Le sujet de l’année

 

LA SITUATION

Qu’est-ce qu’une situation, dans un film ? C’est la relation entre les personnages qui se met en place à chaque nouvelle scène. Le film avance en passant de scène en scène, de situation en situation.
Tous les films sont faits de situations qui évoluent. Les personnages qui sont pris dans ces situations successives évoluent avec elles. Ils passent d’un état à un autre en traversant ces situations. Ils changent, parfois même se métamorphosent ou basculent à l’occasion de certains moments décisifs. (Je pense au moment où Ethan (John Wayne), à la fin de La Prisonnière du désert de John Ford, oublie sa haine raciste et meurtrière, lorsqu’il tient sa nièce dans ses bras).

Les personnages ne sont pas forcément conscients de leur propre évolution et des transformations qu’ils subissent en passant d’une situation à une autre. Ils n’en contrôlent pas tout car ils traversent des situations qui leur sont parfois imposées, inconnues ou énigmatiques. Il est des situations sur lesquelles ils agissent, d’autres où ils ne peuvent que réagir, comme dans les films où les personnages explorent ou traversent des contrées inconnues.

Les situations dépendent autant de l’espace où elles ont lieu que du scénario. Filmer une situation c’est installer des relations entre les personnages dans un espace concret et précis : le même rapport entre deux personnages, voire le même dialogue, ne produisent pas les mêmes affects s’ils sont filmés côte à côte dans une voiture, ou séparés par une volée d’escalier, ou chacun dans son décor au téléphone. S’ils sont filmés dans une voiture, mon rapport aux personnages dépend du choix que fait le cinéaste de filmer seulement l’un des deux et de laisser l’autre hors champ. Kiarostami a beaucoup utilisé cette situation qui est devenue matricielle dans ses films.

En tant que spectateur, je suis présent dans le film à travers les personnages, je les suis de situation en situation, j’évolue avec eux, je me reconnais dans leurs affects, je partage leurs émotions. Mais selon la façon dont la situation est filmée (les axes, les tailles de plans, le montage) mon identification à tel ou tel personnage varie, évolue. Dans la situation agresseur/agressé, par exemple, le cinéaste peut faire en sorte que je m’identifie plutôt à l’un ou à l’autre : dans M. le maudit de Fritz Lang, au moment où M. est traqué par la police dans l’immeuble encerclé, je peux m’identifier à un tueur d’enfants parce que c’est lui qui est en danger, et qu’il a peu de chances de s’en sortir.
Mon identification dépend aussi beaucoup du choix des acteurs et de leur jeu. Mes propres émotions de spectateur dépendent de qui incarne les affects des personnages.

Je trouve ma place dans le film en traversant avec les personnages les espaces et les situations successives qu’ils rencontrent, mais cette place se modifie sans cesse, et mon rapport aux personnages évolue lui aussi d’une scène à l’autre, selon la façon dont la situation évolue.

Alain Bergala

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