherche de l’harmonie échoue. Et cela fait du tort. Bien sûr, les films sur l’enfance : des Mistons à L’Argent de poche, en passant par Les Quatre Cents Coups et L’Enfant sauvage, où Truffaut, dans une sorte de retour imaginaire sur sa propre enfance, tente de percer le mystère des êtres et du langage, conciliant tout à la fois son goût pour l’école buissonnière et sa croyance dans l’apprentissage du langage, seule arme qui permet de se forger un destin, sinon d’avoir sa place dans la société.

 

Dans cette œuvre voulue de manière consciente, harmonieuse, apparaît une béance, un sentiment d’inachevé, une porte ouverte sur un avenir sans illusion. Truffaut est mort trop tôt et trop jeune pour que l’on se contente de le regretter. Surtout, il y a un grand mystère dans son cinéma, quelque chose qui d’un film à l’autre revient pour faire écho, ricochet. Comme une hantise. On a beau avoir vu et revu ses films, ils prennent, en fonction du Temps ou des saisons, une couleur changeante, une tonalité nouvelle ; on se surprend à les revoir avec un autre regard, comme si le temps jouait pour eux, comme s’ils nous regardaient à un autre âge de notre propre vie.

Ainsi, L’Homme qui aimait les femmes, avec le génial Charles Denner, double idéal du cinéaste. Ce qui revient avec ce film c’est l’amour, la conquête amoureuse (et sexuelle) sous la forme d’une obsession et d’une hantise. Après dix-huit heures, Bertrand Morane ne supporte plus la compagnie des hommes. Il part à la chasse, tel un « cavaleur », avec son œil d’oiseau de nuit, l’air anxieux. Cela le met dans un état pas possible, comme si sa vie en dépendait. Ainsi fait-il remonter son obsession des femmes, « petites pommes » ou « grandes tiges », à son enfance et son adolescence, en la faisant naître d’une relation si particulière avec sa mère, totalement indifférente envers lui. Scénario hyper « truffaldien », quand on sait combien la propre mère du jeune François Truffaut était indifférente à l’égard de son fils unique. De ce manque d’amour, du manque d’intérêt d’une mère envers son fils, naîtra une vocation, celle de faire des films, ou celle d’aimer toutes les femmes. Idée fixe, obsession de réussir sa vie en ne faisant que ce que l’on aime : le cinéma. Ce schéma fictionnel très romanesque est cher à Truffaut et revient sous une forme morbide et élégiaque dans La Chambre verte, où le cinéaste lui-même, acteur, voue un culte à son épouse morte et à ses amis disparus. Il y a de manière logique un lien à la fois évident et secret, entre Bertrand Morane qui voue un culte à toutes les femmes (qu’il a eues) et Julien Davenne qui, enfermé dans la chambre mortuaire, passe la bague au doigt à son épouse disparue. Deux films qui se répondent, accompagnés par la musique sublime (post-mortem) de Maurice Jaubert. Le cinéma ou l’art de célébrer les morts, ou les vivants (comme Denner), qui ignorent encore qu’elle rode autour d’eux.

 

L’exposition, conçue à l’occasion du trentième anniversaire de la disparition du cinéaste le 21 octobre 1984, est faite à partir de ses archives déposées il y a une quinzaine d’années par sa famille, constituées de scénarios annotés, notes manuscrites, photos, affiches, correspondances, documents, bibliothèque, un ensemble cohérent qui témoigne aussi de ce que fut son goût pour l’archive. Comme si Truffaut avait construit de manière méthodique la mémoire de sa vie de cinéaste et d’écrivain de cinéma. L’exposition s’accompagne d’une rétrospective complète de ses films, de conférences, rencontres, ateliers. Bref, il s’agit d’un retour complet à François Truffaut.

 

 

 

 

Hommage à Jacques Loiseleux

Posté dans Cinéma le 22.03.2014 par serge toubiana

Nous venons d’apprendre la mort de Jacques Loiseleux, chef opérateur, qui a entre autres travaillé avec Maurice Pialat. Il a également collaboré avec d’autres cinéastes, et non des moindres : Jean-Luc Godard, Philippe Garrel, Patrick Grandperret, Philippe Faucon, Joël Santoni, Renaud Victor, Joris Ivens, Yves Boisset, Jacques Rouffio, Tony Gatlif, etc.

En 2012, Jacques Loiseleux nous avait accordé un long et magnifique entretien à propos de sa collaboration avec Pialat, alors que nous préparions à la Cinémathèque française une exposition consacrée au cinéaste (« Maurice Pialat, Peintre & Cinéaste« ). J’avais été très frappé par l’extrême intelligence et l’acuité des propos de Jacques Loiseleux, et par son intégrité artistique et morale mise à l’épreuve d’une collaboration pour le moins rugueuse avec l’auteur de Loulou et A nos amours. La rencontre entre les deux hommes s’est faite lors du tournage de Loulou en 1979. Comme souvent, les directeurs de la photographie se succèdent sur les tournages de Pialat. Jacques Loiseleux racontait comment il s’était adapté à la « méthode » du cinéaste, où aucune règle écrite ne préexiste. L’entente n’était guère facile, mais Pialat fera à nouveau appel à Loiseleux, soit pour la lumière, soit pour le cadre, pour réaliser À nos amours, puis Police, Sous le soleil de Satan et Van Gogh. Une expérience artistique et humaine en tout point fascinante.

En guise d’hommage à ce technicien et collaborateur artistique hors pair, je livre l’intégralité de ses propos recueillis en 2012.

Entretien avec Jacques Loiseleux.

Nous n’avons jamais su pourquoi nous nous entendions bien, Maurice Pialat et moi. Nous n’avons jamais su pourquoi il y eut cette histoire d’amour entre nous. Je me suis retrouvé pris dans des relations humaines, une certaine forme d’intégrité… Mais cela ne s’est pas fait d’une manière consciente, nous n’y avions pas réfléchi. Non, c’était au sujet de tout, une course à la création et à l’intelligence. Nous nous disions : « Que sommes-nous en train de faire ? Sommes-nous respectables ? Pourrons-nous ne pas rougir si nous montons les marches à Cannes ? Ne sommes-nous pas en train de nous foutre de la gueule du monde ? » Ce n’était que cela. C’est un cadeau formidable, qui nettoie la tête, quand un homme parvient à vous mettre dans cette situation de toujours vous poser la question : « Qu’est-ce qu’on fout là ce matin ? Honnêtement, avons-nous le droit de regarder les gens en face ? Avons-nous été honnêtes vis-à-vis d’eux, compte tenu de l’argent que nous dépensons ? Pour qui nous prenons-nous ? Des démiurges ? Mets-moi une lumière et mets-toi là, fais ceci, fais cela. »

On devient fou quand on fait ça. Et on se prend pour le bon Dieu. Il faut arrêter. Il m’a appris la violence de l’intégrité, qu’il faut se faire violence d’abord à soi-même. Pialat se bottait le cul tous les matins, plus que tout le monde.

Pialat m’a fait découvrir l’exigence, il m’a fait redécouvrir le cadre. Je commençais à en avoir marre de cadrer. Je cadre tellement sans problème. Lorsque je démarre un panoramique entre deux obturations, je dis au comédien qu’il ne peut pas me piéger, qu’il peut sortir par où il veut, je n’en ai rien à faire. C’est vrai car je n’ai plus aucune contraction, plus aucune retenue. Je n’ai pas de contrainte au cadre.

Un jardin pour jouer

Mais j’étais fatigué du cadre. J’avais énormément envie de faire de la lumière. Ce qui lui a plu dans ma façon de faire, c’était cette immense décontraction qui faisait que nous pouvions ne pas répéter une scène. Je vais la gober, me mettre dedans. Il suffit que je comprenne. Il a saisi cela tout de suite, en donnant des indications aux acteurs. Des indications qui n’avaient d’ailleurs rien à voir avec la scène en général. Il dessinait le contour et disait dans quel jardin nous jouions. Il donnait la limite du terrain sur lequel nous devions jouer. C’était tout. À peine les règles, et encore. Et puis « Moteur ». Et là, dans le risque absolu, tout le monde y allait. Pour moi, c’était un bonheur absolu.

Soudain, il s’est rendu compte qu’il y avait une adéquation entre cette volonté de ne pas préparer pour pouvoir profiter de l’incident, et de la présence d’esprit des acteurs – d’où sa difficulté de trouver le bon acteur, au bon moment, dans la bonne scène – et ma possibilité de lui rapporter ça sans problème. Dès qu’il a vu cela en projection, il a compris qu’il y avait quelque chose. Nous n’avions rien à nous dire. Je n’ai fait que le pomper. Lui, il était déjà arrivé à un niveau que j’admirais. Il m’a beaucoup influencé. C’est clair qu’ensuite, j’ai été sous influence. Je le recherchais d’ailleurs, car je m’épatais moi-même. C’est rare d’être content lorsque l’on va en projection des rushes et de reconnaître : « Ah j’ai fait ça, c’est bien. »

Lorsque nous nous sommes découverts, au moment du tournage de Loulou, nous étions dans une situation compliquée. J’étais le cinquième opérateur, quatre avaient été virés avant moi. Parmi eux, Pierre-William Glenn, pour des raisons d’entente, de caractère. C’est dommage parce que c’est un bon opérateur. Il n’y avait pas vraiment de raison de l’éliminer ainsi. En tous les cas, je suis arrivé dans une situation où le producteur a dit à Pialat : « Maintenant, c’est Loiseleux qui termine le film. » C’est ainsi qu’il m’a proposé le contrat en me précisant : « Voilà un contrat, tu mets ton prix mais tu lis la clause de la fin. » J’ai donc lu la fin du contrat qui stipulait : « s’engage à terminer le film quoi qu’il arrive. » Compte tenu de la réputation de Pialat, c’était un risque. Cela m’a beaucoup excité et j’ai signé tout de suite.

Sur Loulou Pialat ne m’adressait pas la parole

Pialat ne m’a pas adressé la parole durant les trois premières semaines de tournage. Puis nous sommes arrivés à cette scène du déjeuner, chez Mémère, comme on l’appelait. Nous sommes allés dans cette maison, nous avons répété durant trois ou quatre jours, je ne me souviens plus. Nous ne tournions pas. Un soir, je suis rentré chez moi et le producteur m’a appelé en me disant : « Jacques, je vais te mettre au courant de ce qui se passe. Si demain soir nous n’avons pas un rapport de tournage avec des prises à tirer au laboratoire, les banques arrêtent, tout s’arrête, on arrête le film et on rentre à la maison. » Je lui ai répondu : « Tu te fous de moi, déjà tu m’imposes sur ce film, Pialat ne me dit pas bonjour, ne m’adresse pas la parole, il me parle par l’intermédiaire de Patrick Grandperret – qui heureusement était un copain, il nous a d’ailleurs bien sauvé la vie – Fais ton boulot, viens sur le tournage et mets les choses en route. » Il a rétorqué : « Tu sais très bien que si je viens sur le tournage, ça finira à coup de cailloux sur la gueule. Nous ne ferons pas comme ça. Essaye, toi. » J’ai refusé.

Le lendemain matin, en venant au tournage, j’ai pensé qu’il y avait quand même un truc. Depuis trois jours j’emmagasinais des informations, mais là je commençais à plafonner. Je ne pouvais pas me souvenir de tout car c’était quand même un peu compliqué. De toute façon, la pellicule ne pouvait pas couvrir toute la scène que nous avions imaginée. Même avec un magasin de 300 mètres à la main. 300 mètres à la main avec un petit zoom, c’est environ 14 à 15 kg sur l’épaule, à hauteur de table, c’est-à-dire les genoux pliés pendant deux fois neuf minutes. Je ne le ferai plus aujourd’hui.

Je suis donc arrivé et j’ai signifié à Grandperret : « J’ai un problème, nous avons fait trop de répétitions et je sature un peu. Ce n’est pas profitable pour la caméra, il faut arrêter et essayer de défricher cela. Je te propose de tourner l’arrivée de Gérard avec Isabelle et les copains en voiture. Nous descendons le jardin, nous disons bonjour et nous nous mettons à table. En gros, on sert l’apéro puis on coupe. Nous saurons où sont les gens, s’ils sont assis à la bonne table, s’ils doivent changer de place, etc. »

Comment j’ai tourné la scène du repas dans Loulou

Patrick est allé proposer cela à Pialat. Et ce dernier a répondu : « Eh bien, qu’il le fasse. » J’ai réfléchi deux minutes et me suis demandé si je devais l’envoyer sur les roses afin qu’il prenne ses responsabilités. Je me suis dit que j’allais le faire, et que s’il n’était pas content, il ferait des choix. C’était une espèce de combat. J’avais vraiment envie de tourner, j’avais beaucoup d’admiration pour lui et je lui en voulais beaucoup de me faire la gueule, de ne pas me dire bonjour. Je ne voyais pas de raison personnelle. Je le comprenais un peu dans le fond, mais pas de raisons personnelles.

Donc, nous l’avons fait. Je suis parti avec un clap de début et 300 m sur l’épaule. Nous avons descendu le jardin, nous avons dit bonjour et nous nous sommes installés à table. Il y a eu l’épisode de la poule qui a été bouffée par le chien, ce n’était pas prévu. Avec Gérard (Depardieu) qui était dans une liberté totale et qui adorait ma façon de filmer. Avec Pialat, il se laissait complètement aller, d’une manière très intelligente. Avec Isabelle (Huppert) et lui, on retombait toujours sur nos pieds. Nous avons donc fait ça et, tout à coup, mon assistant me précise qu’il reste trente secondes de pellicule. Alors je décide de recharger. Ils ont donc préparé un magasin, j’ai balancé la caméra en arrière et trente secondes après, j’avais une caméra opérationnelle. J’ai changé de côté, j’ai redemandé à Isabelle de me refaire le contrechamp de la réplique du genre « T’as de beaux yeux tu sais », enfin quelque chose comme ça, je ne me souviens plus exactement du texte. Et nous sommes repartis. J’ai re-filmé, environ neuf minutes. Quand on m’a dit qu’il restait trente secondes de pellicule, clap à ma gauche, j’ai compté les secondes et quand il restait cinq secondes, clap, j’ai panoramiqué, clap, je suis tombé sur le dos, mort. C’était terminé.

Patrick Grandperret, qui a toujours le sens de l’humour, a crié : « Déjeuner ! » Je contracte un peu mais à quelques secondes près, c’était ça. Tout le monde est parti. J’étais tellement fatigué que je suis allé m’asseoir sur un banc, sur le décor du tournage. Je suis resté groggy. Patrick est passé à côté de moi et je lui ai demandé où était Maurice. Il n’était pas au tournage. Patrick m’a fait un signe de la tête, j’ai regardé à ma gauche, il y avait la table autour de laquelle nous avions tourné et au bout, il y avait une tonnelle prolongée par un garage dans lequel il y avait une petite voiture électrique avec les glaces verticales. J’ai compris qu’il était derrière la voiture électrique et qu’il avait tout vu. J’ai pensé : « Il faut y aller, il va me tuer donc, autant y aller tout de suite. »

Je me suis levé, je suis allé jusqu’au bout de la tonnelle, il m’a vu arriver, il s’est levé comme un ressort et m’a dit : « On va déjeuner. » Il n’y avait plus personne, nous avons remonté le jardin et là, je me suis avancé pour ouvrir la porte, je me suis retourné et je l’ai regardé. Je n’ai pas compris. Nous sommes remontés en plein milieu de la rue, le restaurant où nous allions était tout en haut à gauche. À droite, il y avait un tabac et lorsque nous sommes passés devant, il m’a dit : « Allons boire un whisky. » J’ai horreur du whisky, je n’ai rien dit, nous sommes entrés dans le café. Il avait l’habitude d’y aller pour acheter ses cigarettes ou téléphoner. Il a demandé le téléphone sur le comptoir et devant moi, il a appelé le producteur. Je ne saurai jamais s’il savait que ce dernier m’avait appelé et m’avait chargé de dire qu’il fallait tourner. C’était le grand mystère Pialat. Il ne m’en a pas parlé mais il a eu le producteur tout de suite au bout du fil et il lui a déclaré : « Je savais que vous étiez nul mais à ce point-là quand même ! Si vous m’aviez imposé Loiseleux depuis le début, nous serions à Cannes. » Phrase incohérente, car il n’était pas question d’aller à Cannes avec ce film. Cela signifiait simplement qu’il l’avait laissé s’enferrer dans de mauvais choix qui ne pouvaient pas aboutir, alors qu’il me connaissait déjà puisque j’avais fait un film avec cette compagnie, juste un peu avant. Un film d’Yves Boisset qui s’appelait Le juge Fayard, avec Patrick Dewaere.

Capter quelque chose en plus

C’était surtout avec Pialat que ça se passait ainsi. Sinon je ne m’engage pas à ce point-là. Dans les plans avec Maurice, il y avait une espèce de nécessité de tourner et de capter quelque chose en plus. Il était nécessaire de parvenir à mettre les comédiens dans un certain état. Quand c’est parti, je vois le film. Je suis spectateur du film. Je ne me rends pas compte que je filme. Tout ça, c’est de l’acquis, c’est le b.a.-ba. Tenir la caméra, faire le point, rien à foutre de tout ça. Ça doit marcher. On a les meilleurs autour de soi et tout ça doit marcher. Personne ne doit se planter. Il n’y a que les comédiens qui peuvent se planter. Parce qu’ils sont obligés d’entrer dans un personnage hypothétique, qu’ils peuvent diriger dans un sens ou dans un autre. C’est leur problème. Mais nous, nous n’avons pas le droit de nous planter. Donc, nous allons au bout, tout le temps. C’est enthousiasmant. Ce sont des journées épuisantes dont nous sortons complètement vidés et nous nous disons : « Là, nous n’avons trahi personne. » Si nous nous trompons, c’est parce que nous sommes mauvais mais au moins, nous avons mis tout en œuvre pour ne pas nous tromper

Pialat considérait que nous devions être capables de capter n’importe quoi. Or, en l’occurrence, cette fois-là, il y avait plusieurs ingrédients qui entraient en action. L’idée que Gérard était avec ses potes dans la cuisine, en train de vider des bières et de chahuter comme il le fait souvent. Tandis qu’Isabelle était étendue sur le lit, attendant que nous disions moteur. Ça faisait trois heures que nous devions le dire. Et nous ne le disions pas. Je devais partir d’un troisième personnage, qui lavait ses chaussettes dans un lavabo et qui venait voir la télévision en s’asseyant au pied du lit. Ça m’amenait au lit et il y avait donc un travelling de lit avec des hauteurs. J’étais braqué comme ça. Je ne quittais pas la caméra. Il y avait une espèce de défi. Pialat ne m’adressait pas encore la parole. C’était durant la première semaine de tournage, le premier jour. Il attendait peut-être que je craque. Je n’en sais rien. J’étais sur mes gardes. Pour me faire craquer, il faut vraiment en faire. Donc, c’était la guerre, une tension.

Et soudain, il a vu que je voyais en même temps que lui Isabelle qui s’était vraiment endormie. Elle avait craqué. Elle fermait les yeux et se laissait aller à somnoler un peu. Je me suis retourné vers le machiniste qui était aussi sur le coup, nous avons reculé la caméra, j’ai panoramiqué, j’ai commencé à cadrer Isabelle en entier et j’ai appuyé sur le bouton. J’ai fait le plan. À ce moment-là, Maurice a appelé Gérard, qui est arrivé. Il a compris que j’étais en train de filmer, il a enjambé le lit et il s’est mis à jouer la scène. Il n’y avait donc plus le début. On avait perdu tout ça. Nous l’avons tourné ensuite. Tout d’un coup, Isabelle endormie s’est réveillée dans le plan avec Gérard. Elle s’est réveillée dès la première réplique de ce dernier. Pour Pialat, c’était du bonheur. Nous aurions pu nous rencontrer ce jour-là. Nous ne nous sommes rencontrés qu’à la fin de l’histoire que je vous ai racontée précédemment, en buvant notre whisky. L’après-midi, il a mis en scène la petite Émilie, il s’est retourné vers moi et m’a dit : « Tu peux le faire ? »

Avec les acteurs

Cette scène de l’appartement où Isabelle s’était endormie, nous l’avons tournée au mois de novembre. Nous avions commencé à tourner à midi, et à quinze heures j’ai livré le décor éclairé, avec du soleil. Pialat est entré dans le décor et a dit à Patrick Grandperret : « Nous nous sommes trompés. C’est la lumière de la scène de demain. Ce serait mieux de tourner en nuit. » Patrick m’a demandé : « Tu peux faire nuit ? ». Pas de problème. Nous avons borgnolé les fenêtres. Je touchais le plafond avec ma main. Donc, pour éclairer une grande pièce, j’avais beaucoup de mal. J’étais obligé de cacher des miroirs au plafond, de mettre des spots verticaux qui tapaient dans des miroirs pour aller chercher des gens dans les coins. C’était une vraie galère. Il y avait assez peu de points de lumière existante, genre lampe de chevet ou des choses comme ça. J’ai donc fait nuit, nous ne voyions pas dehors. Pialat est revenu, il a regardé et a déclaré : « Non, c’était mieux tout à l’heure. » Seulement, il était dix-sept heures et nous étions en novembre. Il faisait pratiquement nuit sur la façade d’en face. Il a demandé à Grandperret : « Nous pouvons refaire la lumière de tout à l’heure ? » Patrick s’est retourné vers moi et j’ai répondu : « Il faut appeler le producteur. » Nous avons appelé le producteur et je lui ai expliqué la situation : « Il faut louer un autre groupe électrogène, le mettre de l’autre côté de la rue, louer les deux étages de l’immeuble d’en face. L’étage du haut pour envoyer douze kilowatts HMI par les fenêtres et puis l’étage au-dessus de nous pour éclairer la façade en soft. Il nous faut donc deux groupes électrogènes. » Le producteur a été d’accord.

« Propose-moi autre chose. » Nous sentions tout le temps que Pialat savait exactement ce qu’il voulait mais qu’il refusait de le dire. C’était très agaçant. J’ai vite dépassé ce cap-là, heureusement. Sinon je serais devenu fou. Il m’avait souvent déclaré, lors de conversations en aparté : « Si je te dis comment faire, tu feras ce que je te dis et si tu fais ce que je te dis, ça n’aura pas de sens. C’est toi qui dois faire les choses. Donc, il faut que j’arrive à te faire faire. C’est de la tauromachie. Il faut charger dans la muleta mais je ne te dirai pas où. J’agite le chiffon rouge, à toi de foncer ». Pour les comédiens, et pour tout le monde.

Quelquefois, il provoquait l’accident. Lorsqu’il avait compris comment nous allions faire, se doutant de comment nous allions agir, il déstabilisait complètement en enlevant un accessoire, en changeant la réplique d’un acteur, en allant lui souffler en aparté dans l’oreille : « Tu ne dis pas cette phrase-là. » Donc, l’autre attendait, ça faisait un blanc. Il était dans la jubilation la plus grande. Tout d’un coup, il y avait un truc comme dans la vie. Une recherche, un mot. C’est évident, ça raconte l’histoire. Pour la lumière, pour le cadre, pour tout c’était comme ça. Une force incroyable permanente et créative.

Quelquefois, Pialat se retournait vers moi et demandait : « On peut y aller ? » C’était une façon raccourcie de s’exprimer. En fait, je lui avais dit que cela m’intéressait beaucoup de l’entendre diriger les comédiens. J’apprenais beaucoup de choses pour le cadre et la lumière. Compte tenu qu’il ne dirigeait pas les comédiens, il avait compris également que j’extrapolais. Patrick Grandperret me disait : « Moi, j’essayais toujours de comprendre. Et toi tu semblais avoir déjà compris. » Je sais que je n’ai jamais rien compris. Je sais qu’à un certain moment, je m’accrochais à un tout petit truc dont je savais que cela le ferait jubiler, et j’avais envie de lui faire plaisir avec ça, tout en me faisant plaisir également. Savoir que j’étais capable d’aller chercher ça. C’était aussi simple que ça.

Les moments que nous sommes allés chercher, je les reconnais dans les films. Des regards de fin de tournage, de fin de plan, des trucs que nous avons découverts sur A nos amours, par exemple, avec Sandrine Bonnaire. Je laissais tourner quand il voulait couper. Quelquefois il disait « Coupez » à côté de moi, et je ne coupais pas. Ensuite, il s’est rendu compte que j’avais raison. Il se passait des choses. Sandrine ne décrochait pas. Elle n’entrait pas dans la scène et n’en sortait pas vraiment. Il n’y avait pas de coupé, comme avec Isabelle Huppert, par exemple. Cette dernière, avant « moteur », avant le clap, n’est pas là. Au clap, plouf, elle démarre. C’est formidable. C’est une tout autre façon d’être. C’est une comédienne, ce n’est pas une actrice. C’est aussi une actrice, mais c’est une comédienne. Elle joue le personnage, elle rentre dans le personnage, elle pose le personnage à côté d’elle et elle redevient Isabelle Huppert. Sandrine Bonnaire, quant à elle, a besoin d’autre chose, d’autres racines, d’être complètement dedans, de faire appel à des ressources qui viennent lentement et qui sont le personnage tel qu’elle le vit. Elle a besoin de le vivre, alors qu’Isabelle peut le jouer seulement cinq minutes et s’arrêter.

J’avais refusé d’essayer de comprendre. J’entendais par exemple Pialat parler à Isabelle et avec elle, je ne savais jamais ce qui allait se passer et ça, c’est très jouissif. Parce que tout à coup, on s’aperçoit qu’il y a une dimension créative formidable de la part d’Isabelle. Je n’avais pas compris ça. Je ne savais pas ce qu’elle allait faire, je ne pouvais pas le deviner.

Avec Sandrine, nous étions à peu près sur la même longueur d’onde. Elle semblait être en danger tout le temps, elle semblait ne pas vraiment comprendre. Elle a un instinct de bête. Sandrine est tombée dedans quand elle était petite. Elle ne le sait pas elle-même, comment ça marche. Elle intégrait un certain nombre de sentiments qui faisaient qu’elle arrivait à jouer, à aller chercher des trucs ahurissants. C’est l’une de celles qui étaient le plus dans la méthode Pialat. Elle a été fabriquée par la méthode Pialat. Elle puise dans tout ça depuis toujours.

Si je devais résumer la méthode Pialat, par rapport au cadre, ce serait quoi ? L’amour des autres, l’amour des comédiens, l’amour des personnages. C’est un acte d’amour. Le reste, c’est de la technique. À partir du moment où l’on domine totalement la technique, qu’elle n’est plus pesante, on fait des gammes. Vous pouvez me présenter n’importe quelle partition, je joue. Sans contrainte. Être à la disposition des autres, être disponible, complètement. À 100 %.

Se mettre en danger

Je me souviens d’une scène où il y avait au moins sept à huit comédiens dans le champ. À la septième ou huitième prise, il a déclaré : « Nous allons arrêter parce que vous êtes vraiment nuls. Je crois qu’il n’y a rien en tirer. C’est sûrement une mauvaise scène. C’est moi qui l’ai mal écrite ». Il faisait son grand numéro auquel il croyait peut-être plus ou moins. Donc, il disait : « Cette scène est mal écrite, elle n’est pas jouable. C’est effrayant. D’ailleurs, j’aurais dû couper. Mais on ne sait jamais ». Pendant dix à quinze minutes, les mecs debout, dans le champ qui se regardent et qui s’entendent dire qu’ils sont nuls. Il ajoutait : « Écoutez, je ne vais pas vous désespérer, nous allons le tenter une dernière fois pour avoir la conscience tranquille. Nous verrons bien, vous allez essayer d’y réfléchir un peu et nous allons la tourner. Je vous donne une dernière chance. Sinon, on la coupera. Car vraiment, ce que vous venez de faire, nous ne pouvons pas le monter. C’est impossible ». Il en remet deux ou trois couches, puis il se retourne vers moi et alors qu’il ne le disait pratiquement jamais, il lança : « Moteur ». Alors j’ai fait moteur, ça tournait, silence sur le plateau. Il y avait trois acteurs de dos et trois de face. Ceux qui étaient de dos ne voyaient pas ce qui se passait derrière, ils n’ont pas vu les autres démarrer. Et Pialat est à côté de la caméra. Pendant vingt à trente secondes, la caméra a tourné. Il a fait mine d’avoir quelque chose à dire et il n’a rien dit. Et il fait : « Bon, allez-y ». Et là, les comédiens avaient complètement perdu tout repère dans le temps et dans leurs relations. Il y en a un qui commence pendant que l’autre enchaîne. Il y a un certain moment d’incertitude. La scène se joue. Pialat rentre dans le champ sans dire « Coupez » et dit : « Bah, vous voyez, quand vous voulez ». Ça, c’est fort. Parce que là, tout le monde était au point de rupture. La trouille, l’incompréhension totale, qu’allons-nous faire ? Chacun était dé-rythmé, ne jouait plus par rapport à ce qu’il avait joué avant car il avait fait un tel trou dans la tête en parlant pendant un quart d’heure de choses négatives.

C’est un exemple de direction d’acteurs. Ça peut être assez désagréable, mais tellement productif. Parce que le cinéma, après, c’est du bronze. Quand ça passe en projection, il faut que ce soit bien, sinon ce n’est pas la peine de venir. Je me souviens de ça parce que j’ai mis quelques secondes à comprendre ce qu’il était en train de faire. Quand je l’ai vu faire, j’ai ouvert l’œil, il était à côté de moi, j’ai ouvert l’œil gauche et je me suis demandé ce qu’il allait dire. J’étais piégé comme les acteurs. En fait, il savait très bien qu’il n’avait rien à dire, qu’il devait les mettre au maximum en danger. Cela a réussi parce que la scène a été montée ensuite.

Entretien réalisé par Florence Tissot, Olivier Gonord et Frédéric Benzaquen le 24 septembre 2012.

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« Pialat, peintre et cinéaste » – Entretien avec Pierre-William Glenn, Jacques Loiseleux et Willy Kurant


Table ronde « A nos amours » – Rencontre avec Yann Dedet et Jacques Loiseleux.

Alain Resnais, sur la bouche

Posté dans Cinéma le 2.03.2014 par serge toubiana

Alain Resnais est mort hier samedi à l’âge de 91 ans. Il venait de terminer Aimer, boire et chanter, présenté tout récemment au Festival de Berlin et qui sortira en salles le 26 mars. La nouvelle est triste, très triste, même si l’on s’attendait à ce que cet homme si cultivé, si élégant, disparaisse un jour.

Alain Resnais occupait une place très particulière dans le cinéma français. Pas celle d’un sage que l’on venait consulter, ni celle d’un maître acceptant avec condescendance qu’on l’admirât. Il préférait celle d’un expérimentateur, gai et ludique, doté d’une incroyable humilité et d’une grande gentillesse. Le mot courtoisie semble taillé sur mesure pour décrire Alain Resnais. Il n’aimait pas cette position de maîtrise, préférant celle d’un metteur en scène “meneur de troupe” et prenant des risques. Son amour des acteurs et du jeu, du texte, de la littérature et du théâtre, de la bande dessinée, du jazz et de la musique classique, de la chanson, de l’opérette, de la comédie musicale, des décors et de la lumière, cet amour-là il le mettait au service de chacun de ses films, pensé et mis en place comme une expérience de l’espace et du langage. Chaque film de Resnais aura été une aventure de l’imaginaire, où la vie et la mort se mêlent, œuvre tour à tour grave et légère, grave puis légère, jamais sentencieuse.

Resnais a commencé par être monteur, vers la fin des années 40 et le début des années 50. Son compagnonnage avec Chris Marker marque la première partie de son parcours artistique et intellectuel. Avec (Les statues meurent aussi) ou sans Marker, Resnais réalise plusieurs documentaires, qui renouvellent le genre, très stylisés, parfois lyriques, d’une incroyable sobriété plastique : Van Gogh, Gauguin, Guernica, Toute la mémoire du monde, jusqu’à Nuit et brouillard réalisé en 1955 sur un texte de Jean Cayrol dit par Michel Bouquet. « Nuit et brouillard est non seulement un film de réminiscence, mais aussi un film de grande inquiétude ! Nous avons d’abord voulu, aux yeux de tous, faire connaître ou plutôt “porter à la connaissance du public“ la vérité sur les camps de concentration, qui furent une des images du délire raciste plus vivace que jamais à notre époque. » (dixit Jean Cayrol).

En regardant en arrière, on se rend compte que Resnais a toujours été synchrone (sa manière à lui de s’inquiéter de l’état du monde) avec les grands déchirements de l’Histoire. Les camps de concentration (Nuit et brouillard), la bombe atomique (Hiroshima mon amour), la guerre d’Algérie (évoquée dans Muriel ou le temps d’un retour), la guerre d’Espagne (La Guerre est finie), celle du Vietnam (Resnais participe au film collectif Loin du Vietnam, aux côtés de Marker, Lelouch, Joris Ivens, William Klein, Varda, Godard), Mai 68 (L’An O1). Et pourtant, Resnais n’était pas un cinéaste politique, au sens strict ou banal du terme. Ce qui l’intéressait ou le préoccupait, c’était de prendre en compte les soubresauts du monde et surtout, d’en capter les vibrations imaginaires. Toute l’œuvre de Resnais est traversée par une sorte d’inquiétude gaie, un plaisir d’explorer de nouveaux territoires de l’imaginaire. A ce titre, Mon Oncle d’Amérique (qui, pure coïncidence, était programmé hier après-midi à la Cinémathèque) me paraît être un film ou une matrice absolument essentiel(le), en ce sens qu’il joue et déjoue la construction narrative classique, pour en inventer d’autres fondées sur l’insertion de blocs narratifs exogènes, citations, chevauchements ou incrustations, qui feront florès, dans les années 90, dans le cinéma américain et dans les séries télévisées.

Aidé par des scénaristes, ou par des écrivains tentés par le cinéma – Marguerite Duras, Jean Cayrol, Alain Robbe-Grillet, Jacques Sternberg, Jorge Semprun, Jean Gruault, plus récemment par Alan Ayckbourn – Resnais s’est toujours amusé à pénétrer à l’intérieur de l’imaginaire des autres, non pour tout chambouler, mais pour y installer sa propre graine, une sorte de machine à penser ou machine à décortiquer, machine à explorer des territoires secrets. Resnais ou la petite souris du Professeur Laborit, dans Mon Oncle d’Amérique. L’imaginaire comme figure d’un labyrinthe à explorer, en gros plan, et qui renvoie au fonctionnement du cerveau humain, avec sa capacité d’aimer, de croire, de se souvenir et de faire mémoire. C’est une définition possible et plausible du cinéma. La sienne.

Le paradoxe veut que Resnais ait fait ses films les plus « graves » à ses débuts, et qu’il ait terminé son trajet avec des œuvres plus légères – il suffit de redire le titre de son dernier film : Aimer, boire et chanter. Comme s’il avait voulu moins peser sur nous et sur le monde. Comme s’il avait voulu tirer sa révérence, quitter le spectacle en toute légèreté. Sans trop peser. C’est la marque de son extrême élégance. Celle de son incroyable jeunesse.

On ne peut pas évoquer Alain Resnais sans parler de son amour des acteurs. C’est peut-être la chose la plus importante à dire à propos de son œuvre. Il avait une manière à lui de « distribuer » les rôles (la « distribution » n’a rien à voir avec le « casting », terme horrible qui ne veut rien dire), s’entourant des mêmes, Sabine Azéma, André Dussollier, Pierre Arditi, ouvrant film après film la porte à de nouvelles têtes : Fanny Ardant, Lambert Wilson, Isabelle Carré, Jean-Pierre Bacri, Agnès Jaoui, Anne Consigny, Denis Podalydès, j’en oublie sans doute.

Il était venu présenter Les Herbes folles et Vous n’avez encore rien vu, à la Cinémathèque, entouré de ses acteurs ou comédiens, de Jean-Louis Livi, son producteur ami et complice. Alain Resnais était un enfant de la Cinémathèque, celle de Messine, qu’il avait fréquentée dans les années 30, enfant du cinéma muet. Il avait évoqué, devant un public amical et conquis, les spectres qui hantent la Cinémathèque d’Henri Langlois. Tout son cinéma, derrière une apparente gaité ou légèreté, est hanté par des spectres, ces figures fantomatiques qui habitent Mélo, L’Amour à mort, Cœurs et la plupart de ses films. Resnais parlait sans peur de la mort, il la côtoyait, elle ne l’effrayait pas, car il savait par expérience que le cinéma filme toujours peu ou prou « la mort au travail ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Doudou » Molinaro ou l’élégance désenchantée

Posté dans Cinéma le 8.12.2013 par serge toubiana
Édouard Molinaro est mort aujourd’hui à l’âge de 85 ans. Ses amis l’appelaient “Doudou“, et c’était en effet un homme très doux. La dernière fois que je l’ai vu, c’était le 4 septembre, lors de la soirée d’ouverture de l’hommage à Michel Piccoli, à la Cinémathèque.  A moins que cela soit plus récent, lorsque nous avions programmé le film produit par Roman Polanski sur la Formule 1 : Weekend of a Champion, réalisé en 1972 par Frank Simon, avec le coureur automobile Jackie Stewart. Car Molinaro adorait le sport.

J’ai fait la connaissance d’Édouard Molinaro assez tard, et je dois dire que j’ai eu pour “Doudou“ une estime immédiate. De l’affection. L’homme était fin, humble, très facile dans le contact, amateur de littérature. Lorsqu’il a fait paraître son autobiographie, il y a quatre ans, Intérieur soir (édité chez Anne Carrière), je l’ai convié à la Cinémathèque pour présenter l’un de ses films – il en a réalisé un très grand nombre, sans compter les nombreux téléfilms – : Un témoin dans la ville tourné en 1959.

Molinaro a débuté dans le cinéma à la fin des années 50, après avoir réalisé plusieurs courts métrages. Il est contemporain de la nouvelle vague, dont il n’a partagé ni le chemin ni les principes. Ses premiers films, Le Dos au mur, Un témoin dans la ville et La Mort de Belle, adapté d’un roman de Simenon avec Jean Desailly et Alexandra Stewart, méritent d’être revus. Édouard Molinaro a tourné avec tous les acteurs du cinéma français, de Brigitte Bardot à Annie Girardot, de Mireille Darc  à Micheline Presle, en passant par Françoise Dorléac, Catherine Deneuve, Claude Jade, Emmanuelle Béart, Sandrine Kiberlain, Anémone, Caroline Cellier, et, chez les hommes, Philippe Noiret, Alain Delon, Jean-Paul Belmondo, Michel Piccoli, Lino Ventura, Jacques Brel, Louis de Funès, Jean-Claude Brialy, le duo Serrault-Tognazzi dans La Cage aux folles (1 et 2), Fabrice Luchini, Claude Rich, Claude Brasseur, Daniel Auteuil, Jean-Pierre Marielle, Jean Rochefort, Gérard Jugnot, Pierre Richard, Richard Bohringer, – j’en oublie beaucoup au passage, sans compter les nombreux seconds rôles.

Le cinéma français lui doit beaucoup. D’avoir fait un grand nombre de films populaires, dont certains avaient du style, dans un esprit artisanal. La télévision aussi lui doit beaucoup, d’avoir pu au fil des années multi-diffuser bon nombre de films de Molinaro faisant de très fortes audiences. Lui-même était lucide, à mon avis trop, sur son propre travail de cinéaste. J’ai eu plus d’une fois le sentiment qu’il ne s’estimait pas assez, comme s’il regrettait d’avoir choisi dans sa jeunesse une mauvaise voie. J’ai toujours trouvé qu’il avait tort et qu’il devait assumer davantage son travail, son œuvre de cinéaste. C’était un artisan, un bon artisan du cinéma. Un soir, chez lui, il m’avait montré les maquettes d’avion qu’il collectionnait et qu’il fabriquait de ses propres mains. Il en était fier, tel un adolescent. Un homme éternellement jeune. Édouard Molinaro savait tout faire. Dans ses mémoires il écrivait : « Travail ? Je n’ai jamais considéré le fait de raconter une histoire en images comme un travail. Mon père, sans s’en offusquer, me disait quelquefois : “Tu ne fais que ce qui te plaît !” C’est la stricte vérité. Je me rends compte que je n’ai pas vraiment travaillé. Ce fut une longue récréation de plus de soixante ans. Cela se paye parfois. Le jeu perpétuel induit une faculté chronique de ne rien prendre au sérieux. À commencer par soi-même. C’est à la fois confortable et réducteur. Un regard plus réfléchi sur ma petite personne m’aurait sans doute conduit à des choix plus exigeants. Mais ce n’était pas dans ma nature. J’ai préféré me laisser guider par le hasard et le plaisir. » Le cinéma français regrettera cet homme élégant et sympathique, à l’allure désenchantée.

René Allio, filmer Marseille…

Posté dans Cinéma le 26.11.2013 par serge toubiana
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Dimanche, visite du MuCEM, à l’occasion de la présentation de deux films de René Allio. Le bâtiment conçu par l’architecte Rudy Ricciotti est impressionnant, magnifique, élégant, bien calé dans l’espace donnant à la fois sur la mer et prolongeant le port de Marseille. On y accède par des rampes de béton gris-vert, douces et agréables au toucher. Le public très nombreux déambule dans le bâtiment, découvrant les vues donnant sur la ville et sur la mer. Réussite parfaite. Incontestablement, le MuCEM contribue déjà à donner de Marseille une vision moderne, une image ouverte sur le monde méditerranéen. C’est bien de cela qu’il s’agit, faire de Marseille une ville tournée vers le Sud.

La programmation consacrée à René Allio s’inscrit pleinement dans le projet du MuCEM d’accueillir le cinéma, dès lors qu’il touche à Marseille et à la culture du Sud. C’était l’idée de Bernard Latarjet, en charge de Marseille-Provence 2013, d’inscrire cet hommage à Allio dans le programme culturel porté par Marseille et la Région. Nous nous étions alors concertés, pour faire en sorte que l’événement ait lieu simultanément à la Cinémathèque française et à Marseille (au MuCEM et à L’Alhambra, salle d’Art et Essai historique, située à L’Estaque) ; il y avait un petit groupe réunissant Nicolas Philibert, qui fut l’assistant de René Allio et le réalisateur de Retour en Normandie, un film qui revenait sur les lieux du tournage de Moi Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère, réalisé en 1975 par Allio ; Roland Rappaport, avocat et vieil ami d’Allio, Christine Laurent, qui travailla aux côtés du cinéaste (costumes et décors), Thomas Ordonneau, qui dirige Shellac Sud, distributeur et éditeur de DVD, qui vient de sortir le Volume 1 des œuvres complètes de René Allio (avec quatre films restaurés : Les Camisards (1972), Rude journée pour la Reine (1973), Moi Pierre Rivière… (1975) et Le Matelot 512 (1984). Enfin, l’Université Paris 1 qui, grâce à Sylvie Lindeperg, Myriam Tsikounas et  Marguerite Vappereau, organisa tout récemment un colloque durant trois jours (les 14-15-15 novembre à l’Institut National d’Histoire de l’Art), autour du thème « Les Histoires de René Allio ». Ce colloque reprend d’ailleurs le titre de l’ouvrage collectif coordonné par ces mêmes personnes, paru aux Presses Universitaires de Rennes, ouvrage très ouvert et bien documenté, qui donne une bonne lecture de ce que fut le travail de René Allio, au théâtre comme au cinéma. Rétrospectives, colloque, livre, édition d’un coffret DVD, tout cela contribue à remettre le cinéma de René Allio sur le devant de la scène, à réinterroger ce que fut son inspiration, ce que furent sa méthode et ses obsessions esthétiques.

Dimanche, avec Christine Laurent et Roland Rappaport, nous présentions L’Heure exquise, réalisé en 1980, puis Le Matelot 512, tourné quatre ans plus tard. Ces deux films appartiennent à la veine marseillaise d’Allio, qui inspira aussi Retour à Marseille, Transit, ainsi que La Vieille Dame indigne, premier long métrage tourné en 1965, qui fit connaître Allio du public. La moitié des films réalisés par Allio, entre 1965 et 1989 (l’année de Transit, son dernier film), s’inspirent de Marseille, de son histoire et de son site ou de son cadre, de sa culture. L’Heure exquise me paraît être le plus réussi, car il touche à l’enfance et à l’intime, à la ville proprement dire, à ses lieux mythiques. Dans ce film qui évite avec grâce le pittoresque, Allio déploie une géographie subjective, refaisant les trajets de son enfance, traversant les quartiers aux noms mythiques : Saint-Gabriel, Belle-de-Mai, Bon-Secours, dessinant une archéologie poétique croisée avec la généalogie familiale : la famille piémontaise, du côté du grand-père paternel, et la Provence, du côté de la famille maternelle. Le film démontre avec évidence une chose absolument incontournable, c’est que Marseille est une ville incroyablement “filmable”, faite pour le cinéma, à condition de bien en connaître la topographie secrète, ses traverses et ruelles, ses impasses et ses chemins campagnards dont les vues plongent sur la Méditerranée. Allio connaît la ville comme sa poche, il y a vécu, y a grandi, y a laissé des souvenirs. Son travail de mémoire lui permet de revisiter toute l’histoire culturelle et artistique de la ville, depuis les années 20, l’opéra et l’opérette, le music-hall, le cinéma des années d’enfance, le Kursaal et l’Alhambra, ces lieux où s’est fabriqué l’imaginaire du jeune René Allio. Surtout, L’Heure exquise raconte l’histoire d’une ville faite de mélange, une association de quartiers ou d’anciens villages où vécurent des populations diverses, locales ou venues d’ailleurs, qui peu à peu ont été absorbées par la ville. L’hétérogénéité et la mixité sont à la base de Marseille, ville d’accueil où les trajets convergent vers le centre et le vieux Port. Magnifique travail du souvenir.

Le Matelot 512 se situe à l’opposé, sur le plan stylistique et narratif. C’est une pure fiction provenant du désir de René Allio d’adapter au cinéma le récit d’Émile Guinde, un vieil homme qui raconte l’histoire du Matelot 512, au début du siècle dernier. Le roman couvre une assez longue période, jusqu’à la Première Guerre mondiale, récit populaire et romanesque qu’Allio “met en image”, comme dans un livre d’images, et qui raconte les aventures de Max (Jacques Penot), son aventure amoureuse avec Mireille, la femme du commandant, interprétée par Dominique Sanda, et celle avec Colette (Laure Duthilleul) avec laquelle il a un enfant, son enrôlement dans la Légion étrangère, sa double identité. On voit bien que ce qui amuse Allio, ce sont les maquettes et les trompe l’œil, le désir de suivre (trop à la lettre) un story-board, un désir de filmer le passé, ponctué de longs voyages, les changements de décors et de costumes. L’impression dominante est que tout est convenu et figé, que les costumes sont trop neufs et rutilants, et surtout que le rêve est absent. René Allio avait réussi son Heure exquise, documentaire autobiographique, très inspiré, où l’on sent à chaque image combien cette ville et ces rues l’ont habité, et l’ont constitué comme être et comme artiste. Son Matelot 512, qui fut pour lui un échec, n’emporte pas le morceau. Et c’est dommage.

A lire : Les Histoires de René Allio, ouvrage dirigé par Sylvie Lindeperg, Myriam Tsikounas et Marguerite Vappereau, Presses Universitaires de Rennes ; 24 euros.

« Les Histoires de René Allio, Volume 1, coffret de 4 films édité par Shellac sud. Le coffret contient un livret avec des articles d’époque et des entretiens avec le réalisateur.

Rétrospective « Les Histoires de René Allio », à La Cinémathèque française, jusqu’au 1er décembre 2013, en partenariat avec Marseille Provence 2013.  

 

 

Pasolini Roma

Posté dans Cinéma le 27.10.2013 par serge toubiana

L’exposition Pasolini Roma se poursuit jusqu’au 26 janvier prochain à la Cinémathèque française. Elle fait couler beaucoup d’encre. Tant mieux. La rétrospective complète (jusqu’au 6 janvier), la journée d’études organisée lundi 28 octobre, réunissant des intervenants de grande qualité  (Stéphane Bouquet, Georges Didi-Huberman, Alain Bergala, René de Ceccatty, Hervé Joubert-Laurencin, Jordi Balló, Dacia Maraini et Roberto Chiesi, et qui se clôturera par un dialogue avec Ninetto Davoli), les lectures de textes de P.P.P., la parution du catalogue accompagnant l’exposition (chez Skira Flammarion et la Cinémathèque française), la sortie en salles de certains de ses films et leur réédition en DVD (par SNC et Carlotta), tout cela a contribué à remettre le poète et cinéaste au cœur de l’actualité culturelle.

Telle était notre intention lorsque nous avions décidé, il y a plus de deux ans, de concevoir à plusieurs ce projet, avec nos amis du CCCB à Barcelone, du Palazzo delle Esposizioni à Rome (où l’exposition s’installera le 3 mars et jusqu’au 8 juin 2014), et du Martin-Gropius-Bau à Berlin (du 11 septembre 2014 au 5 janvier 2015). Penser ensemble la place de Pasolini dans la vie culturelle et politique italienne, plus précisément son appréhension de la Ville de Rome, depuis son arrivée en 1950, pauvre et misérable avec sa mère, jusqu’à son assassinat le 2 novembre 1975, et de quelle manière sa relation si intime et si particulière avec la ville aura influencé son œuvre en profondeur. Ses rencontres, le redécoupage de la ville qu’il opère en fonction de ses désirs, de ses choix politiques et idéologiques ou de ses thèmes de prédilection.

Il n’y a pas d’exposition sans au moins deux éléments décisifs : un concept organisateur (dans ce cas précis : Pasolini et Rome), doublé d’un accès privilégié à un matériel inédit, que ce soit archives, correspondances, notes, manuscrits, œuvres plastiques (photos et peintures) pouvant être « accrochées » sur des cimaises. Tout était réuni pour que ce projet consacré à Pasolini voie le jour.

J’ai à peu près chaque jour l’occasion et surtout le plaisir de visiter l’exposition Pasolini Roma, jouant le guide pour des hôtes de passage. Lundi dernier c’était Edgar Reitz, l’auteur de Heimat qui, pendant la projection de son film en salle Henri Langlois, souhaitait découvrir l’exposition. Deux jours plus tard, c’était Taylor Hackford, réalisateur (entre autres de Ray) et président de la Director’s Guild of America, accompagné d’une délégation, qui venait la visiter. Le nombre de documents, l’organisation de l’espace, le découpages en salles, avec celle, à mes yeux la plus forte et la plus émouvante, où l’on découvre une vieille Moviola, cette table de montage qui n’a plus cours de nos jours du fait du montage numérique, sur laquelle les juges italiens avaient visionné La ricotta pour accuser P.P.P. d’acte blasphématoire envers l’église. Ce geste de convoquer le cinéma, sous la forme la plus matérielle, une grosse et lourde Moviola, pour en faire une machine de guerre judiciaire à l’encontre d’un artiste rebelle. La Moviola, machine de montage, véritable instrument d’écriture cinématographique, devenant machine d’inquisition à l’encontre du cinéma. Juste à côté, tout un mur pour montrer et décrire la série d’innombrables procès, accusations – pas moins de 33 procès subis dans le cours de sa vie – à l’encontre de P.P.P. On le voit sur des photos de presse, avec à ses côtés ses amis Laura Betti, Elsa Morante et Alberto Moravia. Se rendre au tribunal était devenu une sorte d’activité régulière, un point de passage obligé de sa vie ordinaire. Pier Paolo Pasolini, saint et martyr, aurait pu dire Sartre. Il suffit de montrer, d’exposer les documents, par exemple ce montage d’archive où l’on voit le juge qui accusait Pasolini d’acte de blasphème ne rien céder sur son intention liberticide…  Ne rien regretter, prêt à le refaire.

L’exposition Pasolini Roma nécessite du temps, car elle est dense, riche en documents. On y apprend beaucoup, et l’on en sort avec le désir de poursuivre, de revenir aux films de Pasoloni, à ses ouvrages. Je conseille de lire un livre jubilatoire, de Emanuele Trevi, Quelque chose d’écrit (publié par Actes Sud), où l’écrivain évoque ses années passées dans le Fonds Pier Paolo Pasolini, à l’époque dirigée par Laura Betti. C’est drôle et intelligent, stimulant à lire…

Les expositions ayant pour thème ou objet le cinéma se développent depuis une quinzaine d’années – on se souvient de celle consacrée à Hitchcock, au Centre Pompidou en 2001, conçue par notre ami Dominique Païni -, devenant en quelque sorte un nouveau medium où le cinéma se trouve décortiqué, désossé, démembré, recomposé, désarticulé puis réarticulé en autant d’objets ou de pièces séparés : du scénario à l’extrait de film, en passant par les photos, affiches, costumes ou appareils, et autres manuscrits ayant trait à l’histoire de la production d’un objet virtuel. Exposer pour montrer/monter les objets, quels qu’ils soient, et penser, mettre en relation, recadrer, etc. Il y a là un mouvement en profondeur dans lequel la Cinémathèque occupe une place de premier plan. Cela s’explique par le fait que le bâtiment de Frank Gehry, où nous sommes installés depuis 2005, comprenait à l’origine (rappelons qu’il a été construit pour abriter le Centre culturel américain) un espace préalablement dédié aux expositions temporaires. Mais surtout, par le fait que les collections de la Cinémathèque regorgent de trésors accumulés au fil des années par Henri Langlois, sorte de caverne d’Ali Baba d’où il nous revient d’établir une sorte d’archéologie du cinématographe. Langlois lui-même ne cachait pas son intention de faire de l’exposition le fer de lance de son projet muséographique. En réalité, nous ne faisons qu’accomplir, dans un contexte culturel bien différent, son geste inaugural.

Informations:

Lundi 28 octobre 2013, Salle Henri Langlois (Cinémathèque française) : Journée d’études « Pier Paolo Pasolini, le village et le monde ». A partir de 9h45. Jusqu’à 19h. La journée d’études se terminera à 18 heures par un dialogue avec Ninetto Davoli, animé par Alain Bergala (l’un des commissaires de l’exposition).

A 20h30 : Projection d’un programme de courts et moyens métrages : Repérage en Palestine pour L’Évangile selon saint Matthieu (1964, 52 minutes), suivi de Notes pour un film sur l’Inde (1967, 25 minutes).

A lire : Emanuele Trevi, Quelque chose d’écrit (traduit de l’italien par Marguerite Pozzoli), Actes Sud.

La rétrospective consacrée à Pasolini se poursuit à la Cinémathèque française jusqu’au 6 janvier 2014.